Le « paradoxe mondial » des Cévennes rouges

vendredi 4 mars 2016.
 

À Saint-Germain-de-Calberte (Lozère), la politique ne peut pas être un métier, elle passe par le téléphone. La bataille avec Orange concernant le réseau est âpre. Les élus considèrent qu’elle est impérative pour ne pas laisser le territoire devenir exsangue, mais au contraire attirer de nouveaux habitants.

Lors des dernières élections départementales, cette terre protestante à cheval sur le Gard et la Lozère a de nouveau accordé sa confiance 
à des élus communistes, parfois en binôme avec des verts. Comment, dans un monde en pleine mutation, expliquer cette permanence  ?

Au cimetière de Malataverne, à Cendras, dès l’entrée, sur la gauche, on trouve deux pierres tombales, peu rares dans leur particularité, mais uniques dans leur voisinage  : celle de gauche est frappée de la faucille et du marteau, celle de droite de la croix huguenote. Symbole, jusque dans le repos éternel, de ce que l’historien Patrick Cabanel appelle «  un paradoxe mondial  ». Rien de moins. En effet  : «  Les Cévennes sont la seule terre protestante au monde qui vote communiste.  » Un coup d’œil sur la dernière carte des élections départementales. Au milieu d’une première couronne rose et d’une seconde couronne bleue, apparaissent trois points rouges.

Dans le canton d’Alès-1, le binôme constitué de 
Jean-Michel Suau, conseiller général communiste sortant, et de Genevière Blanc, conseillère générale EELV sortante, l’a emporté au second tour, en triangulaire, avec 40,82 % des voix devant le FN (31,38 %) et l’UMP (27,80 %).

Dans le canton de La Grand-Combe, le binôme constitué de Patrick Malavieille, conseiller général communiste sortant, et de la journaliste à la Marseillaise, Isabelle Jouve, l’a emporté, dès le premier tour, avec 53,03 % des voix devant le FN (29,27 %) et l’UMP (17,71 %).

Passons du Gard à la Lozère. Dans le canton du Collet-de-Dèze, le binôme constitué de Robert Aigoin, conseiller général communiste sortant, et de Michèle Manoa, conseillère générale écologiste sortante, l’a emporté dès le premier tour avec 72,69 % des voix, ne laissant à la droite que 27,31 % des suffrages.

Ce miniterritoire politique a subi l’exode rural, des formes de désertification, la fermeture de la mine, puis l’échec de la reconversion industrielle. Il est frappé par le chômage massif, une pauvreté enracinée, le recul des services publics. Mais il continue de voter beaucoup plus à gauche que son environnement proche là où d’autres territoires ont renoncé au sens de la révolte. Comment expliquer cette permanence  ?

Début d’explication ave Patrick Cabanel  : «  Le protestantisme a tellement été persécuté par la monarchie catholique qu’il s’est retrouvé derrière la République dès sa naissance, puis derrière les partis républicains et les partis les plus à gauche, considérés à chaque étape comme ceux qui les protégeaient le plus  : le Parti radical, d’abord, puis le Parti socialiste, puis le Parti communiste.  » Pas une rencontre dans ce territoire cévenol, sans que le sujet ne soit abordé et la thèse confirmée. «  En Cévennes, les protestants votent très à gauche. Pas à Nîmes, pas ailleurs, mais ici, oui  », lâche posément Dominique Garrel, ancien ­responsable CGT de Saint-Gobain, revenu dans les ­Cévennes s’occuper des fruits oubliés et de la biodiversité. Il incarne, à sa façon, une autre particularité du territoire  : cet enchevêtrement de l’ouvrier et du paysan, de l’urbain et du rural. À Cendras, Yannick Louche, le maire ­communiste, nous informe qu’il est à la fois touché par la réforme de la politique agricole commune et par celle de la politique de la ville. «  Notre village est “profondément civilisé”, dans un monde qui ne l’est pas assez  »

En montant vers la ferme auberge Les Faïsses de la ­Blichère, à Saint-Julien-des-Points, moins de deux cents habitants, on se croit enfin en pleine terre rurale. Le propriétaire des lieux nous reçoit, dans la tenue de travail de la saison d’été qui commence  : short, tee-shirt, chaussures de sécurité. On s’installe dans la salle du restaurant. Notre hôte raconte une histoire de mineurs-paysans, de son père, employé sur le carreau, achetant cette petite propriété en 1957. Lui, le fils, a ouvert une auberge, ici, en 2008, synthétisant ses talents de cuisinier qu’il fut à ses vingt ans et d’agriculteur bio. Ah oui, Robert – Aigoin, de son nom de famille – fait également de la politique. Il est conseiller général depuis 1992.

À quelques kilomètres de là, son inséparable ami, Gérard Lamy, figure une même histoire – celle du communisme cévenol – mais via une autre trajectoire  : celle des ­années 1970. Cet hydrobiologiste de formation est arrivé à Saint-Germain-de-Calberte en 1975. Depuis 2014, il est le maire de ce village de 500 habitants. Avec son épouse, il gère quelques chambres d’hôtes. Ici, la politique ne peut pas être un métier. Ici, la politique passe par le téléphone. Celui qui, souvent, ne fonctionne plus après les orages et même parfois, avant... La bataille avec Orange concernant le réseau est âpre. Les élus considèrent qu’elle est impérative pour ne pas laisser le territoire se vider de son sang, pour attirer de nouveaux habitants. C’est une bataille que mènera Michèle Manoa, élue en binôme avec Robert Aigoin dans ce canton lozérien. Professeure de mathématiques, arrivée dans les Cévennes avec la vague post-68, élue maire de Sainte-Croix-Vallée-Française en 2000, puis conseillère générale en 2008, elle est aujourd’hui vice-présidente du conseil départemental chargée des politiques territoriales et d’accueil. «  Pour redynamiser le territoire, la reconquête démographique est primordiale, affirme-
t-elle. Pour faire faire venir des gens, il faut leur donner la possibilité de rester, c’est-à-dire leur offrir des écoles, des routes, des téléphones…  »

Michèle et Gérard, la verte et le rouge, ont pour point commun d’avoir fait partie de cette génération de ceux que l’on appelait les «  hippies  ». Patrick Cabanel ­commente  : «  Ils ont inversé la psychologie de ce pays  : non, ce n’était pas la fin d’une civilisation. Ils ont également contribué à rougir encore un peu plus le vote cévenol.  » L’arrivée de ces «  néos  » dans les années 1970 a permis au territoire de ne pas s’éteindre à petit feu. Mais la bataille pour la survie continue. À Saint-Germain-de-Calberte, le niveau de la population se maintient. Pas plus. «  Des enfants commencent à s’installer contrairement à il y a trente ans. Des gens arrivent, mais ils doivent inventer leur modèle  », témoigne Gérard Lamy. La difficulté économique est contrebalancée, par «  une vie sociale très intense  ». Dans son dernier édito du bulletin municipal, il conclut  : «  Voici donc pourquoi notre village est fort et a de l’avenir  : il est “profondément civilisé”, dans un monde qui ne l’est pas assez.  » Saint-Germain-de-Calberte  : un bon résumé des Cévennes. Une culture solidaire et rebelle qui perdure 
et convertit des nouveaux arrivants

De l’autre côté de la frontière, le parcours de Frédéric Mazer raconte la même histoire de revitalisation et de fragilité. Revenu dans les Cévennes en 1996 comme viticulteur bio, il reste dans le bio mais version cochons, brebis et légumes. Beaucoup de boulot, une bonne santé, une grande envie  : pourtant, ce «  petit paysan des ­Cévennes  », également syndicaliste au Modef, ne tire son salaire que des primes. Ce qu’il voit à l’œuvre  : la «  lubéranisation des Cévennes  ». Le phénomène n’est pas aussi massif que de l’autre côté du Rhône mais Frédéric le constate  : chaque année, nombre d’exploitations ferment tandis que les installations restent fragiles. Plus on se rapproche de la ville, plus on sent le souffle de la crise et le soufre de ses conséquences potentielles. À Cendras, ancienne commune rurale devenue cité-dortoir des mines, aux portes d’Alès, le maire communiste, Yannick Louche, ne veut pas transiger avec le diagnostic. Il dit  : «  Nous avons des critères de pays sous-développés.  » Exemple  : 27 % de chômeurs. Le binôme du Front de gauche a réalisé 55 % dans sa commune. «  Attention, ­prévient l’édile. On a l’impression que l’on est dans un bastion mais… Si la cellule lâche prise, il peut se passer, ici, ce qui se passe dans certaines villes du Pas-de-Calais.  » Le même son de cloche résonne à La Grand-Combe et à Alès, villes catholiques de culture ouvrière et minière.

Patrick Malavieille, maire d’une ville qui a perdu les deux tiers de ses habitants en trente ans, ne veut pas se voiler la face malgré une réélection dès le premier tour  : «  La résistance s’estompe. Le parti, le syndicat et l’Église n’ont plus la même fonction d’encadrement. Les repères se brouillent. J’ai vu des gens se battre pour les réseaux d’éducation prioritaire et voter FN.  » «  Le Front national arrive par le bas, prévient Patrick Cabanel. Il arrive par les plaines. Il remonte les garrigues, par le piémont. Il lance des pointes dans le sud des Cévennes. C’est un vote importé par des gens qui sont arrivés ces vingt-cinq dernières années dans le cadre d’un phénomène de rurbanisation.  »

Le canton d’Alès-1 illustre ces évolutions démographiques et politiques. Il comporte des quartiers populaires d’Alès, des villages protestants numériquement stables et des villages dont la population a triplé en vingt ans. C’est dans ces derniers que l’extrême droite réalise ses meilleurs scores, jusqu’à 46 % au premier tour. Le binôme FG-EELV 
a finalement tiré son épingle du jeu. «  L’ancrage territorial a joué, reconnaît Jean-Michel Suau, mais dans le sens où l’élu de terrain est l’incarnation de valeurs.  » À Saint-Christol-lès-Alès (3 300 habitants en 1975, 6 600 en 2015), le binôme est arrivé en tête. Aucune fatalité à ce que la croissance démographique s’accompagne du repli résidentiel et politique des nouveaux arrivants. Contrairement aux villages voisins, dont l’expansion est plus récente, cette petite ville a connu son boom démographique dans les années 1980 et 1990. On peut aussi croire que la culture solidaire et rebelle des Cévennes a, dans la durée, influencé, voire «  converti  » ces «  néos  » de la deuxième génération.

Christophe Deroubaix

http://www.humanite.fr/le-paradoxe-...

Des camisards aux maquisards

Députés communistes allemands exilés, juifs persécutés, républicains espagnols chassés, dans les Cévennes, l’accueil est une tradition.

Isabelle Jouve est une Ch’ti en Cévennes et une journaliste en politique. Son père, salarié de Vallourec, a été muté à Bessèges, à 20 kilomètres au nord de La Grand-Combe alors qu’elle était lycéenne. Journaliste à la Marseillaise pendant des années, elle a été élue en mars dernier, conseillère départementale, aux côtés de Patrick Malavieille. «  Je reste journaliste. Élue ce n’est pas un métier  », précise-t-elle ­aussitôt. Ce qui l’a certainement le plus frappé depuis son arrivée en terre cévenole est le poids de l’histoire  : «  Quand les gens parlent des camisards, on a l’impression qu’ils parlent de leurs grands-parents alors que cela s’est déroulé il y a trois siècles.  » Dans toutes les conversations sur la permanence d’un vote contestataire en Cévennes, le mot revient en effet sans cesse  : «  Les camisards.  » La «  camisade  » signifie 
une attaque de nuit

Nous sommes en 1702. Il y a dix-sept ans, Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes, promulgué en 1598 par Henri IV qui garantissait la liberté religieuse. Abraham Mazel a vingt-cinq ans. Il reçoit une «  inspiration divine  »  : il doit libérer les huguenots détenus et torturés par l’abbé du Chayla au Pont-de-Montvert. C’est le début de la révolte des camisards (de l’occitan languedocien «  camisa  », chemise, ou aussi de «  camisade  », qui signifie attaque de nuit) qui, depuis leurs forteresses montagneuses, lancent des actions de guérilla contre les troupes royales. Le pape rédige une bulle pour les excommunier tandis que la soldatesque du roi rase plus de 450 villages. La guerre dure deux ans, se solde par la défaite des insurgés protestants et marque durablement les mentalités des Cévennes, terre d’accueil et de résistance.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la tradition se perpétue. On y accueille des députés communistes allemands exilés, des juifs persécutés, des républicains espagnols chassés. Les maquisards retrouvent les camps de base des camisards. «  Les Cévennes, terre d’accueil  », relève, selon l’historien Patrick Cabanel, de la réalité, mais aussi un peu de la mythologie. Une réalité que décrivent les «  néos  » débarqués dans la foulée de 68. Une réalité de demain, selon Cabanel, avec l’accueil des réfugiés… climatiques. Les Cévennes, en retrait de la conurbation Toulouse-Marseille sans en être très éloignées, constitueront une base de repli pour ces citadins échaudés par les changements climatiques.


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