Chez Luther, la communauté est ce à travers quoi l’homme peut gagner son salut

samedi 23 août 2014.
 

Préface au livre d’Alexis Philonenko, Introduction à la lecture de Luther. Éloge de l’essence du protestantisme

Qui connaît un tant soit peu l’oeuvre d’Alexis Philonenko ne s’étonnera guère de la parution, aujourd’hui, d’un Luther. De Platon à Jankélévitch, en passant par Louis XVI, Kant ou bien encore les grandes figures du meurtre[1], ce savant n’a eu de cesse de travailler à l’élaboration d’une histoire philosophique de l’Europe. Comment, dès lors, aurait-il pu ne pas revenir à la pensée de Luther, à son idée de la société et à ses démêlés avec l’Église catholique romaine ? Jean Jaurès lui-même ne s’y est pas trompé, qui consacra à Luther le premier chapitre des Origines du socialisme allemand[2], sa thèse complémentaire latine, avant de montrer, toujours dans le même ouvrage, non seulement en quoi Kant, Fichte et Marx sont les forgerons du socialisme, mais en quoi ils le doivent à leur attachement à la métaphysique luthérienne.

Comme le lecteur pourra en juger par lui-même, loin s’en faut qu’Alexis Philonenko fonde son analyse sur l’idée française du socialisme allemand. Il est pourtant tout à fait notable que ses conclusions n’invalident aucunement, nous y reviendrons, les thèses de Jaurès, Buisson ou encore Quinet, et qu’en bien des points le Luther qu’il nous présente corrobore une thèse originale, laquelle fonde la singularité de la philosophie républicaine en France et vaudra à ses représentants d’être parfois considérés avec dédain par les socialistes matérialistes.

Pour préciser à quoi tient l’originalité de cette thèse, nous évoquerons ici deux textes dont les analyses d’Alexis Philonenko, pourtant centrées sur la pensée de Luther, attestent l’intérêt. Le premier d’entre eux fut publié en 1859 par Edgar Quinet. Il s’agit de La révolution religieuse au XIX° siècle[3]. Dans le chapitre XIII, après avoir souligné l’impossibilité de réconcilier l’Église et la Révolution, Quinet affirme, d’une part que toutes les religions ne se valent pas, et d’autre part que si la Révolution n’avait pas confondu tous les cultes, elle serait sans doute parvenue, en s’appuyant sur le levier du protestantisme, à montrer que l’Église catholique romaine est bien l’ennemie de la civilisation moderne. Quinet n’est au reste, ici, guère éloigné de Pierre Leroux qui, en 1848 déjà, dans Le christianisme et ses origines démocratiques[4], soulignait que l’histoire du catholicisme pouvait être envisagée comme l’histoire même de la dénaturation de l’essence démocratique du christianisme originel.

Par où l’on voit que le socialisme républicain ne rejette en aucun cas le christianisme mais sa contrefaçon catholique. Jean Jaurès, dans un texte inédit écrit en 1891[5] mais pourtant accessible en librairie depuis plus de cinquante ans(!) et cependant le plus souvent ignoré, expliquera fort clairement les raisons pour lesquelles les militants socialistes se tournent plus volontiers vers le matérialisme. “Comme la religion n’a été pour le peuple qu’une consigne, comme il n’a pensé et cru que selon la formule despotique des Églises et les calculs astucieux des puissants, le premier usage que fait le peuple de sa raison, c’est la négation de la religion elle-même, de toute religion”[6]. Or, si le christianisme est une théorie de la justice et de la communauté, alors Luther a non seulement défini le christianisme vrai mais, comme le montre Alexis Philonenko, élaboré une idéal de société qui, en scellant liberté et communauté, définit le socialisme comme praxéologie de cet entrelacs.

Parce qu’il reste à dégager les spécificités de la pensée de Luther, il convient d’abord d’évoquer le scandale des Indulgences qui, souligne notre auteur, virent “le clergé vendre des terrains au Paradis” et cela contre l’argent sonnant et trébuchant. Or, comment un chrétien pourrait-il croire qu’on a la capacité et qu’on a le droit de faire commerce des âmes, d’acheter son salut ? Et comment un tel commerce ne ferait-il pas l’avantage des puissants et des possédants ? Qu’on ne s’y trompe donc pas. L’argent aliène l’homme et déshumanise le monde, introduisant par le commerce une inégalité touchant les conditions d’accès au salut. Là n’est pas, on s’en doute, la seule raison pour laquelle Luther pourra être considéré comme l’origine profonde, religieuse et métaphysique du socialisme.

Ici encore, Alexis Philonenko est très clair. Bien avant Fichte, Luther considère que la communauté est ce qui scelle la destination de l’homme, autrement dit qu’on ne peut être libre qu’avec autrui. Mais il est tout autant convaincu que sans la liberté la communauté serait “une eau morte et nauséabonde”. Vivre ensemble sans que les uns soient dominés ou aliénés par les autres, être libre jusque dans la communication que j’entretiens avec autrui au sein de la communauté, n’est-ce pas tout simplement faire société ? Mais qui ne voit alors que cette dernière exclut forcément la concupiscence et qu’il n’y a de société authentique que là où la seule monnaie qui vaille est celle de la charité ? Car enfin, comment pourrais-je accéder à la liberté sinon en m’élevant, par la charité précisément, au-dessus de moi ? Et comment ne pas voir, in fine, que c’est bien à la seule condition de me libérer de moi-même que je peux vraiment faire société avec autrui ?

De là, bien sûr, l’acuité du problème politique. Car Luther ne croit guère en la bonté naturelle des hommes. C’est donc une révolution intérieure, possible seulement au prix d’une lutte sans merci, qui pourra venir à bout de la pâte grise et froide dont est pétri “l’animal qui a besoin d’un maître”. On connaît l’influence ici de Luther sur Kant, et l’on renverra le lecteur, sur ce point, à la lumineuse étude publiée par Alexis Philonenko en 1986[7]. Le mal radical, comme le soulignait déjà saint Agustin, possède un premier visage, celui du versus in amorem sui, de la courbure qui tord l’homme vers lui-même et ainsi l’abaisse. Or, Alexis Philonenko montre aujourd’hui que le mal n’est pas tant dans le crime que dans le mensonge. Bien sûr, il est scandaleux de proposer aux hommes un pacte leur garantissant, en payant, de voir leurs châtiments allégés. Mais ce qui constitue une insulte à Dieu, et comme une “fraude métaphysique”, c’est une promesse fantaisiste, irréelle, prétendant retirer à Dieu sa “magistrature suprême”. Par ce mensonge, l’Église a révélé, selon Luther, son caractère démoniaque et le Pape Léon X peut, dès lors, être considéré comme Satan lui-même.

Cela dit, et si le mensonge constitue bien un crime, il ne définit pas à lui seul le mal dont les Indulgences consituent, chez Luther, l’expérience originaire. Le mal a en effet un autre visage, celui de l’égoïsme. Mal radical, dit-on communément. Et l’on n’a pas tort tant il est vrai que s’il existait un mal diabolique, celui-ci serait plutôt le mal pour le mal tandis que le mensonge n’est que l’expression maligne, selon Alexis Philonenko, de la volonté de porter atteinte à la liberté d’autrui. Il n’en demeure pas moins que si l’égoïsme est la pente qui tord l’homme sur lui-même, la figure du Christ est alors son image inversée. Portant la Croix de la faute adamique, Jésus, en se perdant pour sauver les hommes, ne pouvait donc en aucun cas être toléré par l’homme de l’égoïsme, incapable d’amour.

Si l’égoïsme définit le mal, il permet aussi de comprendre pourquoi, chez Luther, la communauté est ce à travers quoi seul l’homme peut gagner son salut. Parce que l’offense faite à autrui me sépare de lui, la communauté n’est possible que si autrui pardonne ceux qui l’offensent. Le pardon est donc le mouvement même de l’auto-constitution de la communauté, l’acte d’amour qui fonde la société et la possibilité d’un Reich entendu comme “totalité humaine en mouvement”. Cette analyse conduit Alexis Philonenko à souligner que la communauté que le pardon rend possible est, selon Luther, nationale et linguisitique. De sorte que si l’égoïsme ne peut être renversé que dans et par la communauté du Reich, c’est le socialisme, et pour le dire simplement, un socialisme national qui trouve ici son acte de naissance ! Il s’en faut, toutefois, qu’Alexis Philonenko cède ici à la tentation (peu glorieuse) de faire porter le chapeau du III° Reich au Moine de Wittenberg. Son propos est tout autre puisqu’il s’agit de souligner l’importance cruciale de la Gemeinschaft (communauté) dans l’étude des conditions de la liberté et de la justice sans lesquelles ne peut advenir une authentique société. Si la question du socialisme est ici soulevée, c’est donc uniquement en vertu de l’idée luthérienne de la societas.

Or, l’horizon de la morale chrétienne n’est autre que celui d’une société que seuls le partage, la solidarité et la communication rendent possible. Comme le souligne Fichte, la société est ce dans quoi seul l’homme peut advenir à l’humanité, le “faire homme parmi les hommes”. En cela, la vertu de l’amour fraternel, l’agape, trouve son sens le plus fort. Elle est non seulement le don, la générosité pétrie d’humilité, cette vertu de l’homme de la terre (humus) qui ne se croit pas déjà au ciel, mais l’exercice même de la vie sociale lorsqu’en sa réciprocité elle fonde la communication en rendant possible le don qui n’attend pas de retour et qui, à l’inverse de Satan qui reprend ce qu’il donne, s’oppose aussi par-là au commerce. De sorte que l’idée luthérienne de la société, on l’aura compris en lisant Alexis Philonenko, exclut par avance la société de la main invisible d’Adam Smith. Car c’est bien une société sans société et qui fait illusion en prétendant que l’accord des égoïsmes concupiscents suffit à les abolir, que celle dans laquelle on donne pour recevoir ou pour reprendre. La société de marché n’existe donc pas, et ne peut exister selon Luther. Or, n’est-ce pas ce marché de dupes, ce simulacre, que Marx en Allemagne et Jaurès en France, n’auront de cesse de dénoncer ?

Marx d’abord, qui dans ses Manuscrits de 1844 affirme que l’argent déshumanise le monde et fait obstacle à la société en rendant impossible la communauté. C’est d’ailleurs pour cela que, très sérieusement, il imagine un monde nouveau dans lequel les échanges seraient bien monétaires mais la monnaie d’un type inouï, qui exclut l’argent : l’amour.

Jaurès ensuite, convaincu que c’est bien une société sans société[8] qui définit les termes même du défi que le socialisme républicain a, de par les sources chrétiennes de l’Europe, pour vocation de relever. Par où l’on voit l’intérêt majeur de l’essai présenté ici par Alexis Philonenko. Car si une lecture rapide de Marx ou encore Feuerbach peut laisser penser que le socialisme est une doctrine en tous points hostile à la religion et à l’esprit du christianisme, force est de reconnaître la nécessité de reconsidérer, du point de vue même de l’histoire politique de l’Europe, et en particulier des doctrines socialistes, la question religieuse.

Les analyses développées par Alexis Philonenko, qui touchent autant à l’essence du protestantisme qu’au contexte historique de son émergence, en mettant en évidence ce que la liberté doit à la communauté, ou encore l’opposition irréductible de la société et du marché, permettent en effet de comprendre deux choses. La première, que l’histoire politique du “vieux continent” est déterminée par des représentations métaphysiques et religieuses. La deuxième, que le socialisme, pour ainsi dire, schématise des catégories qui sont spécifiquement chrétiennes. De sorte que, en s’accordant avec les études menées par les théoriciens français du socialisme républicain[9], cette Introduction à Luther, par sa clarté profonde, rend aussi possible la levée d’un malentendu tenace.

Il est en effet communément admis que si les socialistes allemands sont matérialistes et si leur matérialisme est dialectique, ou historique, le socialisme français serait par trop idéaliste et spiritualiste. Or, ne convient-il pas de reconnaître, à la lecture de Marx ou Feurbach d’un côté, et de Jaurès ou Quinet de l’autre, que les socialistes français mettent de la distinction dans l’étude de la religion quand les matérialistes allemands, en enveloppant la religion dans la catégorie de l’aliénation, jettent de la confusion ? La religion, affirment ces derniers, est l’opium du peuple. Mais de quelle religion historique veut-on parler ? Cette dernière question est chez Marx proprement invalidée par le préjugé réductionniste selon lequel les errances des Églises assoiffées de vanités matérielles et complices du despotisme autoritariste rendent exhaustivement compte du phénomène religieux. Il en va tout autrement chez Jaurès (comme chez Quinet, on l’a vu, ou encore Buisson[10]) qui, cherchant à comprendre quelles sont les raisons “qui invitent les militants socialistes au matérialisme”[11], et accordant une attention scrupuleuse aux “mouvements des choses”, aux “mouvements des faits”[12], se montre en définitive bien plus “dialectique” et, en ce sens précis, plus “matérialiste” que Marx lui-même ! C’est parce que les Églises historiques, affirme-t-il dans un passage déjà cité plus haut, se sont abîmées dans “d’odieuses mystifications”[13] en servant “les calculs astucieux des puissants”[14], que “le premier usage (qu’a) fait le peuple de sa raison (fut) la négation de la religion elle-même, de toute religion”[15]. Cette “mort de Dieu”, provisoire comme Jaurès l’appelle de ses voeux répétés, est donc bien la conséquence d’un horrible mensonge perpétré par ces Églises.

Par où l’on voit, finalement, deux choses. La première, que les socialistes républicains ne sont pas nietzschéens, qui croient fermement à la possibilité historique de régénérer le christianisme libéral à travers la réalisation socialiste de la République. La seconde, que s’il y a bien un socialisme dialectique qui prend la mesure des conditions historiques dans lesquelles naissent et meurent les idées, ce dernier est français. C’est celui de Jaurès et de Quinet nous exhortant à distinguer le christianisme et l’Église catholique, ou bien encore le catholicisme et le protestantisme. C’est celui des forgerons de la République laïque et sociale, ayant inscrit leur ouvrage colossal dans l’histoire d’un christianisme de la liberté dont le père, comme le montre ici Alexis Philonenko, n’est autre que Luther.

Claude Obadia


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