OTAN et rivalités dans le monde actuel

mercredi 21 mai 2014.
 

Entretien avec Kees van der Pijl

Comment les rivalités dans le monde ont-elles façonné le monde dans lequel nous vivons, et comment continuent-elles à affecter la façon dont sont prises certaines des décisions géopolitiques les plus cruciales de notre temps ? Dans cet entretien avec le politologue Kees van der Pijl, nous examinons certains des événements les plus structurants de ces dernières années, depuis le 11 septembre au Printemps arabe et à la crise actuelle en Ukraine, pour mettre en évidence les forces sous-jacentes à l’oeuvre.

Question introductive : Plus ou moins depuis le début de l’offensive néolibérale dans les années 1970, vous avez mené des recherches et un travail théorique importants sur la classe dirigeante de l’Atlantique, la constitution d’une classe capitaliste internationale, de classes capitalistes transnationales et sur les rivalités mondiales entre les classes capitalistes qui ont finalement déclenché une crise économique mondiale massive en 2007. Vous avez été extrêmement productif, tout au long de la dernière décennie, avec de nombreuses publications sur ces sujets. Outre de nombreux articles, votre ouvrage « Global Rivalries » a été publié en 2006, suivi par « Nomads, Empires, States » et « The Foreign Encounter in Myth and Religion », respectivement en 2007 et 2010. Les premier et deuxième volumes de votre trilogie « Foreign Relations » et « Political Economy » ont également été publiés. Le dernier volume « The Discipline of Western Supremacy » est sorti récemment. Outre cet ensemble classique de travail, qui est, selon nous, comparable à la Grande Transformation de Polanyi, vous avez écrit et mis à jour un ouvrage web gratuit sur l’économie politique mondiale. L’année dernière a également vu le lancement d’une réédition de « The Making of an Atlantic Ruling Class ». Actuellement vous éditez un ouvrage tout à fait opportun et passionnant intitulé « International Political Economy of Production ».

Kees, au bout de sept ans comment voyez-vous l’état actuel des rivalités mondiales au sein des classes dirigeantes ? Pourriez-vous nous donner votre analyse, en particulier en ce qui concerne les soubresauts locaux qui se sont produits dans différents types de sociétés d’Etat après la crise financière 2007/2008 ? Pensez-vous que ce sont les soulèvements prévus dans les rapports secrets du Pentagone et les documents de sécurité nationale publiés à la veille du 11 septembre ? Qu’on fait les classes dirigeantes de l’Atlantique pour préparer leur réponse à ces alertes ?

Kees van der Pijl : Les événements historiques, en tant que tels, ne sont jamais tout à fait prévus, et même lorsqu’ils le sont, (comme l’invasion de l’Irak), ils ont des conséquences que personne n’avait prévues. Bien sûr, une fois les événements survenus, le traitement intellectuel débute, et il dépend de la qualité du point de vue théorique, de la précision du projet, ainsi que de l’état de préparation de l’appareil pour le mettre en pratique et pour savoir si les planificateurs peuvent encore prendre le contrôle du cours des événements.

Dans le cas des soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, il est inutile d’essayer de repérer des individus « derrière eux » autres que ce qui a conduit à l’explosion d’indignation de masse contre les inégalités et autres griefs connexes. Ainsi, en Tunisie, le modèle type qui se répète ailleurs, c’est que la clique dirigeante a franchi une ligne dans la poursuite de sa stratégie néolibérale d’enrichissement privé tout en maintenant en place l’appareil répressif d’Etat pour les moins chanceux. L’auto-immolation d’un diplômé qui devait gagner sa vie comme vendeur de rue a déclenché ce qui couvait clairement depuis un certain temps.

C’est seulement à ce moment que nous pouvons supposer que la préparation et la planification sont venus jouer un rôle. En ce qui concerne l’Atlantique Ouest, on avait imaginé un mécanisme de provocation et de répression à l’étranger en 1946 /47, organisé au Bureau de coordination des politiques (OPC), une unité pour les opérations d’infiltration et de guerre psychologique opérant en dehors de la CIA. Elle a été absorbée par la CIA dans les années 1950, mais comme cela a coïncidé avec la nomination d’Allen Dulles (l’un des architectes de l’OPC) comme directeur de la CIA, cela signifiait que la CIA a hérité du portefeuille des opérations secrètes. Les observateurs compétents, comme Peter Dale Scott, affirment qu’en réalité l’OPC a repris la CIA plutôt que l’inverse.

À travers l’OTAN, cette structure secrète qui s’est déployée dans ce qui a, par la suite, été connu sous le nom de cellules Gladio, petits nœuds d’hommes de droite engagés, ayant accès à des caches d’armes secrètes. Ils ont été conçus comme des cellules arrière autour desquelles la résistance devait s’organiser en cas d’invasion soviétique. Bien sûr, il n’y avait pas d’invasion soviétique planifiée ou prévue, et ces réseaux, dans la pratique, ont fonctionné comme relais d’une stratégie de tension coordonnée par l’OTAN. Donc, chaque fois qu’il y avait une menace de la gauche nationale, c’est à partir de là – en travaillant main dans la main avec les services de renseignement - que le processus politique pourrait être déstabilisé par la violence, l’infiltration et la provocation. L’Italie et la Turquie sont des exemples de la façon dont l’application d’une stratégie de tension a fonctionné pour bloquer la voie à la gauche quand elle ne pouvait plus être contenue par un processus politique régulier. Des analyses parmi les plus pertinentes ont émergé de ces pays sur la façon dont fonctionne effectivement l’ « État profond » (terme inventé en Turquie). Dans les années 1980, ces réseaux se sont partiellement métamorphosés en « structures de promotion de la démocratie », en puisant chez les financiers privés comme George Soros et d’autres, mais en restant essentiellement des opérations secrètes.

La France sous De Gaulle a été une exception en ce qu’elle a suspendu son adhésion à l’organisation militaire de l’OTAN dans les années 1960, entre autres en signe de protestation contre les interventions secrètes des États-Unis dans la politique française, y compris l’instrumentalisation par l’Occident d’éléments néo-fascistes venus des luttes de décolonisation (en France, l’OAS, les restes de la police secrète fasciste portugaise, PIDE, ont également été intégrés dans la panoplie de l’OTAN après la révolution des œillets en 1974).

Avec le recul, mai 1968 a également été un tournant important dans l’évolution des réseaux clandestins opérant sous les auspices de l’OTAN. La révolte des étudiants et des travailleurs a démontré le potentiel offert par la mobilisation des jeunes dans les rues contre un gouvernement élu, mais indésirable du point de vue de l’Atlantique. De Gaulle a démissionné de la présidence un an plus tard. L’attention des spécialistes de la guerre psychologique en Grande-Bretagne et aux États-Unis à l’époque a été attirée par le fait que non seulement les étudiants et les travailleurs critiquaient le capitalisme, mais qu’ils étaient aussi profondément critiques à l’égard du socialisme d’Etat de type soviétique. Dans mon livre « Discipline of Western Supremacy », je donne les détails sur la façon dont, quand le Bloc soviétique a commencé à s’écrouler, les analystes du Vatican et l’appui de l’administration Reagan à la révolte des ouvriers polonais ont accéléré le passage à la promotion de la démocratie.

Depuis lors, les mouvements de jeunesse ont été mobilisés pour déloger les dirigeants indésirables - de Milosevic en Serbie, à l’actuel Ianoukovitch en Ukraine, sans succès jusqu’à présent.

Un mouvement où l’on campe sur une place centrale et où l’on prend d’assaut des bâtiments gouvernementaux n’est pas quelque chose qu’on peut organiser de l’extérieur. Mais s’il y a protestation, nous pouvons maintenant dire avec certitude qu’un appareil bien entraîné est prêt à intervenir pour proposer de l’argent et des compétences organisationnelles pour les concerts pop vingt-quatre heures sur vingt-quatre, du matériel d’impression, des visites de responsables politiques occidentaux (à Kiev un officiel du Département d’Etat US a été filmé en train de distribuer des sandwichs), etc. Son échec à Kiev, à mon avis, a à voir avec l’indépendance croissante de la coalition au pouvoir en Allemagne, qui, après avoir refusé de suivre les États-Unis et la Grande-Bretagne en Irak, s’est tenue à l’écart de l’aventure en Libye qui a renversé Kadhafi, a aussi cultivé ses propres amis en Ukraine, en partie à contre-courant des États-Unis.

Dans les années 1970 et 80, les idées avancées par un chercheur activiste de Harvard, Gene Sharp, concernant les coups d’Etat non violents ont fourni un support intellectuel aux mouvements de révolte des jeunes pour la promotion de la démocratie - aux Philippines, l’ancien bloc soviétique, l’ex-URSS, etc. Je développe l’évolution de cette ligne de pensée et son adoption par les vétérans de l’infrastructure des opérations secrètes des États-Unis et de l’OTAN dans le livre précité. Les mouvements de la jeunesse doivent bien sûr se situer là ; chaque génération d’étudiants est en principe portée à chercher et vivre quelque chose de similaire à mai 1968, et c’est instrumentalisé en fonction de l’évolution des circonstances. Cela s’est maintenant tellement traduit sur le plan théorique et il y a un tel dispositif en place pour mettre les idées en pratique que chaque fois qu’il y a effervescence avec la possibilité d’un mouvement étudiant, il est possible de sauter dessus. À Sussex, des étudiants m’ont dit comment ils ont voyagé dans des pays comme l’Albanie et l’ex-Yougoslavie dans le cadre de groupes de solidarité, faisant le lien entre les mouvements de jeunesse anti-gouvernementaux des différents pays. Il ne faut pas sous-estimer la nature spontanée et authentique, quoique politiquement naïve et géopolitiquement analphabète de ce genre de mouvement. Et puis, doit-on prendre la défense d’un homme comme Ianoukovitch ?

En Biélorusssie, le mouvement de la jeunesse a également échoué face à un gouvernement autoritaire conscient des forces que les jeunes représentaient contre lui. Poutine a organisé son propre mouvement de jeunesse, susceptible d’être mobilisé au cas où une révolution de concert pop inattendue s’installerait sur la Place Rouge (peu probable).

Chávez au Venezuela était également sur la liste noire, mais il avait sa propre base de masse qui l’a protégé d’une révolte de la jeunesse de la classe moyenne. Il a également été sauvé par l’invasion de l’Irak qui a, pour un temps, distrait d’Amérique latine toute l’attention des États-Unis.

Pour en revenir à votre question, le 11 septembre marque un tournant aussi à cet égard : cet événement a déclenché un virage pour redonner de l’importance à la violence. C’est une sorte de renversement en faveur de la guerre ouverte, de l’infiltration et de la provocation - loin des subtilités pour tenter d’influencer les mouvements de masse authentiques. C’est aussi ce qui s’est produit à la suite des événements suivant le printemps arabe qui, après des tentatives tortueuses pour prendre le contrôle des masses en révolte, y compris des Frères musulmans, a été de nouveau court-circuité par la violence - d’abord en Libye, puis en Syrie, puis avec le coup d’Etat des généraux en Egypte qui a fait entièrement remonter le temps en arrière, avec Sissi prenant la place de Moubarak, et la subvention de 1,5 milliards $ US par an pour la continuité militaire.

La Turquie est située au milieu de frontières impériales comme les Balkans, le Caucase, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Les rivalités transnationales et systémiques y pénètrent donc simultanément et se croisent dans un espace social dans lequel, pour reprendre votre terme, est impliquée une société d’ État du « rival secondaire » turc. Notamment après les dernières crises entre l’AKP d’Erdogan et le Mouvement Gülen – par dessus la tête de l’agence de renseignement national (MIT), du Gezi Uprising et des récents scandales de corruption survenus après les opérations secrètes ciblées sur les ministères et le Premier ministre lui-même - la lutte entre Erdogan et Gulen est devenue féroce. Que pensez-vous de la rivalité entre l’ancienne élite pro-occidentale et militariste au pouvoir, représentée par Erdogan, et les réseaux Gülen dans le contexte régional et mondial plus large des rivalités mondiales ?

Kees van der Pijl : le soutien d’Erdogan au sunnisme militant en Syrie a suscité des inquiétudes dans le courant de l’opinion laïque en Turquie, alors que les Kurdes et les Alévis du pays sont également méfiants de son soutien aux djihadistes dans la guerre qui fait rage de l’autre côté de la frontière. Mais même au sein de l’AKP, le soutien à un relooking islamiste de l’Etat turc est limité (dans un récent sondage, seuls 12 pour cent des Turcs étaient en faveur de la charia comme base du système juridique du pays, contre une majorité des trois quarts ou plus au Moyen-Orient et dans l’Asie musulmane). Pour traiter l’économie de bulle, le gouvernement de l’AKP a eu recours à des politiques d’austérité, avec le même résultat que dans le reste de l’Europe : l’économie s’affaiblit, le déficit s’accroît. Cela sape le soutien populaire. Cela rend aussi le pays plus dépendant à l’égard des Etats arabes du Golfe qui ont fourni l’essentiel du financement à court terme pour couvrir le déficit – aggravant en retour la méfiance en Turquie à l’égard d’une islamisation croissante liée à l’influence des Etats conservateurs du Golfe, spirale assurément dangereuse.

L’attitude d’Erdogan envers Israël, pays avec lequel son bassin économiqueg d’Anatolie centrale n’a pas les liens que les grands groupes d’affaires basés à Istanbul ont eus historiquement, ne fait que rendre plus préoccupant son soutien au sunnisme militant au niveau national et à l’étranger. Son soutien au Hamas dans la bande de Gaza est devenu dysfonctionnel maintenant que l’armée égyptienne ferme à nouveau la ligne de vie qui a permis aux Palestiniens de survivre à l’étranglement israélien.

Il est clair que l’idée, en premier lieu la mienne, que le style islamisme modéré de l’AKP constituerait un modèle pour consolider le printemps arabe selon un format néolibéral, pro-occidental, a été dépassée par le retour à la violence comme mode prédominant pour exercer une influence occidentale. J’ignore si le réseau Gülen sert de relais à partir de sa base américaine pour aider à mobiliser des manifestations de masse en Turquie, comme l’a laissé entendre Erdogan ; sauf que, d’après ce que j’ai appris, le mouvement du parc Gezi n’est pas un festival d’une jeunesse politiquement naïve mais une résistance politique articulée pour la défense de la laïcité et avec une forte composante d’universitaires. J’ai reçu de nombreux messages du METU à Ankara concernant des projets visant à sacrifier une partie de son magnifique campus à des intérêts commerciaux, comme si l’université du pays n’était pas l’un des plus grands atouts pour l’avenir.

Il semble, comme nous le voyons en Turquie et dans presque tout le pays et la région, que les rivalités entre chefs deviennent de plus en plus féroces. Comment voyez-vous la situation aux frontières impériales, en particulier en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et dans la région Asie-Pacifique autour de la Chine ? Dans le cadre des possibilités croissantes offertes par le développement des TIC, comment analysez-vous la préférence des dirigeants, ou d’une partie de la classe dirigeante, pour un soft power plutôt que pour une offensive militaire et le fait qu’ils préfèrent aux occupations armées des guerres de réseaux cybernétiques et des soulèvements civils basés sur des tactiques techniques comme on le voit en Europe de l’Est ? Et quelles comparaisons faites-vous entre les révolutions de velours et les récents soulèvements ?

Kees van der Pijl : Sur ce point j’ai tendance à partir de ma propre compréhension inévitablement schématique de l’économie politique mondiale. Elle est basée sur l’idée d’un pays de Locke situé dans l’occident anglophone à majorité blanche, à partir duquel le capital se répand et établit des liens avec des nœuds de développement capitaliste ailleurs. A chaque époque depuis le 18e siècle, lorsque la monarchie française et Napoléon ont résisté à la suprématie maritime et commerciale anglo-britannique, on a vu un état clé reproduire cette posture de concurrent. Aujourd’hui, ce rôle a été attribué à la Chine.

L’Inde, le Japon, même le Vietnam, les Philippines et d’autres sont mobilisés par l’Occident pour se liguer contre la Chine, tout comme était encouragée la Chine elle-même dans sa position anti- soviétique dans les années 1970.

Aujourd’hui, alors qu’il peut être utile de commencer à réfléchir sur la configuration historique des forces le long de ces lignes, la prochaine étape doit toujours consister à préciser les tendances à long terme qui font de chaque heartland et de son concurrent une configuration différente. La configuration actuelle, en fait, la constellation du monde post-soviétique dans son ensemble, a, dans cette optique, comme caractéristique clé le fait que les agences de sécurité nationale des États-Unis et ses satellites de l’OTAN sont devenus incontrôlables, tandis que l’économie capitaliste se cristallise partout en une structure oligarchique avec une clique de milliardaires au sommet et une population de plus en plus pauvre, y compris les classes moyennes qui, partout, sont en train de perdre leur poids économique. Telle une constellation congelée, dans laquelle les oligarchies de connivence avec l’appareil de sécurité nationale, se gardant l’une l’autre au pouvoir, sont incapables de répondre aux demandes populaires et aux crises mortelles objectives qui résultent de la destruction de la biosphère de la Terre.

C’est un autre point de vue pour comprendre la dépendance croissante à la violence manifestée par des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne et la France dans l’UE. En montrant leur volonté de recourir à la force en cas de crise, ils cherchent à compenser la perte de leur poids économique dans le monde. L’Allemagne, de son côté, bien que s’affaiblissant aussi en raison de la crise du capitalisme (quoique avec un retard dû à la réduction des revenus de rente au cours de la phase de réunification avec l’Est), poursuit de plus en plus ses propres intérêts. Dans des pays comme le mien, cela réactive de vieilles tensions entre notre ligne historique libérale, qui remonte à l’époque de la primauté maritime néerlandaise qui a orienté le pays vers le monde anglo-saxon, et l’industrialisation tardive d’après 1870 qui nous a poussés vers l’Allemagne en tant que fournisseur de produits semi- finis.

Les militaristes des États-Unis ont clairement fait savoir à plusieurs reprises qu’ils ne toléreront plus jamais un équilibre de la terreur comme ils l’ont « accordé » à l’Union soviétique dans les années 1970. Dans les publications de la défense, on peut découvrir des plans de guerre américains visant à frapper le réseau souterrain duquel dépendent les forces nucléaires chinoises. Dans le même temps, la fiction Al-Qaïda, qu’on estime maintenant avoir compté, au maximum, quelque 200 militants au moment des attentats du 11 septembre (c’est donc aussi pourquoi il est si improbable qu’il ait réussi une opération aussi massive), est devenu le dénominateur commun de tous les troubles jihadistes en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en partant du Caucase à travers toute l’Asie musulmane.

En réponse à votre question sur le soft power, même dans la zone où la stratégie occidentale a semblé l’utiliser pendant un certain temps pour faire reculer l’influence chinoise (Afrique), il est maintenant écarté par l’accroissement de l’implication militaire conduite par la France, mais avec le soutien de l’armée américaine Africom en arrière-plan. Bien que l’option soft power, qui repose sur la diffusion de la technologie de la téléphonie mobile et dans laquelle la Fondation (Bill) Gates est un relais important, continue à être utilisée, il est clair que l’Occident choisit de plus en plus l’option militaire.

Quel est, selon vous, le niveau de politisation du cyberespace de plus en plus au cœur de rivalités mondiales, du moins publiquement : de WikiLeaks, à l’intervention de pirates dans l’activisme politique, des groupes comme Anonymous ou LulzSec, et des lanceurs d’alerte comme Snowden, ainsi que des révélations concernant les scandales de surveillance de la NSA - PRISM - GCHQ ? Pouvez-vous nous livrer votre analyse de certaines relations confuses qui existent entre Soros, Google, Facebook, Stratfor, ainsi que d’autres acteurs, à partir d’une analyse de classe transnationale - même si elle n’est qu’au niveau de la spéculation ?

Kees van der Pijl : Les révélations de WikiLeaks et de Snowden ont montré un énorme système de surveillance dont les gouvernements « alliés » prétendent être surpris. Mais, en fait, ils l’ont approuvé il y a longtemps. Après l’effondrement du bloc soviétique, la NSA et d’autres agences de renseignement américaines sont passées de la surveillance des pays communistes à celle de tous les pays, à la fois d’Europe et d’Asie. Au cours des années 1990 cela a préoccupé l’UE. En 1998, un dossier établi par un bureau d’études britannique pour le Parlement européen énonçait, en détail, les pratiques d’écoute de la NSA et invitait les gouvernements de l’UE à lui résister. Ainsi, la « surprise » de Merkel et d’autres est totalement hypocrite ; non seulement le Royaume-Uni, mais aussi les agences de renseignement allemandes et d’autres pays européens ont collaboré avec la NSA pendant une très longue période parce que l’état profond est une structure transnationale sur laquelle s’appuie de plus en plus le pouvoir de la classe dirigeante.

Pendant ce temps, les grandes entreprises capitalistes ont du mal à reprendre le contrôle d’Internet, qui est un vaste espace, potentiellement libérateur, comme cela n’a jamais existé auparavant. Il a aboli, en principe, le pouvoir qu’ont ceux qui régissent nos vies de décider ce que nous lisons, voyons et connaissons ; par Internet, la fonction éditoriale a été renvoyée à des citoyens informés. En outre, grâce à Snowden, Assange, et tous les autres lanceurs d’alerte, a été rendue public la mesure dans laquelle nous avons été tenus non informés.

L’attaque menée par le capital contre la liberté d’Internet se construit autour des droits de propriété privée. Cela produit des sanctions absurdes pour ceux qui contestent la privatisation de la connaissance scientifique et universitaire, empêchant, sur le seul terrain du droit d’auteur, les gens d’accéder librement à l’information pertinente. Les universités publiques paient leur personnel sur le budget général, le personnel publie des recherches dans des revues, mais celles-ci sont la propriété de sociétés privées et le produit du travail intellectuel est mis sous clé. Même les institutions universitaires qui produisent la recherche doivent payer pour y accéder de nouveau.

Ceux qui le contestent se sont heurtés à de sérieux ennuis. Aaron Swartz, qui a piraté la bibliothèque d’articles de revues universitaires JSTOR et les a rendus publics, a fait face à une persécution si énorme qu’il a choisi de mettre fin à ses jours. Un pirate suédois a été mis dans l’isolement complet, sans avoir le droit de lire des livres, droit qui n’a pas même été refusé au meurtrier de masse néo-fasciste, Anders Breivik. C’est une ligne d’attaque (nul besoin de raconter le sort de Manning, Assange, Snowden et de nombreux lanceurs d’alerte moins connus).

L’autre étape est de chercher à privatiser Internet en tant que tel et de rétablir le rôle éditorial. On l’a comparé à une tentative pour faire d’Internet une extension de la télévision par câble dans laquelle les entreprises décident de ce qui peut être accessible. C’est actuellement devant les tribunaux américains. Si Monsanto est une indication de ce à quoi il faut s’attendre, il est à craindre que Verizon et d’autres géants de la communication n’arrivent à leurs fins.

L’image que présente le monde d’aujourd’hui est celle d’oligarchies bien établies, en concurrence l’une avec l’autre sur le plan économique et déployant les moyens de répression et de violence mis à leur disposition. À l’autre extrémité, on trouve les masses impuissantes, face aux conséquences d’un système économique qui ne fonctionne plus, à la destruction écologique et de façon générale, à l’épuisement des bases sociales et naturelles sur lesquelles repose l’organisation de la vie sociale. La seule chose qui donne encore de l’optimisme est la capacité des masses de la population sur tous les continents à rappeler aux dirigeants que leur volonté de résister n’est pas morte.

Entretien réalisé le 15 janvier 2014.

Auteurs Orsan Senalp, Mehmet Senalp


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