Reportage dans les républiques "populaires" de Donetsk et Lougansk

dimanche 5 octobre 2014.
Source : Mediapart
 

La scène semble sortie d’une autre époque. Elle se passe sur un petit marché à la sortie de Krasnyi Loutch. Toutes les échoppes sont fermées et le vent balaie des détritus. Une centaine de personnes, principalement des femmes âgées, entourent un homme en treillis, fièrement coiffé du bonnet des cosaques de Lougansk.

« Quand toucherons-nous nos retraites ?

— Le paiement commencera le 1er octobre, assure l’émissaire de la « République populaire de Lougansk » (LNR), cette enclave séparatiste tout à l’est du pays et zone frontière avec la Russie.

— Mais comment seront-elles payées, il n’y a plus de banques, lui répond une femme enveloppée dans un châle en tricot. Je n’ai pas touché un sou depuis le mois de mai, et nous ne recevons même pas d’aide humanitaire… »

Krasnyi Loutch est une ville industrielle située au cœur du territoire contrôlé par les séparatistes pro-russes. Elle comptait 120 000 habitants à la chute de l’URSS, et encore 80 000 au printemps dernier, à la veille du conflit. Elle paraît désormais presque abandonnée. Seuls sont restés les plus pauvres, ceux qui n’ont pas où aller. Une femme se lamente de ne pas avoir les 50 gryvnias (3 euros) qui lui permettraient d’aller rejoindre sa fille, à Lougansk, dont elle n’a pas de nouvelles depuis des semaines.

Le 11 mai, les habitants de Krasnyi Loutch ont massivement pris part au référendum de sécession. Mais désormais, la survie l’emporte sur les considérations politiques. Alors que les combats se sont éloignés, malgré les violations quotidiennes du cessez-le-feu accepté le 5 septembre, les autorités séparatistes de Lougansk et de Donetsk doivent répondre aux besoins urgents de la population et tenter de faire revenir un minimum de normalité dans les territoires qu’elles contrôlent. Elles annoncent même vouloir organiser des élections le 3 novembre.

Une barre d’immeuble solitaire se dresse à la sortie de Novosvetlovka, surplombant la carcasse d’une école détruite par les combats de l’été. Le regard porte loin sur la steppe aride. Une ombre se glisse enfin dans ce paysage vide de toute présence humaine. Daniel, un gamin de 11 ans, est de corvée d’eau : il remplit un bidon et se glisse parmi les ruines jusqu’aux garages situés à l’arrière de l’immeuble. C’est là qu’une quinzaine de naufragés de la guerre tentent de survivre. Des femmes épluchent des pommes de terre. Des chatons, nés durant l’été, se frottent aux jambes et mendient des caresses.

Novosvetlovka était une bourgade résidentielle de 4 000 âmes, sur la route reliant Lougansk et Krasnodon, à l’extrême est de l’Ukraine. Depuis le printemps, la petite ville était tenue par les séparatistes de la « République populaire de Lougansk ». L’armée ukrainienne pour sa part avait conservé, jusqu’à l’offensive russe de la fin août, plusieurs positions dans les environs, notamment l’aéroport de Lougansk, caché derrière les collines. Le 13 août, les hommes du bataillon Aïdar, des miliciens pro-Kiev (lire notre précédent reportage [1]), ont investi Novosvetlovka, tirant à vue sur les bâtiments et terrorisant la population.

Champ de ruines

« Nous avons vécu deux semaines dans cette cave, explique Viktoria Ivanovna, la mère de Daniel, en montrant l’escalier qui conduit au réduit. Sans eau, sans électricité, sans oser mettre la tête dehors. Nous n’avons pas vu un morceau de pain en quinze jours. » Durant la période « d’occupation » des miliciens ukrainiens, la bourgade a été pilonnée sans relâche par l’artillerie des séparatistes pro-russes, qui ont fini par chasser le bataillon Aïdar le 28 août.

Il est impossible de faire la part entre les destructions imputables aux soldats ukrainiens et celles qui relèvent des tirs d’artillerie pro-russes, mais l’agglomération n’est plus qu’un champ de ruines. Viktoria Ivanovna et son fils montrent leur appartement, au quatrième étage, totalement ravagé par un obus. Ils dorment chez des voisins, et tous les repas se prennent en commun, dans les anciens garages. Il y a quelques jours, le petit groupe de survivants a touché quelques kilos d’aide humanitaire, mais ils n’ont toujours ni eau, ni électricité. Quelques commerces ont rouvert dans le centre de Novosvetlovka, situé à un bon kilomètre, mais plus personne n’a d’argent. Salaires et retraites n’ont pas été payés depuis le mois de mai. Il n’y a plus de réseau bancaire ni d’agence postale à Novosvetlovka.

Le centre de la bourgade est tout aussi touché. Certains habitants tentent de déblayer leurs maisons, empilant des tas de briques encore réutilisables. La Maison de la culture n’est plus qu’une carcasse éventrée, l’hôpital a été labouré par les obus. Daniel fait visiter son école. Dans son ancienne salle de classe, parmi les gravats, il retrouve la maquette d’un squelette de dinosaure et prend la pose devant le tableau noir, qui porte toujours la date du dernier cours, le 28 juin.

En théorie, la rentrée des classes a eu lieu le 1er septembre dans la « République populaire de Lougansk », contrairement à sa voisine de Donetsk, qui attend le 1er octobre, mais pour Daniel, il n’est pas encore question de reprendre les cours.

Viktoria Ivanovna, la mère de Daniel, était avant la guerre institutrice à l’école maternelle, dont toute une aile, désormais éventrée, venait d’être reconstruite grâce à la donation d’une ONG allemande. Une odeur pestilentielle flotte sur l’aire de jeu située à l’arrière du bâtiment. Les combattants de la Garde nationale ukrainienne, à laquelle est rattaché le bataillon Aïdar, s’étaient retranchés dans l’école. Ils ont enterré leurs morts dans la cave d’une annexe technique, recouvrant les corps d’une mince pellicule de terre.

Viktoria Ivanovna ne veut pas parler de politique. En femme pratique, elle rêve déjà aux subventions internationales qui permettraient de reconstruire l’école. Pourtant, elle exclut tout retour en arrière, sous l’autorité de l’Ukraine. Une voisine, Svetlana Nikolaïevitch, est plus remontée : « Ici, nous avions tous voté pour Viktor Ianoukovitch, parce qu’il était originaire du Donbass, mais il n’a rien fait pour nous, il nous a trahis. Et nous ne pouvons pas faire confiance au gouvernement de Kiev, qui bombarde ses propres citoyens. C’est une guerre entre oligarques, sur le dos du peuple. Mais comment tout cela finira-t-il ? »

L’évocation des négociations de Minsk, qui ont débouché sur un précaire cessez-le-feu, n’attire que des moues dubitatives. Les survivants n’ont pas la radio et ne connaissent pas les dernières nouvelles. « De toute manière, lâche Viktoria Ivanovna, nous ne faisons plus confiance à personne. » Alors que l’hiver approche, on aurait promis aux survivants de Novosvetlovka un relogement provisoire dans un hôtel de Lougansk, mais les autorités séparatistes ne semblent pas avoir quoi que ce soit de concret à proposer.

« Au minimum l’indépendance »

Vassili Nikitine confirme pourtant les assurances du cosaque de Kransyi Loutch sur le paiement imminent des retraites. Vassili Nikitine n’est pas n’importe qui : le voici vice-premier ministre en charge des affaires sociales de la « République populaire de Lougansk ». Autrefois, avant la guerre, il donnait des conférences d’économie rurale. L’homme reçoit dans un bureau de l’ancienne administration régionale, qui abrite désormais l’essentiel des services de la république : le gouvernement, le centre de presse de « l’armée du sud-est », la rédaction de XXIe siècle, le journal de guerre de Lougansk, imprimé sur une vieille ronéo.

L’immeuble, investi par les pro-russes dès le 9 mars, a reçu quelques projectiles, qui ont fait voler en éclats les vitres de la façade. Les accès sont barricadés par des sacs de sable. Sur quelques portes, des panneaux précisent : « Il est interdit d’entrer avec une arme dans le bureau du ministre. » L’ambiance, toutefois, est bon enfant. Des gars en treillis traînent la savate et croisent des secrétaires de ministres qui croquent des pommes dans les couloirs ou descendent fumer une cigarette avec les plantons de service. À côté, une chapelle ardente a été érigée à la mémoire des combattants tués.

Les conversations entre civils et militaires portent essentiellement sur la grande question : l’Internet gratuit installé au premier étage marche-t-il encore ? Durant tout l’été, la ville de Lougansk, assiégée, a été privée d’électricité et de téléphone. Depuis le 5 septembre, ces services reviennent peu à peu, et les adolescents de la ville errent aussi dans le parc qui jouxte l’administration, à la recherche des endroits où leurs smartphones pourront accrocher un réseau.

« Le paiement des pensions de retraite commencera dès lundi », martèle Vassili Nikitine, qui reçoit en jeans et en baskets. « Nous recensons les ayants droit et les paiements seront effectués dans les bureaux de poste.

— D’où viendra l’argent ?

— Sûrement pas de Kiev !

— De Moscou, alors ?

— Nous avons notre propre budget », assure le vice-premier ministre, qui ne veut pas en dire plus. L’homme n’a guère envie de commenter les négociations de Minsk. « Nos positions sont connues », explique-t-il. « Nous voulons au minimum l’indépendance. » Au minimum, mais au maximum ? Le ministre réfléchit un moment : « Être reconnus internationalement. »

La « République de Lougansk » s’efforce de remettre en place un semblant d’administration. Elle dispose désormais de deux vice-premiers ministres et de six ministres, mais elle fait encore figure de parente pauvre à côté de sa voisine de Donetsk, beaucoup mieux organisée. D’ailleurs, celle-ci a déjà été reconnue par l’Ossétie du Sud, confetti sécessionniste arraché à la Géorgie en 2008 et reconnu par la Russie, le Nicaragua, le Venezuela et l’île Nauru.

Une étrange paix prévaut à Donetsk depuis la conclusion du cessez-le-feu du 5 septembre. L’artillerie séparatiste continue de pilonner l’aéroport international de la ville, seule position toujours tenue par l’armée ukrainienne. Chaque nuit ou presque, des roquettes tombent également dans certains quartiers de la ville, tirées on ne sait trop par qui. Samedi 20 septembre, elles ont touché un dépôt d’armes. Les larges avenues de cette métropole régionale d’un million d’habitants sont désertes. Presque tous les commerces sont fermés. Pourtant, pas une feuille morte ne traîne, pas un brin d’herbe ne dépasse dans les squares et les jardins. Imperturbables, les brigades de balayeurs et de jardiniers municipaux poursuivent leur travail.

Le gouvernement de la « République populaire de Donetsk » (DNR) a investi les fastueux bâtiments de la ville, héritage de l’époque soviétique. Le ministère de l’agriculture siège au tribunal de commerce, dont la façade néo-classique est ornée d’une massive colonnade. Ce matin, tous les directeurs des grandes fermes, issues de la privatisation des anciens kolkhozes, sont convoqués pour une première rencontre avec le ministre de l’agriculture nouvellement nommé.

Alexei Krasilnikov, à l’allure de play-boy soviétique des années 1980, explique les priorités stratégiques. L’objectif est l’autosuffisance alimentaire, et tant pis pour la récolte de tournesols de cette année, qui sera perdue, faute de capacités locales à en extraire de l’huile. Les directeurs boivent les paroles du ministre avant d’oser poser des questions.

« Devons-nous honorer les prêts que nous avons contractés auprès de banques ukrainiennes ? demande un homme à la silhouette massive.

— Surtout pas ! rétorque l’assistant du ministre, il ne faut plus travailler pour Kiev, mais pour nous.

— Et quand les soldats des check-points nous empêchent d’accéder aux terres ?

— Appelez-moi », répond le ministre, qui donne aussitôt son numéro de portable. « C’est extraordinaire, non, un ministre qui donne son numéro de téléphone ? » commente-t-il lui-même.

Pour les questions plus compliquées, Alexei Krasilnikov a une autre réponse : « Nous formerons une commission. » Pour l’instant, les transactions commerciales sont pratiquement impossibles, car il n’y a plus de système bancaire, mais les autorités promettent un prompt retour à la normalité. Les directeurs n’ont plus qu’à s’en retourner chez eux, en louvoyant entre les lignes de front et les check-points, sans guère avoir obtenu de réponses sur les possibilités de payer les salaires de leurs employés ni de vendre les récoltes qui pourront être faites et qui risquent de s’entasser dans les silos.

Militant ultranationaliste russe

Le ministre des transports a établi ses quartiers dans l’immense bâtiment de la direction régionale des chemins de fer. Les moulures de son bureau encadrent des scènes élégiaques peintes à l’huile. Dans le hall et les immenses couloirs déserts, des panneaux d’exposition évoquent l’héroïsme des cheminots soviétiques durant la dernière guerre mondiale…

Semion Kouzmenko est un jeune d’homme d’à peine trente ans mais au front déjà menacé par la calvitie, qui se présente comme juriste et assure avoir une « grande expérience » du secteur des transports. Il explique avoir fait partie du petit groupe de premiers militants qui, dès l’automne, a commencé à préparer la sécession du Donbass, alors que le Maidan de Kiev se battait pour obtenir la démission du président Ianoukovitch. Le ministre jure n’avoir jamais été membre d’aucun parti, tout en rajustant le pistolet qu’il porte à la ceinture avant de prendre la pose derrière son bureau.

En réalité, le jeune homme est un militant connu du Mouvement de libération nationale (Национально-освободительное движение), une organisation ultranationaliste créée après la chute de l’Urss et qui se donne pour objectif de restaurer la grandeur et la souveraineté de la Russie tout en pourchassant la « cinquième colonne », c’est-à-dire les traîtres de toute espèce. Ce mouvement, violemment homophobe, joue un rôle important dans la nébuleuse de l’extrême droite russe.

Semion Kouzmenko détaille une carte nouvellement produite des lignes déjà fonctionnelles ou encore bloquées par les destructions et les combats. Selon lui, 40 % des infrastructures des zones « libérées » seraient déjà opérationnelles. « Les cheminots sont habitués à travailler comme des militaires, même au plus fort des combats, ils veillaient au matériel. » Le ministre assure, sans produire de preuves, que les 57 000 employés du réseau régional des chemins de fer touchent « leurs salaires et même leurs primes », versés par les autorités séparatistes, « y compris deux qui vivent dans les zones contrôlées par les forces ukrainiennes ».

Pourtant, il est toujours impossible de prendre le train à Donetsk. Il faut se rendre à Konstantinovka, à plusieurs heures de route, pour trouver une liaison permettant de rejoindre le réseau ukrainien. « Nous travaillons à remettre au plus vite en état tout le réseau, mais Kiev ne veut pas collaborer. Il nous faut reprendre au plus vite le contrôle du nœud ferroviaire de Debaltsevo, mais si les Ukrainiens ne veulent rien entendre, tant pis pour eux, ils n’auront pas de charbon cet hiver. »

Pour l’instant, aucune mine n’est en activité dans le Donbass, seules les équipes de sécurité descendent dans les puits, pour éviter que les galeries ne soient noyées ou ne s’effondrent. Le ministre reste pourtant très optimiste sur le potentiel économique de la région. « L’Ukraine ne peut pas se passer de nous, de nos mines, de nos usines. La République populaire de Donetsk n’a rien de commun avec un petit territoire rural et enclavé comme celui de la Transnistrie »… Le ministre admet toutefois deux problèmes : la paralysie du système bancaire et le statut du port de Marioupol, sur la mer d’Azov, vital pour l’économie du Donbass, et toujours contrôlé par Kiev, alors que l’accord de cessez-le-feu prévoit un gel des lignes de front.

Les ministres répètent à l’unisson qu’un État ne se construit pas en un jour, tout en assurant que « jamais l’Ukraine ne reviendra ici ». En attendant, les rumeurs vont bon train. Le directeur d’une ferme pose à son ministre de tutelle la question que tous ses collègues ont sur la langue : va-t-on renationaliser les exploitations agricoles ? La réponse est évasive, mais le ministre assure que « ceux qui ne collaboreront pas avec les nouvelles autorités auront des problèmes ». Et il martèle le slogan du jour : « La République populaire de Donetsk sera un État social, au service du peuple. » À voir.

28 SEPTEMBRE 2014 | PAR JEAN-ARNAULT DÉRENS


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