Dix réflexions sur l’après-municipales (Christian Picquet)

mercredi 23 avril 2014.
 

Foin de considérations oiseuses ! Le désastre des élections municipales ne saurait être appréhendé comme une banale reproduction des échecs que connaissent d’ordinaire les majorités en place à « mi-mandat », comme je l’entends de plus en plus fréquemment de la part de hauts responsables socialistes s’évertuant à rassurer leur parti sur la faculté de l’exécutif à rebondir… d’ici 2017. Il s’apparente à un séisme d’amplitude maximale, dont les inévitables répliques pourraient bien provoquer un tsunami. Si, du moins, rien n’est entrepris pour en protéger la France, son peuple, la gauche…

C’est ce qui a motivé la rédaction de cette longue note, à l’issue de la manifestation du 12 avril, organisée contre l’austérité à Paris. En elle-même, cette démonstration, forte de dizaines de milliers de participants, ne sonne pas l’heure de la contre-offensive. L’élargissement du cadre des appelants à un certain nombre de structures syndicales ou associatives ainsi qu’à des personnalités symboliques, la présence de figures socialistes tel Hoang Ngoc Liêm ou de représentants de l’aile gauche d’Europe écologie-Les Verts comme Jacques Boutault, pour encourageants qu’il fussent, ne nous laissaient d’emblée pas espérer une participation dépassant les secteurs les plus militants. L’acte fort qu’aura néanmoins représenté un défilé survenant deux semaines après une déconfiture sanctionnée dans les bureaux de vote doit, par conséquent, être d’abord interprété comme un appel à la gauche politique et sociale. Un appel à la remobilisation et… à la lucidité dont il importe de savoir faire preuve pour relever les défis d’une configuration pour le moins angoissante.

Commençons par les chiffres… Ils parlent d’eux-mêmes : 155 villes ayant basculé à droite, dont 68 de plus de 30 000 habitants ; une quinzaine de villes passées au Front national ; ce dernier pouvant se féliciter d’avoir largement dépassé son objectif de 1000 conseillers municipaux (il en aura obtenu près de 1500)… C’est bel et bien la physionomie politique du pays qui s’en trouve chamboulée. C’est un nouveau rapport de force politique et social qui se dessine, encore plus défavorable qu’auparavant à la gauche et au monde du travail. Et c’est une crise politique majeure, de longue durée, qu’ouvre la rupture, consacrée par les urnes, entre le peuple et ceux auxquels il avait confié les clés de l’Élysée et accordé une majorité au Palais-Bourbon, voici moins de deux ans.

Cette crise va inévitablement s’amplifier dans la prochaine période, avec le jeu de bonneteau auquel vient de s’essayer le premier personnage de l’État. Qui peut, en effet, raisonnablement imaginer qu’un changement de Premier ministre, au demeurant pour substituer au précédent le chef de file de l’aile la plus droitière et la plus minoritaire de la rue de Solferino, un resserrement de l’équipe gouvernementale en conservant les mêmes personnalités – à l’exception cependant, un détail, des écologistes – et pour intensifier la politique qui vient d’être sanctionnée par les électeurs, sans parler du remaniement de la technostructure élyséenne (pour faire entrer au poste clé de secrétaire général du « Château » un ancien ministre de Nicolas Sarkozy, Monsieur Jouyet pour ne pas le nommer…) et de la tête du Parti socialiste (quelles fussent les grandes qualités de Jean-Christophe Cambadélis…) puissent être reçus, par des citoyens ivres de rage à force de voir saccager leurs vies, autrement que comme une marque d’arrogance et de mépris ? C’est le député socialiste Pascal Cherki, que je connais bien depuis les années où il faisait ses premières armes à SOS-Racisme, qui a eu les mots justes, au lendemain du discours de politique générale de Manuel Valls : « C’est du Schröder. Il n’a rien compris au message des urnes. »

En dix points, ci-dessous, une réflexion sur la nouvelle situation française, ses conséquences prévisibles, et les conclusions qu’il convient, à mon sens, d’en tirer.

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2. LA SANCTION ÉLECTORALE DES 23 ET 30 MARS, ON LE SAIT, AURA PRINCIPALEMENT FRAPPÉ UN PARTI SOCIALISTE QUE LES ÉLECTEURS ASSOCIENT DIRECTEMENT À LA CONDUITE DES AFFAIRES. LA SECOUSSE EST, TOUTEFOIS, BIEN PLUS IMPORTANTE. Alors que, lors d’autres élections du même type, la colère des citoyens avait seulement modifié les équilibres entre villes dirigées par la droite ou la gauche, elle aura cette fois bouleversé la carte politique des territoires. Ce qui formait, jusqu’alors, la clé de voûte de l’influence socialiste, ce que l’on a souvent désigné comme le « socialisme municipal », s’en sera vue désintégrée. Des plus vieilles terres d’implantation (le Limousin, le Nord ou Midi-Pyrénées) aux zones conquises à la faveur de la reconstruction du PS dans les années 1970 (l’Ouest breton, par exemple, ou l’ensemble rhône-alpin), en passant par les villes arrachées lors de la « vague rose » de 2008 (Toulouse ou Reims, pour ne prendre qu’elles…), l’édifice n’est plus qu’un champ de ruines. Les grandes communautés d’agglomération, qui confortaient la puissance locale du PS, auront basculé dans la foulée, le Sénat devrait en conséquence repasser à droite en septembre prochain et, si rien ne vient contenir cet ébranlement de grande ampleur, un très grand nombre de Régions et de départements changeront de couleur l’an prochain.

Avec une implication dont il importe de prendre toute la mesure : depuis plus d’un siècle, les partis se revendiquant du mouvement ouvrier avaient, en France, construit leur influence à partir de leur enracinement territorial et des politiques redistributives que cela leur permettait de déployer à cet échelon. La destruction de ce socle, après deux ans à peine d’action « hollandaise » au sommet de l’État, mérite d’être fortement soulignée en ce qu’elle marque une fin de cycle historique, un véritable chambardement de notre vie publique. Non de simples alternances dans la vie des localités de ce pays, ni l’avènement d’une configuration électorale qui serait simplement inversée par rapport à celle qui avait commencé de voir le jour avec la poussée rose-rouge de 1977, à l’apogée de cette Union de la gauche dont la dynamique devait amener François Mitterrand à la victoire quatre années plus tard.

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5. VOILÀ QUI N’EN REND QUE PLUS DANGEREUSE L’INEXISTENCE PERSISTANTE D’UNE ALTERNATIVE AUDIBLE ET LISIBLE À GAUCHE. Tel est bien, en effet, ce qu’auront signé les résultats du Front de gauche en ce mois de mars. Non que ceux-ci fussent d’ailleurs mauvais pour un type de consultation où l’implantation territoriale est déterminante, dimension où nos formations affichent une grande faiblesse à l’exception du PCF. Simplement, les listes se réclamant de cette construction unitaire n’auront pas catalysé le besoin de gauche qui sera si fortement ressorti des urnes. Globalement, c’est donc dans les communes de forte influence communiste, ou dans les villes dont le maire sortant appartenait à cette tradition, que notre Front aura réalisé ses meilleures performances. Il aura alors recueilli une moyenne de 25% des suffrages exprimés sans toutefois, on le sait, échapper au recul général de la gauche (nos camarades communistes auront, à cet égard, perdu sept villes de plus de 30 000 habitants et 19 de plus de 10 000). Ailleurs, lorsque toutes nos composantes se présentaient unies, les listes se seront situées un peu au-dessus des 10% (toujours en moyenne) et, là où le Parti de gauche et Ensemble s’affichaient seuls, l’étiage sera resté scotché autour des 6,5%.

En clair, le Front de gauche n’aura pas confirmé la percée de la présidentielle de 2012 et il ne se sera pas distingué des scores habituels de la gauche radicale ou alternative dans les scrutins municipaux. Ce que l’on se doit de mettre en relation avec la capacité, en maints endroits – comme Grenoble, Rennes ou Nantes – des candidats d’Europe écologie, de capter le vote d’électeurs de gauche ayant choisi de ne pas s’abstenir tout en souhaitant exprimer leur attente d’un changement de l’orientation gouvernementale. À ce niveau, on ne saurait se contenter d’incriminer nos divisions ou le caractère peu innovant de nos propres pratiques, comme je l’ai lu ici et là. Si ces questions ne sauraient évidemment être évacuées de notre réflexion, c’est néanmoins le message politique et la stratégie qu’il importe d’interroger prioritairement. Sans autre considération que la volonté de nous replacer, dans les meilleurs délais, sur de bons rails.

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9. CES RECLASSEMENTS EMBRYONNAIRES SOULÈVENT LA QUESTION QUI VA SE RÉVÉLER DÉCISIVE POUR L’AVENIR DE LA FRANCE ET DE LA GAUCHE : COMMENT FAIRE ÉMERGER UNE NOUVELLE MAJORITÉ ET UN AUTRE GOUVERNEMENT ? Les innombrables mises en garde ou propos critiques émanant désormais de toutes les familles de l’aire progressiste, très au-delà du Front de gauche, dégagent à bien y regarder les premiers éléments d’un pacte anti-austérité alternatif au pacte de soumission aux diktats de la finance, qui sert de boussole à nos dirigeants.

Cinq grands objectifs pourraient, dans ce cadre, dessiner l’architecture d’une action volontariste rompant avec la spirale mortifère du libéralisme et offrant à la France les moyens d’une relance socialement utile et écologiquement soutenable, de l’effective réindustrialisation de ses territoires, de la création de centaines de milliers d’emplois, de la satisfaction des besoins les plus urgents de la population.

C’est ainsi une politique d’investissements massifs qui s’imposerait, et elle se trouverait favorisée par une dépense publique réorientée et l’engagement audacieux de la conversion écologique de l’économie. De même, une réforme fiscale s’en prenant sans trembler aux revenus financiers et aux activités spéculatives redonnerait immanquablement des marges de manœuvre à la puissance publique. Tout comme, d’ailleurs, le retour entre les mains de l’État de l’arme du crédit, avec ce que cela suppose : la formation d’un grand pôle financier public tournant le dos aux logiques de rentabilité à court terme pratiquées par les banques (mais aussi par la Banque publique d’investissement, qui est loin d’avoir révolutionné les pratiques de ce secteur), afin d’aider notamment au développement des petites et moyennes entreprises. La logique voudrait que, dans la foulée, l’on accordât la priorité à la demande populaire, plutôt que de laisser l’action publique dynamitée par une théorie de « l’offre » dont l’échec est d’ores et déjà programmé, ce qui impliquerait de cesser de se dérober à l’augmentation des salaires et des pensions que demandent les organisations syndicales. Enfin, la suspension de l’application du traité budgétaire européen viendrait libérer la France d’un carcan qui prive notre continent des moyens de faire face à la crise et aux menaces déflationnistes.

Ce pacte anti-austérité, seul à même de venir sceller les retrouvailles de la gauche et du peuple, n’a rien d’un mirage. Il peut parfaitement voir le jour, pourvu que des énergies encore dispersées mais déterminées à se faire l’écho des attentes immenses révélées par les municipales osent, tout en respectant leurs identités et les traditions auxquelles elles se réfèrent, se fédérer et s’affranchir de leurs dissensions passées.

10.

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