Tourner la page capitaliste ? Des alternatives fleurissent

vendredi 2 mars 2007.
 

Ce texte émane d’acteurs du secteur de l’Economie Sociale et Solidaire. Il est intéressant à ce titre même si nous ne partageons pas tous ses points de vue. (rédaction de PRS12)

L’économie sociale et solidaire représente une part non négligeable de notre économie. Fondée sur des principes éthiques, elle conteste les règles du capitalisme et met en pratique une vision solidaire. Prépare-t-elle la société de demain ? « Il n’y a pas d’alternatives économiques » entonnent les sceptiques de tous bords. Pourtant, nous côtoyons des modes d’organisation économique alternatifs tous les jours, sans que nous y prêtions nécessairement attention ! La pratique devancerait-elle la théorie ? C’est en tout cas ce que montre l’économie sociale et solidaire (ESS), à savoir les activités économiques des coopératives, des mutuelles et des associations à but non lucratif, qui connaissent un renouveau certain ces dernières années.

UNE ÉTHIQUE PARTAGÉE

S’ils sont peu homogènes, ces collectifs sont liés par des principes communs : la démocratie - une personne, une voix - dans la gestion de leur activité économique, l’objectif non lucratif de leur activité et la répartition des bénéfices sur une base collective. Ils privilégient aussi l’association de personnes plutôt que de capitaux, la coopération entre les salariés et les usagers, la prise en compte de critères sociaux et éthiques et de nouvelles formes d’échange et de solidarité. Loin d’être marginaux, ces groupements fournissent actuellement entre 7 et 10% de l’emploi salarié en France en Belgique et au Québec1 - et représentent environ 5 à 10% du produit intérieur brut français2. L’ESS est présente dans presque tous les domaines de l’économie, de la production à la consommation, en passant par le commerce et la finance. Ainsi, un journal édité par une association, une coopérative agricole qui produit et distribue des légumes, une banque coopérative, une mutuelle d’assurance de santé, ou encore un réseau de systèmes d’échanges locaux (SEL) font tous partie de l’économie sociale et solidaire. Bien sûr, le degré d’application effective des principes éthiques diffère beaucoup entre les différents collectifs. De même, l’engagement politique pour « une autre société » varie considérablement. Il n’en reste pas moins que le champ de l’ESS représente une source d’inspiration et une base empirique importante pour ceux qui veulent « entreprendre autrement », ou, au-delà, remettre en cause les règles du jeu de l’économie capitaliste, comme cela a déjà été tenté au XIXe siècle.

AUX ORIGINES DE L’ESS

Dès 1830 en Europe, sous l’inspiration de socialistes utopiques, tels que Robert Owen et Charles Fourier, et de l’anarchiste Proudhon, certains ouvriers commencent à organiser eux-mêmes leurs activités économiques de manière collective. C’est le début de l’associationnisme ouvrier qui permet aux travailleurs de contrôler directement leur production et leur consommation à partir d’organisations communes. Leur action a clairement un but politique : construire le socialisme par la pratique économique, à travers la propriété partagée, la solidarité, la coopération comme alternative à la compétition, et l’abolition du salariat. Or cette perspective va être progressivement abandonnée après la révolution de 1848 en France, qui permet à la bourgeoisie d’asseoir sa domination sur le terrain économique. Ainsi, faute de pouvoir imposer une alternative au capitalisme, les associations ouvrières vont peu à peu devoir s’insérer dans l’économie dominante, tout en redéfinissant leurs spécificités : acceptation de la monnaie tout en cherchant à en limiter la domination ; acceptation du marché tout en pondérant la concurrence par des formes de coopération, etc.

LE COMPROMIS

Après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises associatives vont même être mises fortement à contribution par l’Etat et jouer un rôle important dans la croissance dite « fordiste ». Elles vont notamment favoriser l’accès des groupes ouvriers et des paysans à la consommation à travers le crédit et les coopératives et prendre en charge partiellement les « coûts sociaux de la croissance », en s’occupant des chômeurs, des personnes malades, accidentées ou handicapées. C’est ainsi que l’économie sociale va perdre peu à peu sa visée politique radicale pour s’associer à la bonne marche de la social-démocratie en Europe. Bon nombre de coopératives et de banques populaires se laisseront entraîner dans la logique du marché et la cogestion des politiques publiques et perdront leur vocation et leurs structures démocratiques et égalitaires initiales.

UN RENOUVEAU CRITIQUE

Mais la rupture du compromis social-démocrate entre marché et Etat à partir de la fin des années soixante a favorisé la renaissance d’une perspective d’économie sociale plus engagée. Pratiquer une économie alternative redevient alors un moyen de résister aux ravages du libéralisme - en mettant à disposition des biens et services pour les « exclus » du système - tout en construisant une alternative concrète au modèle dominant. La possibilité de simultanément « résister et construire » séduit une frange de plus en plus large de militants qui a hâte d’appliquer ici et maintenant des principes démocratiques et égalitaires sans attendre un « grand soir », au demeurant plus qu’hypothétique. Depuis une quinzaine d’années, de nouveaux domaines d’activité ont ainsi été investis par l’économie solidaire, tels que le commerce équitable, les micro-crédits, la finance solidaire et les systèmes d’échange locaux, qui connaissent une croissance significative en Europe.

DE PORTO ALEGRE À MUMBAI

Plus récemment encore, un réseau centré sur la « socio-économie solidaire »3 s’est développé au sein de la mouvance altermondialiste, avec une participation non négligeable lors des deux derniers Forums sociaux mondiaux, à Porto Alegre en 2003, puis à Mumbai 2004. Si le réseau est traversé par différentes sensibilités politiques, on y voit renaître une perspective clairement post-capitaliste qui ne craint pas de s’afficher comme telle. C’est le cas d’une frange du réseau brésilien, dont fait partie l’économiste Marcos Arruda. Selon lui, l’articulation en réseau d’un nombre croissant de consommateurs, d’entreprises et de secteurs de l’économie solidaire devrait créer, à un moment donné, un point de rupture à même de déboucher sur une société post-capitaliste. Ainsi, convient-il de « mondialiser » ces pratiques pour faire face à la globalisation néolibérale de l’économie.4

UN PROJET DE SOCIÉTÉ ?

On peut voir ainsi dans cette stratégie une réactualisation du projet associationniste à l’heure de la mondialisation. Pour les partisans de cette approche, l’économie solidaire représente donc un véritable projet de société. Pour d’autres, en revanche, un tel programme n’est pas d’actualité, comme le précise Jacques Archimbaud du Réseau français d’économie alternative et solidaire (REAS) : « Il faut changer la société au niveau qu’elle tolère. Notre pratique est réformiste. Mais nous ne sommes pas dans une logique de réparation sans fin des dégâts du progrès. Nous réintroduisons de la pluralité dans l’économie. » Ainsi, ballottée depuis plus d’un siècle entre utopie révolutionnaire et réflexion pragmatique, l’économie sociale poursuit son chemin sur le terrain pratique. Elle a réussi à montrer que la question n’est pas de savoir s’il y a ou non des alternatives, mais plutôt quelles alternatives sont désirables.

UN CAS D’ÉCOLE : L’HABITAT COOPÉRATIF

Echapper au joug des propriétaires tout en évitant la propriété individuelle ? Une alternative légale existe en matière de logement : les coopératives d’habitation. Celles-ci permettent à un groupement de personnes d’être collectivement propriétaire des logements que ses membres habitent. Les coopérateurs paient des loyers qui correspondent aux coûts d’exploitation réels. A long terme, les frais de logement sont bien inférieurs à ceux pratiqués sur le marché. Au-delà de l’aspect économique, des principes éthiques sont inscrits au coeur de la plupart des habitats coopératifs : libre adhésion, démocratie, participation et non-lucrativité en sont les grands classiques.

SOUTIEN DE L’ÉTAT A GENÈVE

A Genève, les coopératives d’habitation qui intègrent ces principes ont le vent en poupe depuis la modification de la loi générale sur le logement en 2000. Proposé par les partis de l’Alternative, ce nouveau corpus législatif a permis la création de la Fondation de droit public pour la promotion du logement bon marché et de l’habitat coopératif. Celle-ci a notamment pour mission d’aider les coopératives à acquérir des bâtiments qui peuvent être mis à disposition de leurs membres. Ainsi, en vertu de la nouvelle loi, des terrains et des bâtiments appartenant à l’Etat peuvent être remis en droits de superficie à des coopératives pour y pratiquer du logement social et des prêts peuvent être faits aux coopérateurs pour l’acquisition de parts sociales. L’intérêt pour la collectivité publique ? Les loyers pratiqués à terme par les coopératives sont plus bas que ceux du marché. Ceci a une importance cruciale pour l’Etat puisque les immeubles privés qu’il subventionne, dans le but de mettre à disposition des logements à loyer modéré (HLM), retournent au régime de loyers libres après 20 ans d’habitat social. Passé ce délai, les coopératives maintiennent généralement un prix raisonnable, alors que les sociétés privées sont libres de fixer les loyers au prix du marché.

QUI PEUT SE LE PAYER ?

Mais l’habitat coopératif est-il accessible à tous financièrement ? La réponse varie beaucoup au cas par cas. Les entreprises de taille importante et anciennes sont généralement en mesure de mettre à disposition des appartements sans demander une participation financière importante à leurs membres. La Société coopérative d’habitation Genève (SCHG) par exemple, fondée en 1919 et comptant environ 2000 sociétaires, demande à ses adhérents 4500 francs de parts sociales pour un logement de quatre pièces. Les tarifs sont souvent plus élevés pour les entreprises plus récentes. La jeune coopérative de l’habitat associatif (CODHA), ne disposant encore que de peu de fonds propres demande pour un appartement neuf de même taille la somme de 18000 francs. Bien sûr, les prestations et la qualité des logements peuvent varier considérablement. La participation des sociétaires à la conception du logement est généralement beaucoup plus importante dans des coopératives de petite taille.

UN HABITAT ÉCOLOGIQUE ?

Elément nouveau, l’écologie semble être de plus en plus intégrée aux principes défendus par les coopératives. Selon Eric Rossiaud de la CODHA, l’habitat coopératif s’y prête avantageusement : « Qui va investir dans des panneaux solaires, des chaudières au bois et une meilleure isolation ? Malheureusement pas les entreprises privées qui cherchent à minimiser l’investissement et ne se préoccupent généralement pas des charges que devront payer les locataire. Les coopérateurs, eux, préfèrent investir en amont pour payer moins de frais fixes à l’avenir ! »

CHRISTOPHE KOESSLER

Note :

1Chiffres donnés par le Conseil des entreprises et groupements de l’économie sociale (CEGES) en France et reprise par le groupe d’économie sociale et solidaire SOS (www.groupe-sos.org), et par l’association APRES, de Genève. 2Chiffres donnés par le CEGES et repris par le groupe d’économie sociale et solidaire SOS. 3Voir par exemple le site : www.socioeco.org 4Voir M. Arruda, « Economie solidaire, fondement d’une globalisation humanisante », contribution du PACS au Forum social mondial 2002, ou « Economia solidaria y el renacimiento de una sociedad humana matrística » sur le site internet : www.alainet.org


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