Harcèlement sexuel au travail, des femmes brisent l’impunité

vendredi 18 juillet 2014.
 

Selon un sondage Ifop publié en mars, 20 % des femmes ont subi du harcèlement sexuel sur leur lieu de travail au cours de leur carrière. La peur de perdre leur emploi les incite à se taire. Une infime minorité ose saisir la justice pour faire condamner les harceleurs. Témoignages.

Cristina   : « Si on se tait, on donne encore plus de pouvoir à ces hommes pour continuer »

En vue de notre entretien, elle est descendue à la cave chercher le gros sac noir contenant toutes les pièces de son dossier. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles, reconnaissant le harcèlement sexuel et moral dont elle a été victime, ne date que de février. Mais elle a déjà remisé cette masse de papier, comme pour tenter d’enfouir et d’oublier. Le chemin sera long.

Cristina – prénom d’emprunt – nous reçoit dans sa loge de gardienne d’immeuble dans le 5e arrondissement de Paris, logement et emploi où elle a dû se rapatrier en catastrophe après l’éclatement de l’affaire. Un terrible retour à la case départ pour cette femme d’origine portugaise. Arrivée en France en 1976 avec le bac en poche, elle commence par faire des ménages et tenir une loge. Mais décidée à faire grandir ses deux enfants « dans un appartement comme tout le monde », elle prend des cours du soir et finit par être embauchée comme secrétaire médicale. En 1991, elle entre dans un cabinet tenu par deux médecins spécialistes, dans la banlieue ouest de Paris.

Pendant quinze ans, tout se passe bien, si ce n’est le «  mauvais caractère  » et le très gros ego de l’un des deux patrons, qu’elle a appris à gérer. Mais fin 2006, tout bascule. «  Un vieux patient lui a dit que sa femme de ménage, portant le même prénom que moi, lui faisait des papouilles. Le médecin a-t-il cru que c’était moi  ? En tout cas, il a commencé à s’intéresser à moi », raconte-t-elle. Alors âgée de cinquante ans, elle ne comprend pas ce qui lui tombe dessus  : « Il a commencé à me dire qu’on pourrait avoir un rapport d’amitié, il m’a invitée au restaurant avec mon mari, il a fait augmenter mon salaire. C’était très ambigu, j’étais réticente. Et puis, l’amitié a commencé à avoir des mains. » Au cabinet, il l’embrasse dans le cou, une fois sur les lèvres, lui touche les seins, les fesses, le ventre, lui glisse des paroles obscènes  : « Montrez-moi vos seins », « Allongez-vous, je vais vous faire du bien... » En dehors des heures de travail, il l’appelle sans cesse sur son téléphone. Comme elle le repousse et tente de le raisonner, il multiplie les reproches sur son travail.

Le quotidien au cabinet devient un enfer. « Mais je ne pouvais pas partir sans rien, explique Cristina. J’avais encore un crédit à payer et deux enfants à charge alors que mon mari n’avait que sa paie d’électricien. Et si je partais, il fallait dire pourquoi. À l’époque, je parlais peu de ce que je vivais, j’avais honte, je voulais protéger ma famille, et la famille du médecin. Il devait bientôt partir à la retraite, je me raccrochais à ça pour tenir. » Mais, au fil des mois, il repousse son départ. Cristina « dégringole », perd dix kilos, ne dort plus  : « Quand je sortais du travail, j’errais dans les rues au lieu de rentrer chez moi, je buvais. » En juillet 2008, elle craque et donne sa démission, mais l’autre employeur la convainc de rester. En mai 2009, elle envoie une seconde lettre de démission. Quelques jours plus tard, elle avale des médicaments à la pause déjeuner, dans un cimetière en face du cabinet. Elle termine à l’hôpital, puis en service psychiatrique.

« Après ça, les employeurs m’ont proposé un licenciement arrangé, mais lors d’une rencontre, ils ont été très agressifs, en proposant 3 000 ou 4 000 euros pour que je ferme ma gueule. Mon mari a dit  : “Si c’est comme ça, on va aux prud’hommes.” » Elle prend contact avec la CGT, puis avec l’AVFT (Association contre les violences faites aux femmes au travail, voir ci-contre), qui la soutient dans la procédure. Commence alors le long parcours judiciaire  : audience de conciliation, audience de jugement, renvoi en départage. Cristina produit les petits mots écrits par son patron, un message téléphonique qu’elle a gardé, un extrait de bande de dictaphone, des certificats médicaux attestant de son traumatisme. En décembre 2011, les prud’hommes lui donnent enfin raison. Les employeurs ayant fait appel, la cour d’appel de Versailles confirme le jugement le 17 février dernier, lui octroyant 70 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement sexuel et moral, et pour la requalification de sa démission en licenciement nul. Le harceleur étant décédé pendant la procédure, sa famille a pris le relais.

« Ils n’ont pas fait de pourvoi, normalement je peux dire ouf », souffle Cristina nerveusement. Toujours suivie par une psychiatre et sous traitement, elle « va mieux », mais pense qu’elle gardera toujours des séquelles, surtout la culpabilité d’avoir parlé de ses problèmes à sa fille, qui « n’est plus la même depuis »  : « J’ai gagné, mais c’est un truc qui détruit les familles et les couples. Cette procédure, c’était beaucoup de souffrances, j’ai souvent voulu abandonner, mais le procès est important. Pas pour l’argent, mais parce que c’est la reconnaissance, par la société, que vous êtes victime. Je l’ai fait aussi pour les autres femmes. Il faut parler du harcèlement sexuel. Si on se tait, on donne encore plus de pouvoir à ces hommes pour continuer. Il faut qu’ils voient qu’ils risquent quelque chose, il faut mettre des barrières. »

Gaëlle et Lucie  : « C’est là tous les jours dans nos têtes »

Secrétaire de l’union locale CGT de la zone industrielle d’Amiens-Nord, Claude Leclercq se souvient du jour où il a vu débarquer à sa permanence deux jeunes femmes de vingt-quatre et vingt-six ans  : « Elles étaient dans une détresse pas possible, elles ne savaient plus comment faire. Elles m’ont décrit les propos, les gestes, le harcèlement sexuel de leur employeur. Elles voulaient quitter l’entreprise mais sans tout perdre. »

Dans un premier temps, le militant les accompagne pour une rupture conventionnelle. Il contacte même le patron, qui se montre ouvert à la proposition. « Et puis on s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser passer ça, qu’il fallait aller devant le juge, raconte-t-il. Les filles pensaient que personne ne les croirait jamais, que c’était le pot de terre contre le pot de fer. Petit à petit, elles ont commencé à comprendre qu’il était possible de faire condamner l’employeur ».

Amies d’enfance, Gaëlle et Lucie – là encore prénoms d’emprunt – se sont retrouvées embarquées dans la même galère. En décembre 2012, Gaëlle est embauchée comme assistante administrative dans une petite entreprise de la zone industrielle, spécialisée dans la vente de matériels par Internet. « J’avais un CDI dans un centre d’appels, mais avec des horaires le soir et le samedi, au Smic et sans possibilité d’évolution, explique-t-elle. Là, on me proposait des horaires de journée pour un meilleur salaire. » À peine arrivée, elle recommande au patron sa copine Lucie, au chômage depuis un an et demi. Il l’embauche quelques semaines plus tard pour travailler dans l’entrepôt.

Rapidement, les deux jeunes femmes constatent l’ambiance très spéciale qui règne dans l’entreprise. Sur la dizaine d’employés, il n’y a presque que des femmes, et le turnover est important. Le jeune patron, la quarantaine, se déchaîne contre le personnel, et multiplie les propos à caractère sexuel. « Soit il aboyait sur les gens comme des chiens, soit il était gentil mais dégueulasse, résume Gaëlle. Dès le début, il m’a demandé un jour si je ne voulais pas travailler sur ses genoux. Quand j’ai parlé de ma copine Lucie, il m’a demandé si elle couchait. Au début je me suis dit “c’est un gros relou qui fait des blagues”, mais ça s’est envenimé. Il tenait constamment ce type de propos, il n’y avait pas un jour normal au travail. Il ne se cachait même pas, tout le monde était au courant. »

L’employeur s’acharne particulièrement sur Lucie  : « Il a commencé par me dire que je lui plaisais, il a voulu me donner 100 euros pour m’acheter un pull, se souvient-elle. Je mettais des barrières mais il s’arrangeait pour me faire venir plusieurs fois par jour dans son bureau, pour me toucher les mains, il faisait des signes avec sa bouche, me disait que je lui faisais envie. » Gaëlle perd 10 kilos, ne dort plus, va au travail « avec une boule au ventre », « passe sa vie à pleurer ». Lucie aussi se met à appréhender ses journées de travail. « Le boulot ne court pas les rues, sinon nous ne serions pas restées, explique-t-elle. Un CDI après un an et demi de chômage, je me disais que c’était une chance. Les horaires à la journée, c’était idéal pour élever ma fille. J’ai tout fait pour le garder, mais à la longue, j’ai craqué. » Un jour de septembre 2013, le patron va jusqu’à l’embrasser dans le cou. Elle comprend qu’il n’arrêtera jamais, et part en arrêt maladie. Gaëlle la suit une semaine plus tard. C’est alors qu’elles se tournent vers le syndicat, que Lucie avait connu dans un précédent emploi.

Soutenues par la CGT, les deux jeunes femmes ont porté plainte, et saisi les prud’hommes pour faire reconnaître le harcèlement sexuel. Elles ont recueilli le témoignage de deux autres collègues parties de l’entreprise, et gardé un enregistrement de propos salaces de l’employeur. L’audience est prévue lundi prochain, à Amiens. « Quand je l’ai revu à l’audience de conciliation, j’en ai vomi, raconte Gaëlle. Il nie les faits, il parle de “blagues inopportunes”. On veut qu’il soit puni, qu’il ne recommence pas avec d’autres. On ne peut pas tourner la page pour l’instant, c’est là tous les jours dans nos têtes. »

Fanny Doumayrou


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