Le projet écosocialiste est un constant aller retour entre pensée et action (Michael Löwy)

lundi 21 juillet 2014.
 

Sociologue et philosophe marxiste franco-brésilien, Michael Löwy est fortement engagé dans le combat politique à visée planétaire. Enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur de recherche émérite au CNRS, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la pensée contemporaine et co-initiateur du Manifeste écosocialiste international.

Vous êtes l’initiateur, avec Joël Kovel, du Manifeste pour l’écosocialisme. Comment analysez-vous l’irruption de ce concept dans le débat politique actuel  ?

Michael Löwy. L’histoire de l’écosocialisme n’a pas débuté avec ce manifeste. On peut citer les travaux d’André Gorz en France, de Manuel Sacristan en Espagne, de Rudolph Barho en Allemagne, de Barry Commoner aux États-Unis, etc. Il faut aussi rappeler que Pierre Juquin avait signé avec Frieder Otto Wolf, de la gauche des Verts allemands, une déclaration en faveur d’un écosocialisme européen. En 2001, nous avons réalisé avec Joël Kovel une synthèse, créant une nouvelle dynamique. Puis nous avons rédigé un nouveau texte qui a recueilli en 2008 le soutien de centaines de personnes, de pays du monde entier. Ce deuxième manifeste, dont l’enjeu était le changement climatique, a été présenté au Forum social mondial. C’était une apparition publique plus forte de l’écosocialisme. Depuis, le mouvement s’étend. Des courants politiques ont commencé à s’en emparer, comme en France, le NPA et ses anciens courants qui ont rejoint le Front de gauche, ainsi que le Parti de gauche. Sur le plan européen, une rencontre écosocialiste s’est déroulée récemment à Genève. En Amérique latine, deux conférences, l’une au Venezuela et l’autre plus importante à Quito (Équateur), ont eu lieu l’an dernier. Au Brésil, un réseau écosocialiste rassemble des militants de différents partis politiques. Il y a un intérêt grandissant envers l’écosocialisme. Vous me demandez pourquoi  ? Ce qui est difficile à expliquer, c’est pourquoi cela a tant tardé  ?  ! Au regard de la gravité de la crise écologique, cela fait longtemps que la gauche, les socialistes, les communistes auraient dû s’emparer de l’écologie.

Dans l’ouvrage collectif Écologie et Socialisme (Éditions Syllepse, 2005), vous définissez l’écosocialisme. Est-ce un courant d’idée  ? 
Un projet politique  ? Les deux  ?

Michael Löwy. En tant que marxiste, on ne peut pas séparer la pratique de la théorie. Le projet écosocialiste est un constant aller-retour entre pensée et action. Avec ce projet, nous ne voulons pas créer un parti écosocialiste mais gagner les forces de gauche existantes à l’écosocialisme afin de mener les luttes en commun. Il y a un double combat. D’un côté, convaincre la gauche de prendre l’écologie au sérieux. En parallèle, mener un débat avec les écologistes pour qu’ils tiennent compte de la critique marxiste de l’économie politique. Ce double travail de persuasion est nécessaire. Mais il y a aussi le travail pratique de convergence des luttes sociales et écologiques sur le terrain afin de faire émerger les luttes socio-écologiques. À l’approche des élections municipales en France, on peut par exemple évoquer le thème de l’écologie urbaine avec l’exigence de transports publics gratuits. Cela intéresse aussi bien les couches populaires périphériques les plus défavorisées, les salariés, pour la création d’emplois dans les transports, et les écologistes dans l’action contre les gaz à effet de serre. Voilà un combat socio-écologique qui préfigure le projet écosocialiste  : le service public, la gratuité, l’emploi, l’environnement, etc.

On pourrait très bien parler de socialisme ou de communisme. Quelle est la différence  ?

Michael Löwy. Deux raisons conduisent à utiliser le terme d’écosocialisme. Premièrement, le bilan au XXe siècle du point de vue écologique n’est pas brillant. La social-démocratie s’est adaptée au capitalisme et n’a changé qu’à la marge. L’expérience du socialisme réel dans les pays de l’Est a été désastreuse. Il fallait prendre une distance critique par rapport à ces expériences. La deuxième raison est de manifester l’idée que l’écologie ne peut plus être considérée comme un point parmi tant d’autres du programme mais qu’elle est devenue un enjeu central dans la mise en accusation du capitalisme. Face à la menace sur la survie de l’humanité, il faut repenser notre critique anticapitaliste et notre définition même du socialisme. Cela implique de reprendre le fil à partir de l’analyse marxiste mais d’aller au-delà, en posant des problèmes nouveaux. Le terme d’écosocialisme essaie de prendre acte de cette nouveauté.

Dans cette réinvention, quels sont les points sur lesquels il faut «  aller plus loin  »  ?

Michael Löwy. L’écosocialisme s’appuie sur l’héritage marxien. Toutefois, concernant la contradiction entre forces et rapports de production, cela ne va plus. À la lumière de ce que l’on sait de la crise écologique et de la nature des forces productives, il ne s’agit pas simplement pour le peuple de s’approprier des formes productives existantes mais de les transformer radicalement. Il faut penser cette transformation du système, dans toute sa logique, à commencer par les sources d’énergie, en remplaçant les énergies fossiles responsables du changement climatique par les énergies renouvelables. Le modèle de consommation capitaliste est aussi à considérer. Aujourd’hui réservé à une minorité, il est insoutenable et irrationnel. L’obsolescence, c’est un gaspillage monstrueux  ! Les produits sont faits pour ne pas durer et pour ne pas pouvoir être réparés. Cette logique irrationnelle doit laisser place à un autre modèle de production et de consommation. Cela ne signifie pas de consommer moins. Ce n’est pas une question quantitative mais qualitative  : il faut consommer autrement, d’une façon plus satisfaisante pour les besoins humains et en prenant en compte les vrais besoins sociaux. Le changement implique une transformation de l’appareil productif, mais aussi du mode de consommation, des transports, de l’énergie, du type d’agriculture, etc. C’est tout un mode de vie qu’il faut changer, un modèle de civilisation.

Dans Marx écologiste, John Bellamy Foster souligne qu’il n’effectue pas un «  retour à Marx  » pour des raisons dogmatiques mais bien parce que la question de l’écologie politique pose celle du dépassement du capitalisme. Est-ce cela qui donne du sens  ?

Michael Löwy. Absolument. John Bellamy Foster a écrit un livre intéressant sur Marx et l’écologie. C’est vrai qu’il y a chez Marx des éléments importants (même s’ils ne sont pas très développés) de compréhension de la contradiction entre capitalisme et écologie, notamment son analyse de la rupture du métabolisme entre la société humaine et l’environnement, qui résulte du mode de production capitaliste. Cette réflexion n’est pas prise en compte par les courants dominants écologistes qui rejettent Marx et qui refusent sa critique du capitalisme. En fait, par pragmatisme, ils veulent s’adapter au système capitaliste. Si nous devons dialoguer avec la gauche des écologistes, qui peut nous apprendre beaucoup, il faut prendre acte des limites actuelles de l’écologie politique. Sous ses formes dominantes, elle est au mieux sociale-libérale. Avec le capitalisme vert et les accords internationaux, c’est l’illusion que l’on pourrait obtenir des capitalistes qu’ils polluent moins, à l’aide de bonus-malus. Dans les faits, cela ne marche pas, car les changements opérés restent à la marge alors que ceux qui sont nécessaires doivent être profonds et radicaux. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté mais les capitalistes ne vont pas accomplir de tels changements car ils ne sont pas rentables. L’attitude des milieux dirigeants capitalistes, c’est «  après moi le déluge  ». Marx le montre très bien  : le capitalisme a besoin de l’accumulation du capital, des biens, des marchandises, d’une consommation de plus en plus irrationnelle. Ce système produit la destruction de l’environnement. C’est pourquoi il faut penser à une alternative systémique. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut rien faire en attendant l’écosocialisme. Il faut agir pour des réponses concrètes immédiates même limitées. De nombreuses luttes exemplaires se déroulent. L’écosocialisme sortira de ces luttes ou alors il n’y aura pas d’avenir.

Des mouvements sociaux et politiques attestent de résistances mais aussi de recherches multiples d’une cohérence alternative au capitalisme globalisé. En quoi l’écosocialisme pourrait-il être porteur de cette cohérence  ?

Michael Löwy. Le mouvement altermondialiste a permis un brassage de tous les mouvements sociaux. Les syndicalistes, les écologistes, les féministes, les marxistes, les indigénistes, les socialistes, etc.  : tout le monde s’est rencontré et a écouté ce que l’autre apportait. Rien de ce qui se passe aujourd’hui n’aurait été possible sans cela. Chaque mouvement dispose de sa propre autonomie, de ses priorités et de son programme. Il faut respecter et ne pas essayer de tout encadrer. Dans le même temps, nous pensons que l’écosocialisme est la perspective, l’utopie ou l’horizon historique le plus capable d’intégrer cette diversité. Nous ne voulons pas soumettre les différents mouvements au programme écosocialiste, mais simplement le proposer à la discussion en intégrant le plus possible cette richesse. Chacun décidera si cela correspond à ses exigences.

Vous parlez d’une « rationalité écologique » 
qui passerait par une « planification démocratique et sociale »...

Michael Löwy. Nous faisons un bilan très sévère de la planification bureaucratique en Union soviétique. Au début, cela a permis un développement économique en transformant la Russie en une puissance industrielle, mais à quel prix  ?  ! La négation de la démocratie et la destruction de l’environnement… Une planification démocratique doit être basée sur l’autogestion à tous les niveaux. Les gens gèrent leurs affaires, à l’échelle locale, nationale et ensuite continentale. Il faut combiner démocratie directe et démocratie représentative avec recours au référendum. L’idée fondamentale de l’écosocialisme, c’est que la démocratie ne doit pas se limiter à la sphère administrative politique mais s’étendre au terrain économique. Les grandes décisions sur la production ou les modes de consommation appartiennent aux gens eux-mêmes et non aux banquiers, aux capitalistes ou aux marchés. La démocratie est le seul chemin pour une rationalité sociale et écologique.

Il y a des salariés qui travaillent dans des secteurs qui ne répondent pas aux critères écologiques. Comment faire  ?

Michael Löwy. C’est un vrai problème qui n’a pas de solution simple. On peut dire que l’on va restructurer la production de telle façon que personne ne sera laissé sur le bord du chemin. Dans un processus de transition écosocialiste impliquant une réorganisation générale de la production, tout le monde devra retrouver un emploi, quitte à se former ou à reprendre ses études, à envisager une retraite anticipée, etc. Dans l’immédiat, on peut proposer de changer le type de production mais dans certains secteurs, comme les mines de charbon par exemple, ce sera plus compliqué.

Existe-t-il aujourd’hui des «  expériences écosocialistes  »  ? Et un rassemblement majoritaire possible  ?

Michael Löwy. Potentiellement, l’écosocialisme pourrait unifier les 99 % dont parlait le mouvement Occupy Wall Street. Seule une toute petite minorité parasitaire a intérêt à maintenir coûte que coûte ce système, quitte à aller au désastre. La grande majorité des gens, pas seulement la classe ouvrière au sens strict, est potentiellement intéressée par une transformation radicale, allant vers l’écosocialisme. Même si on dispose d’un gouvernement écosocialiste, il y aura un processus de transition qui va durer assez longtemps. Celui-ci ne va pas être décrété. Par ailleurs, on ne peut pas faire l’écosocialisme dans une seule ville ou dans un seul pays. Cependant, des expériences locales constituent des semences d’écosocialisme. Au Brésil par exemple, le Mouvement des paysans sans terre s’appuie sur une gestion collective, avec des coopératives qui produisent d’une façon différente en respectant l’environnement. Il y a aussi toutes ces initiatives concernant les transports gratuits, déjà mises en pratique dans plusieurs villes en France et en Europe. Toutes ces expériences vont dans le sens de l’écosocialisme.

L’autre monde possible

Sociologue et philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur Marx, Lukács, Benjamin, Kafka et Weber, Michael Löwy fait partie du comité de rédaction des revues Archives de sciences sociales des religions, Actuel Marx, ContreTemps et Écologie et Politique. Descendant d’immigrés juifs autrichiens, il est né en 1938 à Sao Paulo (Brésil) et vit à Paris depuis les années 1960. Sous la direction du philosophe et sociologue Lucien Goldmann, il soutient sa thèse en 1964 à l’EHESS. À partir de 1969, il enseigne la sociologie à l’université de Paris-VIII, puis il est admis au CNRS en 1978. À partir de 1981, il enseigne à l’EHESS. En 2003, il est nommé directeur de recherche émérite au CNRS. Engagé dans le combat politique depuis ses jeunes années passées au Brésil, il est lié au courant marxiste révolutionnaire en France. En 2007, il coécrit Che Guevara, une braise qui brûle encore, avec Olivier Besancenot. Très actif dans les forums sociaux mondiaux, il maintient d’intenses contacts en Amérique latine. Coauteur du Manifeste écosocialiste international, il a coordonné l’ouvrage collectif Écologie 
et Socialisme (Syllepse, 2005) et a publié Écosocialisme (« Mille et une nuits », Fayard, 2011).

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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