Pourquoi le Front de gauche n’a pas convaincu (par Tony Andréani)

vendredi 1er août 2014.
 

Notre site a déjà publié plusieurs textes concernant le bilan de la campagne du Front de Gauche lors des élections européennes à titre d’information pour aider à la réflexion de nos lecteurs. Cela ne signifie pas que nous sommes d’accord avec toutes les affirmations avancées.

Jacques Serieys

Pourquoi le Front de gauche n’a pas convaincu

Il n’y a pas de grand mystère, selon moi, autour du mauvais résultat électoral du Front de gauche. La raison principale en est qu’il n’a pas mis au centre de son discours la question des institutions politiques européennes ni su définir les contours de cette autre Europe qu’il disait appeler de ses vœux.

1° Il aurait fallu expliquer, sans complexes, que la dite construction européenne était une machine à déposséder les peuples de leur pouvoir, conçue de longue date pour cela, dans le plus pur esprit néo-libéral. Le Front de gauche, entré en campagne trop tardivement, a manqué là l’occasion de faire une pédagogie dont les autres partis se sont bien gardés, face à des électeurs généralement très ignorants.

Le Front national, lui, a joué à fond la carte de ce déni de démocratie, sans s’embarrasser de détails, mais en s’appuyant sur le fait, peu contestable, que la nation est le seul espace effectif où s’exprime la souveraineté populaire. Plus démocrate que lui tu meurs ! Et il a été entendu. Non certes par la masse du corps électoral, mais par un Français sur 10 (25% des 44% d’électeurs ayant voté). Quant à tous ceux qui se sont abstenus (souvent à gauche !), ils n’ont pas compris à quoi servait de voter pour un Parlement européen, dont ils soupçonnaient seulement qu’il n’était qu’une pièce du grand « machin » européen.

Expliquer la construction européenne n’aurait pas démobilisé encore davantage ces électeurs, qui auraient compris que voter était une manière de la sanctionner - bien plus qu’un boycott noyé dans l’abstention.

2° Le Front de gauche a surtout dénoncé les politiques économiques menées au nom des critères européens. Et il a laissé croire que le Parlement européen pouvait changer ces politiques, alors qu’il n’a que le pouvoir de rejeter ou de tenter de modifier, par des amendements, les directives qui lui sont soumises par la Commission, et ceci dans les seuls domaines de co-décision avec le Conseil (il n’a aucun droit d’initiative), et aucun pouvoir de décider ou de proposer une révision des Traités, ni de rejeter un Traité intergouvernemental. Ainsi, s’agissant du Traité à venir sur le Grand marché transatlantique, il pourra certes ne pas l’approuver, mais ne pourra empêcher qu’il soit adopté par le biais d’un tel traité. Comme tous les autres partis, il a juré de lutter contre le dumping social et fiscal, mais sans dire (ou seulement en passant) que l’harmonisation était tout simplement interdite par le Traité de Lisbonne. Elle ne relève que de la bonne ou de la mauvaise volonté des Etats.

Qu’on m’entende bien : il ne s’agissait pas seulement d’appeler les électeurs à un vote de sanction, car le Parlement européen n’est pas un Parlement fantoche, il a même fait souvent courageusement acte de résistance par rapport aux gouvernements et à la Commission. On peut donc y faire un travail utile. Mais ce n’est pas par lui et avec lui que l’on pourra changer l’Europe.

Le Front national, lui, a parlé clair ! Il a dit qu’en restaurant la souveraineté nationale tout redevenait possible, ce qui était une simplification outrancière (cf. plus loin), mais séduisante aux yeux de bon nombre de nos concitoyens. Le paradoxe est qu’il a littéralement pillé des analyses produites à la gauche de la gauche (sur la critique de la mondialisation et du libre-échange, sur la défense des services publics, sur le rejet des politiques austéritaires) et qu’il a été le seul à en tirer profit. Car ce n’est pas la pensée de la gauche dite radicale qui a perdu lors de ces élections, bien au contraire, mais ses candidats. Un recensement des thèmes porteurs de la campagne montrerait que nombre de ses thèmes (pas le discours anti-immigrés bien sûr) sont devenus majoritaires dans les esprits, même, pour une partie d’entre eux, chez les électeurs de droite. Tous les sondages l’attestent.

3° Le Front de gauche s’est enlisé dans le débat sur l’euro (en sortir ou pas, défendre un « autre euro » et une « autre Banque centrale »), sans dire que ce n’était là qu’un pan d’une construction européenne qui avait démantelé, de droit ou de fait, les souverainetés nationales. Même s’il avait opté pour une sortie de l’euro pour aller vers une monnaie commune – une excellente idée en soi, mais présentant des risques à soupeser soigneusement ainsi que les moyens pour y parer – cette sortie n’aurait fait que nous ramener, en majeure partie, à la situation d’avant l’euro. Non, décidément, ce n’était pas le seul problème.

Le Front national, lui, a été beaucoup plus clair, proposant non seulement une sortie (groupée) de l’euro, mais aussi de l’Union.

4° Le Front de gauche n’a pas trouvé les bons arguments pour défendre le maintien d’un projet européen. Il a rabâché, après tant d’autres, que la France était trop petite pour affronter la concurrence avec de grands pays continentaux comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie. Rhétorique faible, car tout un chacun pourrait donner une liste de puissances moyennes se portant bien mieux que les pays de la zone euro, Allemagne exceptée. Rhétorique bien faite pour saper le moral des Français.

Le Front national en a fait son beurre. La Nation, redevenue souveraine, retrouvant sa monnaie, pourrait relancer la croissance et l’emploi, reconstituer son industrie en pratiquant un « protectionnisme intelligent ». Et, à ceux qui disaient que seul le cadre européen pouvait sauver la France du déclin, il a eu beau jeu de répliquer que des coopérations pouvaient avantageusement se substituer à ce cadre contraignant et étouffant. Reconnaissons qu’il n’avait pas totalement tort. EADS et l’Agence spatiale européenne avaient été le fait de coopérations. Au lieu de quoi c’est la concurrence qui a fait rage entre les grandes entreprises européennes et la création de « champions européens » a été régulièrement sabordée par la Commission européenne, toute-puissante en matière de concurrence. Le Front de gauche aurait dû s’en tenir aux seules bonnes raisons de maintenir un projet européen (au-delà d’un acquis en matière de droits politiques et sociaux, auquel la signature d’une Charte (enrichie) aurait pu suffire), à savoir : dans un espace économique intégré via le marché unique des marchandises (celui des capitaux et des travailleurs étant une autre affaire), il faut bien quelques normes communes pour encadrer la concurrence entre les entreprises ; des règles sont également indispensables pour contrer la concurrence sociale et fiscale ; une union bancaire l’est aussi pour éviter que des défaillances bancaires ne propagent leurs effets sur d’autres pays ; en matière climatique et environnementale et de transition énergétique, il faut une politique commune ; il faudrait enfin une politique commerciale unifiée pour instaurer un protectionnisme sélectif face aux autres puissances (et non aux frontières de la France). C’est à partir de là que l’on pouvait et que l’on devait remettre sur le tapis la question des institutions politiques européennes.

5° Le Front de gauche n’a rien proposé à ce sujet. Il n’a pas critiqué les propositions cosmétiques ou absurdes pour réduire, comme on dit, le « déficit démocratique européen ». L’élection du Président de la Commission par le Parlement européen ? Elle ne changerait rien à l’architecture institutionnelle européenne et laisserait nos concitoyens indifférents, n’en déplaise au Parti dit socialiste (Martin Schulz, qui c’est ?). L’élection au suffrage universel d’un Président de l’Union, comme le voudrait le MODEM/UDI ? Que faire d’un illustre inconnu aux pouvoirs de simple médiateur entre les gouvernements ? Un gouvernement économique européen (du moins au niveau de la zone euro) ? Cela devait rester pure affaire intergouvernementale. Renforcer le Parlement européen ? Les citoyens ne sont nullement disposés à accroître les pouvoirs européens, eux qui, dans leur très grande majorité, souhaitent, sondage après sondage, « moins d’Europe ». Rares sont alors ceux qui ont proposé, sans être entendus, des réformes redonnant aux Parlements nationaux des pouvoirs qui leur ont été confisqués. Mais comment cela ?

D’abord en rapatriant des compétences. Le paradoxe est que ce soit Nicolas Sarkozy, l’habile, répondant à l’exaspération d’une partie de ses troupes devant une Europe qui se mêle de tout, jusqu’à produire les normes les plus ridicules, qui ait proposé de réduire les compétences européennes « de la moitié au moins », lui qui a été le parrain du Traité de Lisbonne. Mais il n’est pas le seul en Europe : nombreux sont les partis qui ont critiqué l’excès des pouvoirs conférés à la Commission, sans même parler de David Cameron. Le Front de gauche avait de belles occasions d’enfoncer le clou, sur des sujets aussi importants que les aides d’Etat ou le contrôle des investissements dans des secteurs stratégiques, et surtout et enfin les services publics, qui devraient revenir dans le giron national. L’affaire Alstom était l’une de ces occasions en or. Un autre exemple d’actualité est la cacophonie ferroviaire entre la SNCF et Réseau Ferré de France, effet direct de la libéralisation du rail. Ces cas ont été évoqués par Pierre Laurent, mais sans en tirer la conclusion : l’Europe n’a rien à faire là-dedans.

Ensuite en remettant les Parlements nationaux dans le jeu, à travers la constitution d’une seconde Chambre, composée de représentants de ces Parlements. C’est là une idée ancienne, qui avait été défendue par Joshka Fischer, l’ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement Schröder. Elle a été reprise récemment par quelques voix en France (celle de Thomas Piketty entre autres), mais uniquement pour la zone euro, et avec un pouvoir législatif limité à quelques domaines de compétence. Je considère qu’il faut aller beaucoup plus loin : cette Chambre haute devrait en toute matière disposer d’un droit de veto suspensif, et même absolu lorsque les intérêts fondamentaux d’un pays sont en jeu. En ce qui concerne les domaines de compétence de ce Parlement bicaméral, ils ne sauraient englober la politique budgétaire, ou du moins, en cas de maintien de l’euro, sa totalité. Pas question donc d’aller plus loin dans le fédéralisme, même avec une base plus démocratique. Je ne peux développer ici le sujet, que j’ai abordé dans une précédente tribune dans L’Humanité.

En conclusion je me demande pourquoi le Front de gauche a largement éludé la question des institutions politiques européennes. Peur de donner dans le nationalisme et de faire le jeu du Front national ? Crainte de paraître anti-européen à l’heure des amalgames médiatico-politiques ? Absence d’accord entre ses composantes ? Position d’attente en attendant que la gauche radicale et le mouvement social européens s’emparent de la question ? Faiblesse de la réflexion ? En tous cas il en paie le prix. Nos concitoyens veulent savoir à quoi sert de jouer le jeu et quelle autre Europe on leur propose, quand tous les partis leur promettent de réformer l’Europe sans jamais leur expliquer comment. Sinon le Front national et ses sinistres alliés européens continueront leur progression.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message