UNE NOUVELLE MAJORITÉ, ROSE-VERT-ROUGE, EST DEVENUE POSSIBLE

mardi 6 mai 2014.
 

Ce gouvernement n’a pas un mois d’existence que, déjà, il se voit rattrapé par ses fragilités, lesquelles tendent à présent à se conjuguer pour conférer un tour convulsif à la situation française.

Son autoritarisme, à l’inverse des espoirs manifestement placés par le président de la République en la personnalité de Manuel Valls, mine un peu plus ses assises sociales dans le pays. L’inanité et l’injustice profonde de son « pacte de responsabilité » se trouvent davantage mises en lumière par l’échec qui apparaît l’unique horizon de la politique de « l’offre ». La « République irréprochable », dont la promesse avait tant contribué à la chute de Nicolas Sarkozy en 2012, n’apparaît plus qu’un souvenir pathétique au miroir de l’étalage des mœurs engendrées, jusqu’au cœur du « Château », par un système de cour reproduisant en permanence la soumission à la loi de l’argent facile, ce trait n’ayant pas peu compté dans le résultat des élections municipales. De sorte que, comme je l’évoquais dans ma précédente note, d’une crise économique et sociale des plus préoccupantes, nous sommes aujourd’hui entrés dans une crise politique et morale aux retombées possiblement dévastatrices. Avec une équipe gouvernante qui entretient un climat de plus en plus anxiogène pour le pays.

Résumons. Dans son discours de politique générale, et dans le but manifeste d’obtenir la confiance des députés socialistes, le Premier ministre leur avait fait miroiter l’établissement d’une relation de concertation. Plus, il avait laissé entendre que l’exécutif allait négocier avec Bruxelles et Berlin les rythmes auxquels la France était censée parvenir aux 3% de déficit public, arbitrairement imposés aux pays de l’Union européenne par les traités adoptés en rafale depuis les accords de Maastricht en 1992. Les promesses n’engageant, on le sait, que ceux qui les reçoivent avec complaisance, les parlementaires du PS auront été payés en retour avec l’annonce d’une cure d’austérité telle que le pays n’en a jamais connue depuis la Libération, prolongée de la déclaration d’obéissance au dogme de l’équilibre budgétaire à tout prix, que Manuel Valls aura tenu à prononcer très symboliquement depuis Berlin, encadré de surcroît de deux hauts dignitaires de la social-démocratie allemande, lesquels appliquent servilement outre-Rhin la politique de Madame Merkel au sein de la « grande coalition ». On ne pouvait délivrer, aux Français comme à la gauche, plus détestable message : aux yeux de nos dirigeants, il ne fait manifestement aucun doute que la volonté du peuple et la souveraineté de ses Assemblées ont bien moins d’importance que les diktats au nom desquels le Vieux Continent subit la loi des marchés.

On avait compris, depuis la prestation du nouvel hôte de Matignon devant le Palais-Bourbon, que les 30 milliards de cadeaux initialement annoncés au bénéfice du grand patronat – lequel se garde toujours de souscrire le moindre engagement en retour sur leur utilisation – allaient se voir complétés par une kyrielle d’autres exonérations relatives, par exemple, à l’impôt sur les sociétés ou à la contribution sociale de solidarité. On sait maintenant sous quelles formes le plus grand nombre va régler cette addition particulièrement salée : avec l’amputation de dix-huit milliards des dépenses de l’État (ce qui affectera, c’est évident, les services publics et coûtera aux fonctionnaires la prolongation du gel de leur point d’indice), la baisse de onze milliards des dotations aux collectivités territoriales (somme considérable qui va lourdement handicaper la capacité des communes comme des départements ou régions de remplir leurs missions), le prélèvement de onze autre milliards sur la protection sociale (les retraités, qui peinent déjà dans leur immense majorité à joindre les deux bouts, subissant notamment la non revalorisation de leurs pensions), et la ponction de dix milliards sur les « coûts » de l’assurance-maladie (ce qui, pour dire clairement les choses, représentera un coup sévère porté au droit de chacune et chacun à se soigner…).

SPIRALE INFERNALE

Cela dit, comme on vient d’amplifier encore les allègements fiscaux requis à l’avantage de l’oligarchie par le « pacte de responsabilité » (ils représentent maintenant, au bas mot, une quarantaine de milliards), et comme on décrète que l’on ramènera les déficits aux sacro-saints 3% de produit intérieur brut dès 2015, il ne fait aucun doute, même si personne ne se hasarde évidemment à l’admettre, que ce sont au moins 30 milliards « d’économies » supplémentaires que le pouvoir va devoir trouver. Et comme, par ailleurs, ce plan de rigueur violent n’a pas la moindre chance de relancer la machine économique, puisqu’il pénalisera d’un même mouvement la consommation des ménages et les investissements publics, c’est dans la spirale infernale de la croissance atone et des restrictions que Messieurs Hollande et Valls nous enferment tragiquement.

Les conséquences pour la gauche tendent à en apparaître dans leur absurdité. Non seulement, le « combat » que l’exécutif se targue de mener désigne uniquement ses cibles parmi celles et ceux qui avaient fait la victoire de 2012 (à titre de comparaison, pour les banquiers tout va pour le mieux du monde, leurs revenus et bonus ayant accusé des hausses vertigineuses en 2013, jusqu’à s’envoler à un sommet de 38,8% pour le PDG du Crédit agricole ou de 29,4% pour son homologue de la BPCE…), mais c’est à la certitude d’une débâcle d’ampleur historique que l’exaspération et la désorientation populaires confrontent l’ensemble des formations politiques et sociales.

Il ne faut, ce faisant, pas s’étonner de la fracture qui s’est ouverte au sein de la majorité gouvernante et n’apparaît pas près de se refermer. Comment pourrait-il en aller autrement lorsque c’est au socle sur lequel la gauche a fait reposer son audience et ses succès électoraux que l’on s’attaque avec une brutalité inouïe ? Lorsque, depuis deux ans, le pouvoir d’achat des salariés – en activité ou non – n’a cessé d’être la victime du gel du barème de l’impôt sur le revenu, de la suppression de la demi-part pour les personnes isolées, de la hausse des cotisations retraite, de l’annulation de l’exonération fiscale de la majoration de 10% pour les retraités ayant eu trois enfants, du blocage des salaires dans la Fonction publique ou de la stagnation du Smic, sans parler de l’alourdissement des taux de la TVA ? Lorsque, aux sacrifices que l’on enjoint la population d’accepter, fait écho la révélation de l’opulence dans laquelle vivent quelques hauts dignitaires ayant renié toutes les valeurs de la gauche pour prix de leur conversion à un libéralisme chaque jour plus inégalitaire dans ses visées (les liens de Monsieur Morelle, ce proche conseiller de François Hollande, avec l’industrie pharmaceutique, ou son goût immodéré pour les chaussures de luxe bien cirées par des laquais convoqués dans un salon élyséen, vont laisser des traces bien plus profondes qu’il n’y paraît dans l’opinion) ? Lorsque le moindre des déplacements du chef de l’État, comme le 23 avril sur cette terre de gauche qu’est Carmaux, est accueilli au mieux dans l’indifférence et au pire par des huées, manifestations d’une colère intense que n’aura certainement pas apaisé un discours ubuesque d’hommage à Jaurès, dans lequel l’ancien patron de la rue de Solferino chercha à transformer la grande figure de l’unité socialiste en thuriféraire de la course au profit et de la libre concurrence ?

Il se révèle, pour cette raison, sans précédent depuis les origines de la V° République – si l’on excepte, certes, le vote de la motion de censure ayant renversé le cabinet Pompidou le 5 octobre 1962, mais le contexte en était totalement différent – de voir le groupe parlementaire du parti dirigeant en proie à une semblable rébellion contre un exécutif presque totalement sorti de ses rangs. Qu’importent, à cet égard, les manœuvres du clan présidentiel visant à faire passer quelques aménagements à la marge du « programme de stabilité » pour une prise en compte de la souffrance d’un très grand nombre de Français (tel celui qui concernera, semble-t-il, les « petites » retraites sans concerner la majorité des pensionnés qui ne perçoivent en moyenne que 1200 euros mensuels), rien ne peut plus rétablir la confiance. Sur le fond, Michel Sapin aura d’ailleurs tenu à doucher les espoirs de ses propres camarades en une inflexion à gauche des annonces de Manuel Valls. Dans Le Monde du 23 avril, il se plaçait ouvertement dans une dynamique de passage en force, indiquant qu’« il y a une chose qui ne sera pas modifiée par le gouvernement : les grands équilibres et la volonté et la volonté de redonner de la compétitivité aux entreprises ».

D’UNE INSTABILITÉ PROLONGÉE À LA CRISE DE RÉGIME ?

Ces gouvernants, entrés en fonction grâce à une mobilisation exceptionnelle de la gauche et parce qu’ils avaient su convaincre une large partie des classes populaires de revenir aux urnes grâce au fameux discours du Bourget, ne possèdent plus ni la légitimité devant le pays ni l’autorité institutionnelle qui leur permettraient de conduire leur action. Il ne leur reste, pour faire passer à la hussarde des décisions aux antipodes des engagements de campagne du candidat socialiste à la présidentielle, que les mécanismes d’une V° République qui confèrent au monarque en place la faculté de s’asseoir sur les attentes des citoyens autant que sur celles de son parti et de ses élus. Même dans la République du « coup d’État permanent », que décrivait si bien un certain François Mitterrand, un pareil isolement du pouvoir est néanmoins inédit. Et il est inenvisageable qu’il pût durer longtemps dans la mesure où il instaure une situation d’instabilité prolongée susceptible, à n’importe quel moment et sous l’impact par exemple de nouvelles déroutes électorales, d’ouvrir une véritable crise de régime.

C’est à ce défi, redoutable entre tous si l’on y regarde de près, que l’ensemble de la gauche se trouve confrontée. Avec un mouvement populaire suffisamment puissant pour rebattre les cartes politiques, un tel type de crise eût pu se voir ouvrir une issue positive. À l’inverse, si le découragement provoqué par un sentiment d’impuissance ravageur – tel qu’il s’installe en France depuis des mois – continuait son travail de sape dans les consciences, le danger est qu’une contradiction devenue explosive se dénoue à droite… voire très à droite. Le scrutin des municipales a, quoiqu’encore en pointillé, dessiné cette éventualité : avec une gauche vidée d’une bonne partie de sa substance par la perte de l’enracinement territorial hérité de son histoire particulière ; avec un camp conservateur se voyant offrir la possibilité de remodeler la réalité de l’Hexagone grâce à la démotivation du peuple de gauche ; avec un Front national rebondissant au gré de ses percées électorales au point de focaliser le vote des catégories les plus fragilisées de la population. Que l’on songe, à présent, à ce que pourraient provoquer une victoire de l’extrême droite (que les sondages promettent de nouveau) à l’occasion des prochaines européennes et le basculement, en mars 2015, d’un grand nombre de départements et de régions aujourd’hui dirigées par la gauche…

UN POUVOIR TOTALEMENT MINORITAIRE À GAUCHE

C’est ce qui fait apparaître les tensions opposant le Parti socialiste (ou, du moins, une large partie de son encadrement, de ses élus et de ses militants) et Europe écologie à l’exécutif comme une authentique chance. Une chance de faire bifurquer une situation qui semblait bloquée à beaucoup, de redonner force et élan à des mobilisations jusque-là privées d’horizon politique, de faire renaître un espoir pour des millions d’hommes et de femmes.

Il est, à cet égard, encourageant que le front de celles et ceux n’acceptant plus une politique allant dans le mur à pleine vitesse n’ait cessé de s’élargir ces derniers jours. Il faut lire la tribune publiée, le 25 avril, dans Libération, par trois députés socialistes (Laurence Dumont, Jean-Marc Germain et Christian Paul). Avec leurs mots, produits d’un parcours qui les avait jusqu’à présent tenus à l’écart de ce que l’on désigne ordinairement comme « l’aile gauche » du PS, et bien qu’ils évitent de remettre frontalement en cause la politique de « l’offre », ils en arrivent à des conclusions convergentes avec celles des forces anti-austérité. Je les cite : « Le redressement ne sera possible que si de réelles et judicieuses contreparties sont demandées aux entreprises pour les baisses d’impôts ou de cotisations patronales. Un euro qui part dans les dividendes, les hautes rémunérations, les assurances, les banques et la finance est un euro perdu. Des euros bien ciblés vers l’industrie, dans la recherche, l’innovation, la formation, dans l’export et l’amélioration des lignes de production des usines françaises, ce sont des emplois gagnés. (…) Le redressement de l’économie ne sera pas davantage au rendez-vous si les moteurs de la consommation ou de l’investissement ne repartent pas. Or, le pied reste sur le frein du pouvoir d’achat. Et les onze milliards de baisses des dotations aux collectivités locales, qui portent 75% des investissements publics, risquent d’étouffer dans l’œuf les timides signes de reprise qui se sont manifesté ces derniers mois. Les 50 milliards d’économies créent un risque majeur de récession et peuvent être considérablement atténués si les aides aux entreprises sont mieux ciblées : pourquoi s’enferrer ? » Et de se prononcer pour que le gouvernement se rende à Bruxelles « pour affirmer, comme nous le disons, que le peuple français que nous représentons juge le calendrier actuel du déficit (3% en 2015) injuste socialement et dangereux économiquement, pour nous comme pour l’Europe ».

Je ne sais si les trois signataires de cette importante contribution iront jusqu’au bout de leur intention de « ne pas voter le pacte de stabilité », à l’Assemblée, ce 29 avril. Il n’empêche ! Leur texte, qui entre en résonnance avec l’attitude de plus en plus critique de plusieurs dizaines de députés, se veut un acte politique réfléchi, l’expression d’un refus de la logique mise en œuvre par les deux têtes de l’exécutif. Il dessine de possibles convergences dans l’action, dès lors qu’il manifeste qu’il n’y a pas de majorité à gauche pour la poursuite de choix totalement contradictoires avec ce que portait le vote des Français au printemps 2012. Il est, de ce point de vue, révélateur que l’Élysée et Matignon n’aient jusqu’ici trouvé que 20 élus du Palais-Bourbon pour afficher leur appui sans état d’âme au choc de casse social qui se prépare, le Premier ministre cherchant activement à la droite de l’Hémicycle les voix qui risquent de lui manquer dans sa propre famille. S’il se concrétisait, ce changement de majorité parlementaire marquerait l’aboutissement de la dérive enclenchée avec le rapport Gallois, les odes présidentielles à la compétitivité des entreprises et l’affirmation sans cesse répétée que c’est en direction du capital que doit prioritairement s’opérer la redistribution des richesses… pour plier une France qui résiste obstinément aux contraintes de la mondialisation marchande et financière.

UNE NOUVELLE MAJORITÉ, ROSE-VERT-ROUGE, EST DEVENUE POSSIBLE

Il faudra, naturellement, bien autre chose qu’un ras-le-bol généralisé et des broncas à répétition pour que la rupture en gestation avec une fuite en avant austéritaire donne naissance à de nouveaux équilibres politiques globaux. Des débats seront nécessaires, bien sûr, sur les nouvelles orientations grâce auxquelles la gauche peut demain retrouver le chemin du peuple travailleur.

Face aux périls dont nous menace la glissade droitière accélérée de l’exécutif, il ne saurait en effet être question d’amender par petites touches le « pacte de responsabilité ». Il faut y substituer un pacte pour la relance, la réindustrialisation du pays et la justice. Lequel suppose en premier lieu, pour porter ses fruits, que l’on sorte des clous du traité budgétaire européen sans craindre les objurgations de Madame Merkel et Monsieur Barroso… Que l’on réoriente la dépense publique vers l’investissement et les besoins de la population en services publics de qualité… Que l’on mette sans trembler à contribution les profits improductifs du capital (la taxation à la même hauteur que les salariés des revenus financiers des entreprises, l’imposition des 50 milliards de dividendes versés l’an passé aux actionnaires du CAC 40, ou encore la récupération d’une partie des 180 milliards de placements français dans les paradis fiscaux suffiraient à ramener des dizaines de milliards d’euros dans les caisses de l’État)… Que la puissance publique recouvre la maîtrise du crédit, bien au-delà des interventions cosmétiques de l’actuelle Banque publique d’investissement… Que l’on ose actionner le levier de la consommation des ménages au moyen, de l’augmentation des salaires et retraites…

Il n’en apparaît pas moins évident qu’une nouvelle majorité est aujourd’hui devenue possible. Non seulement nécessaire, mais réellement atteignable ! Une majorité rose-vert-rouge, pour réutiliser une terminologie n’ayant plus cours depuis longtemps dans les cabinets ministériels, qui verrait enfin la gauche, après avoir été si profondément divisée par des choix n’ayant plus rien de progressistes, retrouver son unité au service de l’intérêt général et se doter d’un gouvernement se tournant cette fois vers les siens. Il ne suffit cependant pas d’en appeler la perspective. Il importe de prendre, dans la toute prochaine période, les initiatives appropriées pour lui donner de la visibilité et en hâter le surgissement. De se doter, pour le dire plus précisément, de lieux de rencontre et de débat où puissent se retrouver toutes les forces et courants prêts à agir ensemble pour empêcher que la gauche française ne connaisse le naufrage auquel la promettent François Hollande et Manuel Valls. Et si le changement… c’était maintenant ?


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