Note historique sur la question nationale ukrainienne (par Vincent Présumey)

mercredi 26 mars 2014.
 

Cet article est achevé le lendemain du pseudo référendum sur l’autodétermination de la Crimée. La Crimée n’est pas l’Ukraine et elle a droit à l’autodétermination, mais le vote sous contrainte, sans choix, armée déployée, qui vient de se produire n’a rien à voir avec quelque autodétermination que ce soit. Il vise à intimider, et peut-être à pire, les Ukrainiens, les Tatars, les Russes qui pensent autrement. Un débat démocratique en Crimée supposerait que la menace des troupes russes, comme celle de l’OTAN, ne s’exerce pas sur le pays, qui a besoin en effet de débattre de sa place comme trait d’union entre Ukraine, Russie … et Turquie. Son érection en petite Irlande du Nord bunkérisée n’est pas une bonne nouvelle pour ses habitants quelles que soient leurs illusions. Ce n’est pas non plus, répétons-le, une victoire sur l’OTAN qui, au plan géostratégique, n’est en rien affaiblie par ces gesticulations.

On tente ici de revenir sur l’histoire pour éclairer le présent, en y repérant les éléments explicatifs pertinents, ou d’ailleurs aussi ceux qui ne le seraient plus.

De la Rous à l’Ukraine.

De même que l’Occident européen est grosso modo issu de l’empire carolingien qui s’imaginait restaurer l’empire romain d’Occident, le monde russe au sens large, ou slave oriental, est issu de ce que l’on appelle la Russie kiévienne, ou Etat de Kiev. Sa formation fut l’œuvre, ou elle fut du moins fortement stimulée, par l’action de marchands armés d’origine varègue (scandinave), unifiant les peuples de la forêt le long des fleuves : Polianes, Drevlianes, Viatichi, Tivertses, Croates blancs, Iatvagues (ceux-ci plutôt baltes), entre autres, dont l’amalgame donnera le noyau d’où sortiront plus tard les trois nations slaves orientales. L’élément décisif dans la construction culturelle et administrative de l’Etat de Kiev fut l’influence de l’empire romain d’Orient, de Constantinople, qui, comme à la Bulgarie et à la Serbie, lui donne religion, église et écriture, avec ce qu’il est convenu d’appeler la « conversion de la Russie », vers 988. Au même moment, Pologne et Hongrie se convertissent aussi, mais auprès de l’église latine de Rome. Kiev est alors le cœur de cet univers et demeure le berceau de cette Russie au sens large dont le vieux nom se retrouve d’ailleurs aujourd’hui pour désigner les Ukrainiens passant pour les plus … ukrainiens, à savoir ceux des Carpates : les Ruthènes.

L’invasion mongole au XIII° siècle, avec la destruction de Kiev en 1240, est un fait considérable et ravageur où culmina un temps l’opposition entre nomades de la steppe et sédentaires, mais ne fut sans doute pas sans rapports aussi avec une crise sociale globale de cette première construction étatique de grande ampleur qu’était la Russie kiévienne : révoltes paysannes, dislocation de l’Etat en clientèles nobiliaires, conquête de leur autonomie par les noyaux urbains, jouent un rôle essentiel dans l’évolution qui se produit alors.

Celle-ci, dans l’ensemble, consiste dans la reconstitution ou la naissance de plusieurs Etats nobiliaires procédant de l’ancien Etat de Kiev : apanages progressant au Nord-Est dans les régions forestières avec Rostov la première du nom, Vladimir, Souzdal et bientôt Moscou, « république » urbaine de Novgorod, Galicie et Volynie au Sud-Ouest qui seront bientôt englobées dans un grand Etat aux limites floues, formé par la Pologne et par le royaume russo-lithuanien, qui furent associés de manière croissante à partir de 1386, pour aboutir à l’union de Lublin en 1569. Le Sud devient ou redevient steppique et parcouru par les nomades tatars. La principauté de Moscou va très lentement unifier la plus grande partie de ces territoires en s’appuyant, avant de s’en dégager, sur les Mongols et leurs successeurs les khans de la Horde d’Or, qui ont beaucoup influencé en Moscovie rapports sociaux et relations de pouvoir.

C’est à l’issue de cette période (XIII-XVI° siècles) qu’émergent trois langues, et trois peuples également héritiers de la Russie kiévienne et également chrétiens orthodoxes : les Russes au Nord-Est, les Biélorusses dans la partie polono-lithuanienne, et les Ukrainiens au Sud, dans une zone qui, au XVI° siècle, est clairement sous domination polonaise. Quoi que l’on puisse trouver une interprétation nationaliste de l’étymologie du mot « Ukraine » qui lui donne le sens de « cœur du pays », il semble plutôt que le terme ait désigné des « confins », confins militaires et limites fluctuantes : on le retrouve dans les Krayina (Kraina, Ukrayina …) de Croatie, séparant et reliant autrefois les anciens empires. Une langue ukrainienne écrite est attestée au XVI° siècle, différenciée de son ancêtre le vieux russe, comme s’en différencie à la même époque le moyen russe ou russe moscovite. Ses locuteurs mais plus généralement les habitants des confins sud-est du royaume polono-lithuanien sont donc les Ukrainiens. L’ukrainien fixé par l’écrit provient plutôt du groupe de dialectes sud-orientaux - détail qui a son intérêt dans la mesure où aujourd’hui les régions « vraiment ukrainiennes » sont tenues, par certains partisans et par les adversaires du nationalisme ukrainien, pour être celles du Nord-Ouest du pays. Le terme de « petite Russie » pour désigner ce pays semble être postérieur à celui d‘Ukraine, avec une connotation dominatrice et condescendante de la part des voisins du Nord.

Ce serait un anachronisme toutefois que de parler de nations ou de nationalités à l’époque où émergent les trois peuples slaves orientaux. Un très grand commentateur géostratégique et diplomatique du XIX° siècle, connu pour sa russophobie et son atlantisme, a ainsi résumé la manière dont la Moscovie devient l’empire russe par la destruction d’Etats plus avancés qu’elle :

« Il est intéressant de noter aujourd’hui encore les châtiments atroces que la Moscovie - tout comme la Russie moderne - a appliqués aux Républiques pour les détruire. Novgorod et ses colonies ouvrent le cortège, la République cosaque suit et la Pologne le ferme. » (Karl Marx, Révélations sur l’histoire diplomatique du XVIII° siècle).

La société moscovite puis russe repose sur une paysannerie progressivement asservie par une noblesse de service elle-même asservie à sa façon par un souverain qui devient le tsar (César, héritier de l’empire romain d’Orient) autocrate et chef de l’Eglise, paysannerie dont l’organisation communautaire par redistribution périodique des terres dans les communes villageoise est en même temps maintenue. Ces rapports sociaux ne sont pas ceux de l’Europe féodale et mercantile dont, chacune à leur façon, les trois « Républiques » dont parle Marx étaient beaucoup plus proches.

Parmi ces trois, c’est la « République cosaque » qui correspond à l’Ukraine. « Cosaque », voilà encore un terme qui porte en lui les contradictions de l’histoire des plaines de l’Europe orientale et de l’Asie centrale, puisqu’il désigne à la fois des paysans en quête de liberté, refusant le servage, des colons en terres pionnières, des peuples nomades (les kazakhs), et par la suite une sorte de caste paramilitaire utilisée pour la répression … Aujourd’hui figurés comme les parangons du nationalisme russe, les cosaques pendant des siècles étaient donc des Russes dissidents et mélangés, et, dans le cas des cosaques Zaporogues du bas Dniepr, des cosaques d’origine ukrainienne. Ce sont ces derniers qui formèrent la « république » dont parle Marx, dans une guerre contre les seigneurs polonais.

De même qu’une lecture rétrospective de l’histoire des républiques urbaines italiennes, par exemple, peut y voir les débuts de la société civile bourgeoise et de l’Etat-nation moderne, de même une telle lecture est possible envers la République cosaque ukrainienne née pendant quelques années, au XVII° siècle, de la contradiction entre une élite cosaque en formation et la noblesse polonaise, contradiction avivée par la tentative d’union des Eglises donnant naissance aux orthodoxes uniates (1596), et débouchant sur un gigantesque affrontement en 1648, année révolutionnaire dans l’histoire de l’Europe, lorsque l‘hetman Bohdan Khmelnytsky appelle à la levée en masse. Certains aspects frappent par leur caractère « progressiste » : les Zaporogues préconisent la scolarisation de tous, filles comprises. Cette interprétation en termes de « révolution démocratique bourgeoise », associée au nom de l’historien marxiste ukrainien du temps de l’URSS de la NEP Matviy Yavorski, semble toutefois exagérée, valable seulement en partie. La guerre populaire des Zaporogues contre le royaume de Pologne a vite rencontré ses impasses.

Dans leur affrontement avec les seigneurs polonais, ils se heurtent en première ligne aux Juifs gestionnaires des grands domaines, auxquels la noblesse prétendait donner un droit de disposition des biens meubles, êtres humains (serfs) compris. Les chefs cosaques dirigent la fureur paysanne sur le peuple juif ashkénaze, présent de longue date dans les plaines d’Europe orientale. A Nemirov, Bohdan Khmelnytsky devient pour toujours Khmel le Mauvais par le massacre des quelques 6000 juifs de la ville, qui n’étaient certainement pas tous des usuriers et des fermiers seigneuriaux. La guerre populaire, sous sa direction, ne renverse finalement pas la noblesse mais parvient à ébranler le judaïsme russo-polonais qui connaîtra bientôt la crise du mouvement messianique de Sabbataï Tzevi, puis de Jacob Franck. L’impuissance sociale d’une rage émancipatrice rentrée et refoulée, dans les mouvements paysans et cosaques d’Ukraine et de Russie, se retournera désormais contre eux, avec l’aide des prêtres, policiers et provocateurs de tout poil …

Impuissants à détruire les rapports sociaux seigneuriaux et souhaitant préserver l’Eglise orthodoxe, les chefs zaporogues décident finalement de s’allier au tsar de Moscou contre le roi de Pologne : c’est le traité de Péreiaslav de 1654, point de départ d’une sujétion qui se concrétisera au début du XVIII° siècle, lorsque le tsar Pierre le Grand triomphe à nouveau d’un Etat a priori plus avancé que la Russie, la Suède de Charles XII, vaincu dans les steppes ukrainiennes avec son allié, l’hetman Ivan Mazepa (1707-1709). L’Ukraine est devenue la petite Russie.

Ni la Crimée, ni même les steppes de l’extrême Sud, n’en faisaient toutefois partie. La poussée russe vers Azov est ancienne mais l’Etat tsariste ne l’assume pleinement qu’au XVIII° siècle, une fois qu’il est devenu une puissance militaire et même maritime. Le règne de Catherine II est décisif ; en connexion avec le premier partage de la Pologne, qui entame sa liquidation dans une pure logique de force rompant avec toute coutume de légitimation dynastique des conquêtes territoriales, et avec l’écrasement de la plus grande insurrection paysanne de l’histoire russe, celle de Pougatchev en 1775, l’empire tsariste accomplit une accélération spectaculaire de son expansion militaire vers le Sud, sa flotte traversant les détroits de la mer Noire et atteignant l’Egypte dès 1770, affirmant ses visées sur toute la mer Noire et sur les régions danubiennes, et finalement sur Constantinople et la Méditerranée. C’est dans ce cadre que le traité de Küçük Kainarca en 1774 reconnait « l’indépendance de la Crimée », inaugurant la tradition par laquelle « indépendance » signifie domination russe de facto. Est ainsi soumis le khanat des Tatars de Crimée, lié à l’empire Ottoman et provenant de l’ancien khanat de la Horde d’Or. Sébastopol est fondée en 1783. Il ne s’agit pas ici de colonisation paysanne de « terres vierges », mais bien d’une implantation purement étatico-militaire, extrêmement moderne à sa façon et en son temps.

Par ailleurs, il faut noter que les partages de la Pologne, achevés en 1795, donnent à l’Autriche la Galicie, où une noblesse polonaise domine une paysannerie ukrainienne, à côté d’une population juive de plus en plus déclassée.

De Tarass Chevchenko aux borot’bistes et aux oukapistes

Le développement des grands domaines céréaliers, la montée des exportations, la colonisation agricole des steppes du Sud, vont s’ensuivre durant le XIX° siècle, nullement interrompus, bien au contraire, par la guerre de Crimée suivie de l’abolition du servage des paysans (1861). C’est alors que, par le biais du port d’Odessa fondé en 1794-1800, l’Ukraine devient un « grenier à blé » de l’Europe, voire du monde, dernière étape de l’extension de l’agriculture à la fois nobiliaire et commerciale en Europe orientale, évolution que connaît aussi la Roumanie voisine dans les mêmes années.

Où est passé le peuple ukrainien ? C’est lui qui produit le blé. Il s’identifie alors à la paysannerie, une paysannerie assez largement prolétarisée de journaliers et d’ouvriers agricoles itinérants. Les villes, elles, sont largement peuplées de Russes et de Juifs (bien que le shtetl, le village yiddish, soit aussi un fait social important en Ukraine), et la classe ouvrière montante à la fin du XIX° siècle est majoritairement russophone, avec ses cheminots et ses mineurs. Russophone plutôt que purement et simplement « russe » : d’une part, ces prolétaires n’ont pas forcément de sentiment national affirmé alors même qu‘ils entrent, au début du XX° siècle, dans la voie de la révolution, d’autre part, ils agrègent des éléments venus de toutes les nationalités de l’empire.

Durant la première moitié du XIX° siècle, une mince intelligentsia, très sensible et remuante, prend conscience de l’existence dans cette paysannerie d’une nationalité, mot nouveau. Ses porte-paroles sont le dramaturge Ivan Kotjlarevski, le cercle historico-philologique de Kharkov, des mouvances slavophiles et démocrates nées du complot des décabristes russes mais s’ukrainisant, et le grand poète et écrivain Tarass Chevchenko, qui est à l’Ukraine ce que sont au même moment Adam Mickiewicz à la Pologne, Sandor Petôfi à la Hongrie, ou Vuk Karadzic à la Serbie. Une langue littéraire et nationale est ainsi constituée.

Dans la seconde partie du siècle, des sociétés secrètes se radicalisent à partir de la répression de l’insurrection polonaise de 1863, évoluant en relation avec l’idéologie des narodniks ou populistes de Russie. L’un de leur représentant en exil, Michel Drahomanov, est aussi l’éditeur de la correspondance de Bakounine avec Herzen et Ogarev : la revendication d’autonomie ou d’indépendance ukrainienne est une pointe avancée des exigences démocratiques de toute l’intelligentsia de Russie. Toutefois, elle sera peu présente dans les grands courants politiques constitués au début du XX° siècle, socialisme-révolutionnaire et social-démocratie avec ses ailes bolchevique et menchevique, dont beaucoup de leaders (comme Trotsky ou Zinoviev) viennent du monde ukrainien, mais sont peu sensibilisés par leur histoire personnelle à la question ukrainienne, moins encore d’ailleurs à la question yiddish alors que beaucoup d’entre eux sont d’origine juive. Deux courants proprement ukrainiens émergent à partir de 1905 : le parti démocratique radical, apparenté au populisme russe, et le parti social-démocrate ouvrier ukrainien, ce dernier étant le principal, ainsi qu’un mouvement anarchiste-communiste dans le Sud-Est du pays, d’où sortira Nestor Makhno.

Le fait frappant dans l’évolution idéologique du nationalisme ukrainien de sa naissance à la veille de la révolution de 1917 est que, parti d’un sentiment romantique fondé sur la terre, le peuple et la langue, il devient un nationalisme révolutionnaire et démocratique à vocation multiethnique. Cette évolution dans l’empire russe et contre lui contraste partiellement avec le nationalisme ukrainien d’Autriche, puis d’Autriche-Hongrie, où le rôle dirigeant est joué par une intelligentsia cléricale liée à l’Eglise orthodoxe uniate. Le principal courant nationaliste laïque et révolutionnaire de Galicie ukrainienne sera celui du Parti communiste d’Ukraine occidentale, formé à partir de la social-démocratie autrichienne par un futur grand commentateur de Marx, Roman Rosdolsky, fils d’un grand philologue ukrainien, et aboutissant d’une tradition de culture et de recherche dont la ville de L’viv (Lvov, Lwow, Lemberg) fut le foyer (l’exil occidental sauvera son fondateur de la liquidation stalinienne ultérieure de tout ce courant).

La révolution de 1917 n’est pas que russe, elle est aussi celle des nationalités au premier rang desquelles l’Ukraine. Une représentation nationale prétendant au suffrage universel bien qu’elle n’en soit pas issue, la rada, coexiste ici avec les soviets d’ouvriers. Lorsque se produit à Petrograd la révolution d’Octobre, un secteur de la social-démocratie ukrainienne choisit le camp de la contre-révolution, sous la conduite du journaliste et aventurier Simon Petlioura, qui massacre les partisans du soviet de Kiev élu par les ouvriers et la garnison : plus d’un millier de morts, c’est le premier grand massacre de la guerre civile en Ukraine et pas le dernier, les partisans du pouvoir des soviets, qui se présente lui aussi comme un pouvoir ukrainien indépendant, qui prennent Kiev le 26 janvier-8 février 1918, exécutant à leur tour quelques centaines d’officiers et de partisans de Petlioura. Mais dès le 16 mars les gardes rouges de Iouri Piatakov ont évacué Kiev, occupée par l’armée allemande.

Ces évènements ont inauguré la décomposition politique du nationalisme ukrainien, ou tout du moins de ses composantes hostiles à la révolution sociale : cette hostilité les conduit en effet à se « vendre » à des puissances extérieures, les services français n’étant pas étrangers aux premiers crimes de Petlioura, l’Allemagne devenant le parrain suivant. Ces nationalistes radicaux trahissent donc la nation, et la dérivation antisémite s‘affirmera comme la seule « émancipation » possible pour les bandes de Petlioura. L’erreur à ne pas faire, largement commise à l’époque par les bolcheviks eux-mêmes, serait de croire qu’une fois ses composantes bourgeoise et petite-bourgeoise discréditées, le mouvement national ukrainien n’existait plus et la question nationale ukrainienne ne se posait plus.

Malgré la prise de position de Lénine pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui semblait déjà la concession la plus forte que l’on puisse faire au sentiment « démocratique bourgeois » à bien des cadres de la social-démocratie révolutionnaire, la double sous-estimation de la question agraire et de la question nationale, qui se combine en une profonde incompréhension envers la question ukrainienne justement à la fois agraire et nationale, va avoir des conséquences graves. On la retrouve notoirement chez la grande révolutionnaire qui, par ailleurs, critique la révolution russe du point de vue la démocratie, Rosa Luxembourg. Le parti communiste ukrainien, constitué au printemps 1918, ne fut jamais réellement indépendant du parti russe, mais il était remuant en raison de son aile nationale et de son aile « gauchiste » hostile au traité de Brest-Litovsk mais niant la question nationale, qui se sont parfois alliées contre le « centre ». Les communistes indépendantistes Vassil Chakhrai et Serguei Mazlakh avertissent dès la constitution du parti : si le bolchevisme en Ukraine ne se fait pas indépendantiste et paysan et ne parle pas ukrainien, il ira à la catastrophe, car l’Ukraine est un maillon essentiel de la chaine révolutionnaire de la Russie vers les Balkans et la Hongrie (voir à ce sujet l’article de Zbigniew Kowalewski dans la revue Hérodote du dernier trimestre 1989).

L’impérialisme allemand en 1918 instrumentalise quelques temps la rada ou ce qu’il en reste, puis installe l’hetman Skoropadski et avec lui la contre-révolution seigneuriale la plus brutale. Mal lui en prit : la révolution ukrainienne, tempête paysanne, pèse d’un poids que les historiens n’ont pas assez analysé dans la défaite finale de l’Allemagne durant la première guerre mondiale … Petlioura tente de se réinstaller à Kiev en novembre 18, mais le sol se dérobe littéralement sous ses pieds : la révolution ukrainienne, non seulement nationale, mais sociale, liquidant grande propriété et capitalisme (les deux ne faisant pour l’essentiel qu’un à la campagne), entraine ses propres troupes et met en avant diverses armées paysannes, les deux principales étant celle de Makhno, au Sud-Est, et de Grigoriev ou Hrihoryiv, au Sud-Ouest. En outre, une force politique considérable s’affirme avec l’aile communisante et indépendantiste, majoritaire, des socialistes-révolutionnaires de gauche en Ukraine, les borot’bistes (de Borotba, La lutte - une organisation actuelle, liée aux secteurs pro-Ianoukovitch, porte ce nom et n’a rien à voir avec cette tradition là). La reconquête bolchevique de l’Ukraine se fait avec une relative facilité début 1919 grâce au soutien initial de ces forces autochtones, et porte à la tête du pays le grand révolutionnaire roumain et multinational Christian Rakovsky.

Et c’est vite la catastrophe prédite par les communistes indépendantistes de 1918 qui se produit. La politique « internationaliste » de Rakovsky considère l’Ukraine comme le maillon clef de la révolution européenne, dont l’avenir passe par l’alliance du blé ukrainien et de l’acier allemand dans l’Europe socialiste, mais ignore l’existence d’une révolution ukrainienne spécifique. Concrètement elle vise avant tout à prendre le blé aux paysans, méprise langue et traditions, et mise plus sur l’alliance avec les armées paysannes hétérogènes du Sud, celles de Grigoriev et de Makhno, qu’avec les borotbistes tenus en suspicion. La trahison de Grigoriev, converti du jour au lendemain de général de l’Armée rouge maître d’Odessa en pillard antisémite, ce pour quoi Makhno l’exécutera après avoir collaboré avec lui, déclenche le déluge : l’Ukraine échappe complètement aux rouges, qui n’auront pas son blé avec ces méthodes, toute la guerre civile en Russie est ainsi prolongée d’une année, une année de trop.

En décembre 1919, l’Armée rouge est de retour. Lénine et Trotsky semblent avoir tiré des leçons du printemps : Trotsky proclame Vive l’Ukraine soviétique libre et indépendante, Lénine fait savoir qu’un congrès des soviets ukrainiens pourra choisir entre indépendance complète ou diverses formes de lien avec la Russie, que la langue ukrainienne sera celle de l’Ukraine soviétique, que les réquisitions seront modérées et les petites exploitations paysannes respectées, et que les divergences sur la question nationale ne justifient pas de rupture politique entre communistes. Les borot’bistes, qui avaient averti que sans de telles concessions, ils prendraient les armes, décident alors d’entrer dans le PC ukrainien.

Cette politique est à l’origine du choix d’un traité entre trois républiques, Russie, Ukraine et Biélorussie, comme forme de l’union des pays soviétiques, appelée à s’étendre. Indirectement, c’est donc l’Ukraine qui est à l’origine de ce que l’URSS ne se présentera pas ouvertement comme un Etat unique centralisé ni comme une extension de la Russie. Mais les promesses de Lénine ne seront pas tenues. On peut penser qu’elles n’étaient guère compatibles avec la poursuite obstinée, jusque début 1921, du « communisme de guerre » reposant sur les réquisitions. Mais la cause première de cet avortement sera l’attaque polonaise contre la Russie rouge en 1920, secondée par Petlioura. Si elle a suscité une résistance populaire ukrainienne et paysanne vigoureuse, elle a avant tout motivé un élan nationaliste russe marqué par de nombreux ralliements, comme celui du général tsariste Broussilov. Renaissance du chauvinisme de grande puissance au centre et fonctionnement autoritaire et centralisé de l’Etat prennent le dessus. Un dernier courant révolutionnaire indépendantiste, celui des oukapistes, groupant l’extrême-gauche de l’ancienne social-démocratie ukrainienne et les borot’bistes qui n’avaient pas voulu entrer au PC, défend encore légalement, courant 1920, avec l’indépendance du pays, un programme fondé sur l’autogestion directe des usines et des domaines agraires … et sur un droit familial reposant sur l’union libre, appelé à déplacer le centre de la vie sociale sur la maternité et le soin aux enfants - voir la thèse d’Eric Aunoble, Le communisme, tout de suite ! (Le mouvement des communes en Ukraine soviétique 1919-1920, Paris, les Nuits Rouges, 2008.)

Néanmoins, avec la NEP (Nouvelle Politique Economique tolérant, dans le cadre d‘un marché national fermé, la libre exploitation agricole et le capitalisme), l’Ukraine connaitra durant les années 1920 un relatif « printemps », auquel participeront les nationalistes « bourgeois » ayant rompu à temps avec Petlioura, Vinnitchenko et surtout le grand historien Hrouchevski, qui a donné son nom à une rue de Kiev mondialement célèbre depuis les évènements « du Maidan ». Les limites de cette liberté relative sont fixées en 1923 quand le régime stalinien proprement dit amorce sa mise en place, qui s’affirme sur les questions nationales sensibles : contre les communistes géorgiens soutenus par Lénine dans son dernier combat de paralysé, contre les communistes tatars de Sultan-Galiev, et contre C. Rakovsky, devenu un partisan des nationalités dans l’URSS et écarté de la direction du parti ukrainien. Mais l’ancien borot’biste Choumsky garde le commissariat du peuple (ministère) à l’école et à la culture en Ukraine jusqu’en 1928.

La cassure stalinienne et ses conséquences.

Cet équilibre, que l’on peut après coup penser précaire, s’est rompu avec la « collectivisation » stalinienne. Les guillemets sont de rigueur car, en fait de collectivisation, se produisit alors la plus vaste, globale et rapide entreprise d’expropriation de la paysannerie par une appropriation nullement sociale et collective, mais purement étatique et, en ce sens, privative, du sol, détruisant en Russie les formes communautaires très vivantes, mêlées aux soviets villageois comme l’a montré Moshe Lewin, et en Ukraine déracinant une grande partie de la paysannerie pour détruire les fondements nationaux, en tant qu’ils représentaient un élément de résistance à la domination sans bornes de la bureaucratie. Ici, comme en Biélorussie, l’épuration du parti, menée lors des grandes purges, est parallèle à la collectivisation et aboutit au suicide du dirigeant ayant succédé à Rakovsky, Mikola Skrypnik, et de l’écrivain ukrainien communiste Mikola Khvyloviy, en 1933. La destruction de l’appareil d’Etat communiste et soviétique des années 1920 était sans doute nécessaire pour mener la « collectivisation », qui culmina en une famine artificielle cette même année 1933. La destruction du cheptel, dès 1930, par les paysans qui ne voulaient pas qu’on le leur prenne a entraîné la ruine des labours et, la famine se déclarant, la décision du pouvoir central de la nier et d’interdire qu’on en parle conduit à faire bloquer les régions concernées par les troupes spéciales du Guépéou, chargées de tirer sur les bandes d’affamés, de les refouler ou de les déporter en les traitant de « bandes petliouristes ». Le bilan se chiffre sans doute par 4 millions de morts en Ukraine, sur les 7 millions de l’ensemble de l’URSS.

La plupart des nationalistes ukrainiens contemporains considèrent que Staline ou « les communistes » ont commis un génocide délibéré contre les Ukrainiens en tant qu’ukrainiens, le Holodomor (extermination par la faim) et il existe une abondante littérature polémique à ce sujet. Il semble prudent, et largement suffisant pour qualifier ce régime de criminel, de parler de famine artificielle plutôt que de génocide proprement dit qui supposerait une intention d‘élimination d‘un groupe ethnique ou national. Cette famine ne fut certes pas limitée à l’Ukraine mais elle y fut - avec le Kazakhstan - la pire. Causée au départ, « involontairement », par la « collectivisation », puis aggravée parfois délibérément par les mesures répressives (car les morts ne remuent plus), elle fut certainement aggravée encore par le mépris et l’hostilité bureaucratique et grand-russe envers la paysannerie en général et l’ukrainienne en particulier.

La cassure qui s’est alors produite est profonde et elle rejaillit sur les orientations du nationalisme ukrainien. Nous l’avons vu marchant en avant, du romantisme de Chevtchenko à l’élan révolutionnaire des borot’bistes, des communistes indépendantistes et des oukapistes. Sous les coups du stalinisme, il commence à régresser, son foyer central ne pouvant plus se situer en URSS, mais dans la Galicie polonaise où les terribles récits de la « collectivisation » sont massivement contés. L’Organisation Militaire Ukrainienne depuis 1921, puis l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) y deviennent les représentants quasi exclusifs du nationalisme ukrainien, Staline ayant fait le ménage, créant les conditions politiques qui permettront à ses héritiers d’ânonner des décennies après que tout nationaliste ukrainien est un « nazi ». Ce nouveau nationalisme est exclusif : le russe, le polonais, le juif, le tatar, sont des allogènes et non des ukrainiens paysans autochtones.

Son instrumentalisation par les puissances impérialistes, surtout par celle qui veut s’étendre à l’Est, l’Allemagne nazie, était en quelque sorte prédéterminée, mais elle s’avérera contradictoire, car aucun impérialisme n’a intérêt à favoriser l’émancipation d’une nation, surtout d’une nation constituant la charnière de l’Europe centrale et orientale. Une première expérience le montre dès 1938-1939 : quand Hitler avec l’aval de Chamberlain et Daladier dépèce la Tchécoslovaquie, la Ruthénie subcarpathique, majoritairement ukrainienne, voit un bref pouvoir local y être adoubé par les vainqueurs, sous l’égide de l’Eglise uniate. Mais c’est pour le livrer à un vassal plus utile, la Hongrie, qui annexe cette région début 1939.

L’instrumentalisation décisive sera celle de l’OUN de Stepan Bandera lorsque la Wehrmacht part à l’assaut de l’Union soviétique à l’été 1941. Sur ce qui s’est passé alors, je citerai l’historien ukrainien Frank Sysin, dans la revue L’Alternative de mai-août 1984, revue de qualité (l’équivalent n’existe plus) spécialisée dans le soutien aux oppositions dans les pays « de l’Est » d’un point de vue « de gauche » :

« La collusion soviéto-nazie lors de l’invasion de la Pologne en 1939 constitue une déception pour les Ukrainiens qui escomptaient un soutien de la part de l’Allemagne : Hitler ne vient-il pas de remettre l’Ukraine occidentale entre les mains de Staline ? Quelle que soit la satisfaction qu’ils aient pu éprouver en assistant à l’unification des territoires ukrainiens, les Ukrainiens jusqu’alors soumis à la Pologne font alors l’expérience que l’URSS de Staline repose, elle aussi, sur un régime de terreur et d’oppression. »

L’unification entre Ukrainiens de Russie et de l’ancienne Autriche-Hongrie devenue Pologne, d’ailleurs incomplète, la Hongrie ayant fait main basse sur la Ruthénie (qui entrera dans l’Ukraine soviétique en 1945), la sobornos’t, vieille aspiration nationale, est ainsi réalisé de manière caricaturale : l’Ukraine soviétique n’est plus perçue comme ukrainienne par les Ukrainiens. Poursuivons.

« C’est pourquoi lorsque les Allemands attaquent l’Union soviétique, en juin 1941, nombre d’Ukrainiens les perçoivent comme des libérateurs. Ils ne tardent pas à perdre leurs illusions. »

Cette réalité historique est très triste mais s’explique facilement. Elle a servi au stalinisme à construire une forme spécifique de racisme identitaire retourné : certains peuples seraient « nazis » ou « collaborateurs » par essence, et devraient pour cela être punis, ainsi les Tatars, etc.

« La proclamation d’un Etat ukrainien, le 30 juin 1941, par des membres de l’OUN débouche sur leur arrestation et leur déportation en camp de concentration. »

Cette aile de l’OUN était celle de S. Bandera, déjà accoquiné avec les nazis dans la partie de la Pologne qu’ils occupaient, qui était disposé à participer au massacre des Juifs et qui commença à le faire. Mais l’intolérance des nazis envers un Etat ukrainien autonome même à leur service se manifesta très vite : dès le 5 juillet 1941 Bandera se retrouvait déporté à Sachsenhausen et consigne était donnée aux Einsatzkommando de tuer non seulement tous les Juifs, mais aussi tout militant bandériste. C’est ainsi que selon les sources, les options et les sites internet, Bandera sera « un nazi » ou un combattant antinazi. Il fut les deux, pronazi et antinazi, contradiction impossible mais réelle qui provenait de son nationalisme identitaire sans issue, puisque ne permettant pas de construction nationale démocratique, nourrissant de ce fait l’antisémitisme.

« Les paysans d’Ukraine occidentale, qui ont salué l’arrivée des Allemands en escomptant le démantèlement des fermes collectives et la réouverture des églises ne tardent pas à se rendre compte que la domination nazie est plus barbare encore que celle de Staline. »

Il est bon de rappeler, en effet, que les nazis ont décidé de maintenir les kolkhozes : ces camps de travail pour produire les céréales n’étaient en rien contradictoires à la restauration d’un capitalisme esclavagiste destiné à nourrir la race supérieure, au contraire.

« L’Ukraine s’enfonce dans l’anarchie : les Allemands recrutent parmi la population ukrainienne une main-d’œuvre destinée à mener à bien leur plan d’extermination - des Juifs, au premier chef - les différentes fractions de l’OUN se livrent bataille, des militants de l’armée de libération (AK) polonaise cherchent à établir leurs réseaux en Ukraine occidentale dans la perspective d’un rétablissement de l’occupation polonaise à l’issue de la guerre, des agents soviétiques s’efforcent d’organiser la population ukrainienne, de canaliser sa haine des nazis pour mettre sur pied des groupes de partisans. Au cours des années 1942-1943, un mouvement nationaliste de partisans ukrainiens se développe en Ukraine occidentale (Armée insurrectionnelle ukrainienne, UPA) ; son objectif est de lutter à la fois contre les Allemands, les Polonais et les Soviétiques jusqu’à la libération de l’Ukraine. Bref, l’Ukraine connaît alors un bain de sang, tous les mouvements, toutes les idéologies s’y affrontant pour assurer le contrôle de la population vivant sur ces territoires. Coincés entre nazis et soviétiques, ceux qui visent à l’établissement d’une Ukraine libre n’ont pas la tâche facile. En Ukraine occidentale, les familles se déchirent : l’un s’enrôle dans l’UPA contre les Allemands, l’autre dans la division SS de Galicie pour combattre les soviets - tout en professant, au fond, les mêmes convictions, ou en poursuivant les mêmes objectifs. »

L’extrême complexité de cette tragédie a été gommée dans les « mémoires » symétriques du nationalisme ukrainien surtout galicien actuel, par exemple celui de Svoboda, et dans celle qui était enseignée en URSS et que l’on retrouve dans l’idéologie d’une grande partie de « la gauche ». Pour les premiers, les combattants de l’OUN puis de son héritière partielle l’UPA étaient des héros combattant « le communisme » (certains ajoutent parfois : et le nazisme aussi), pour les seconds, c’était « des nazis », ni plus ni moins, quoi que nullement « aryens ». Sans doute beaucoup d’Ukrainiens anonymes furent recrutés dans les commandos antisémites génocidaires, mais il faut préciser que les deux fameux bataillons ukrainiens de la Wehrmacht, Nachtigal et Rolands, n’eurent que quelques centaines d’hommes, et que, par ailleurs, ce sont des régiments de composition ukrainienne de l’Armée rouge qui libérèrent Auschwitz.

Le plus grave dans la construction d’une « mémoire » à coup d’occultations complémentaires se cautionnant mutuellement, est l’organisation de « l’oubli », tant par le stalinisme et ses succédanés que par le nationalisme de droite, des moments démocratiques et révolutionnaires du nationalisme ukrainien : celui de la plus grande de ses révolutions, qui reste celle de 1917-1920, et aussi celui, sur qui on a peu de documentation, vers lequel évolua l’UPA après le terrible choc des années 1941-1944. Selon Z. Kowalewski dans Hérodote fin 1989, l’UPA, dont l’implantation s’étendit aussi à l’Est, vers le Donbass, « se dégagea progressivement de l’idéologie d’un nationalisme intégral et totalitaire provenant de l’OUN. », échappant d’ailleurs à tout contrôle de la part de Bandera, basé en Allemagne occidentale depuis sa libération par les nazis en 1944 et son refus de collaborer à nouveau avec eux, jusqu’à son assassinat en 1959. L’UPA fut refoulée dans des maquis de Ruthénie, où les Ukrainiens de Pologne, déportés en 1947 vers l’URSS, lui fournirent des recrues, et se prononça pour une « société sans classes », ni l’URSS et sa bureaucratie, ni l’Allemagne hitlérienne et son capitalisme barbare, ni la Pologne et ses propriétaires. Elle donna du fil à retordre aux troupes spéciales du NKVD qui n’en vinrent à bout que vers 1950. Ce fut d’ailleurs pour transférer une partie du « problème ukrainien » dans le Goulag sibérien : en 1953, à la mort de Staline, le ralliement progressif et difficile des méfiants ukrainiens déportés à la grande grève des travailleurs du Goulag lui procura finalement sa force (voir le récit de Brigitte Gerland, Une communiste dans les camps staliniens, in Samizdat I, la voie de l’opposition communiste en URSS, 1969).

De Khrouchtchev à l’indépendance.

La remise au pas de l’Ukraine à partir de 1944 fut au fond le premier acte du refoulement général des possibilités révolutionnaires ouvertes par l’effondrement du nazisme en Europe centrale et orientale, refoulement qui aboutit à la division de l’Europe et de l’Allemagne. Répression, nouvelle famine et russification accrue s’abattent sur la malheureuse nation, dont les malheurs sont ceux-là même des Russes, il est vrai, mais toujours un cran au-dessus. Ils suivent le même rythme : en 1953 la mort du despote semble ouvrir, sinon des temps, du moins des horizons nouveaux.

A la charnière de ces deux époques se situe un évènement alors peu commenté, qui a fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaines : la cession de la Crimée à l’Ukraine par Khrouchtchev, à l’occasion du 300° anniversaire de Péreiaslav, en 1954, fruit, selon une vieille rumeur devenue thème de propagande, d’une cuite de celui qui n’était pas encore, à cette date, le « n°1 » mais déjà en marche pour le devenir. La vraie raison en était la nécessité de reconstruire la presqu’ile en utilisant une main d’œuvre ukrainienne, suite aux dégâts de la seconde guerre mondiale et de la déportation massive de centaines de milliers de Tatars, membres de la principale nationalité historique de Crimée, par Staline en 1944, laissant de nombreuses friches. Ce cadeau fictif à l’Ukraine soviétique permettait en fait de procéder plus facilement, d’un point de vue administratif, à la planification régionale des grands travaux d’infrastructure.

Les années 1956-1980 voient se poursuivre l’existence souterraine d’une résistance nationale bien ancrée, allant du combat de l’Union Ouvrière et Paysanne d’Ukraine, lourdement réprimée en 1960 et dont le programme consistait en une « Ukraine socialiste » sortie de l’URSS, au « groupe Helsinki » d’Ukraine, formé en 1976 en partie par d’anciens déportés du groupe mentionné précédemment. Cette continuité dans l’ombre ne doit cependant pas masquer les discontinuités : la perte de mémoire collective concernant les phases les plus révolutionnaires et les plus démocratiques du combat national ukrainien, amnésie répondant aux intérêts complémentaires des bureaucrates au pouvoir et des courants droitiers, perte de mémoire qui est l’aspect ukrainien de la façon dont les « idées d’Octobre », pour parler comme Trotsky, quittent la conscience des masses (peut-être en va t’-il autrement de l’inconscient … mais ce n’est pas la même chose).

En même temps, le système étatique en URSS connait des fluctuations hésitantes dans son fonctionnement : sa stabilisation, une fois le temps des grandes purges révolu en 1956, suppose que les Républiques fédérées aient une certaine continuité et que leurs appareils représentent, dans une certaine mesure, les peuples censés leur donner leur identité. Staline se moquait bien que l’Ukraine soit administrée par des Ukrainiens. De 1963 à 1971, le premier secrétaire du PC ukrainien, Petro Chelest, tout en maniant la trique contre les groupes nationaux et démocratiques, couvre puis préconise lui-même un certain « renouveau national » qui favorise la langue et les travaux universitaires. Mais le PCUS, dans le cadre de la réaction brejnévienne, préconise dans les années 1970 la « fusion » et la « convergence » des nations dans un nouveau « peuple soviétique » qui se trouve évidemment parler russe et hériter des traditions grand-russes. P. Chelest est limogé en 1971 au profit de Volodomyr Chtcherbytsky. Selon Yvan Myhul (L’Alternative de mai-août 1984), la politique de « renouveau national » parvint seulement, ce qui n’est pas peu de choses en réalité, « à empêcher la réunion des Ukrainiens, des Biélorusses et des Russes dans une seule et unique entité russophone. »

On peut dire malgré tout que la tendance à la russification, violente sous Staline, pesante sous Brejnev, si elle n’a pas été sans conséquences, a fondamentalement échoué. Quand arrivent les années 1980 tout le monde sait très bien qu’à l’entité administrative « soviétique » dénommée Ukraine correspond une nation réellement existante, surreprésentée parmi les paysans kolkhoziens, sous-représentée parmi les intellectuels, les cadres, les ingénieurs et les hommes de pouvoir, et qui s’avère finalement dominante dans la nouvelle classe ouvrière, pourtant très largement composée de familles d’origines russes ou diverses, mais qui se sont assimilées à l’Ukraine. Peut-être qu’un jour viendra où des recherches historiques montreront dans quelle mesure les luttes ouvrières, comme les émeutes de Kharkov réprimées par les chars en 1962, ont contribué peu à peu à cet amalgame partiel, qui implique, il faut bien le comprendre, que dans l’ensemble du pays, à la différence de sa partie occidentale « soviétisée » en 1940 ou en 1944-45 seulement, l’identité nationale ukrainienne et l’emploi de la langue ukrainienne peuvent très bien être déconnectées l’une de l’autre.

La vraie-fausse indépendance

A la fin des années 1980, sous la perestroïka et dans l’irradiation de Tchernobyl, les choses s’accélèrent à nouveau. D’une part, selon la formule consacrée, « la société civile s’ébranle » et, avec plusieurs mouvements de masse dont le principal est le Roukh (Mouvement Populaire d’Ukraine) elle remet la question nationale et démocratique à l’ordre-du-jour, et devient une force électorale en 1990. Ce n’est pourtant qu’en 1989, après l’ébranlement social décisif donné par la grève des mineurs de toute l’URSS, que V. Chtcherbytsky est limogé. L’appareil d’Etat entre en crise et certains de ses secteurs pactisent avec le nouveau mouvement national, selon le scenario classique des « transitions politiques ».

Au printemps 1991, 71,5% des votants ukrainiens se prononcent pour une URSS de « républiques égales et souveraines, garantissant les droits de chaque nationalité », les 28,5% des votes Non comportant à la fois partisans du maintien de l’URSS existante et partisans de sa disparition totale. Dans les semaines qui suivent l’effondrement de l’économie, qui n’est plus centralisée et n’est pas unifiée par le marché, voit monter les protestations et progresser l’aspiration à l’indépendance, contre laquelle George Bush en personne vient mettre en garde les Ukrainiens lors de son voyage en URSS en juillet. Le mois suivant, le putsch de Moscou et son échec tranche la question. C’est par l’Ukraine que l’URSS prendra officiellement fin : le 1° décembre 1991, 90% des habitants du pays votent pour son indépendance. Le vote se fait sur la base du droit du sol : les Russes habitants du pays votent, à 70% dans les régions orientales où ils représentent de 20% à 40% de la population, pour l’indépendance ukrainienne. C’est seulement en Crimée que la participation bât de l’aile, les votes pour, donc forcément ceux de nombreux russes, étant majoritaire, mais les deux tiers de la population s’abstenant. Il se confirme donc que la dynamique nationale démocratique ukrainienne concerne l’Est, mais pas ou très peu la Crimée. Le 8 décembre, la « Communauté des Etats Indépendants », suite au référendum ukrainien, met fin à l’URSS.

La rapidité même de cette accélération finale demande à être interprétée. L’appareil d’Etat d’Ukraine, c’est-à-dire la bureaucratie d’origine soviétique engagée dans une course à l’enrichissement par le pillage des biens publics, après avoir résisté à la poussée indépendantiste jusqu’en 1989-1990, s’y est lui-même engagée, l’a pris en main, et a court-circuité les possibilités d’organisation populaire par en bas et de naissance de véritables partis politiques. Cette sorte de luxation politique, que l’on retrouve dans pratiquement toutes les autres « transitions », se concrétise dans l’instauration d’une présidence de la République, institution autoritaire par excellence, et par l’élection à ce poste de Leonide Kravtchouk, homme de la continuité et de l’ancien appareil, par 61,5% des voix le 1° décembre 1991, contre un peu plus de 23% au candidat de Roukh, le mouvement à l’origine de l’indépendance, Viatcheslav Tchornovil, qui de mouvement de masse à l’échelle de l’Ukraine va alors se disloquer et donner naissance à un bastion galicien reprenant l’idéologie nationaliste dans sa version exclusive.

En même temps, ce qui aide d’ailleurs Kravtchouk à appeler à l’union autour de lui et à apparaître comme un chef national, les relations avec la Russie de Boris Eltsine sont immédiatement très mauvaises, les questions de l’armée, des armes nucléaires, de la Crimée et la flotte étant mise en avant dans ce qui fut, de l’automne 1991 aux présidentielles de 1994, un bras de fer permanent. La libération totale des prix par Elstsine en janvier 1992 en Russie retentissait aussi sur l’Ukraine, contraignant à un changement monétaire accéléré, le jeune Etat étant coincé entre la cessation des paiements centraux soviétiques devenus russes (cela dès avant décembre 1991) et l’inflation du rouble. C’est depuis Moscou que s’exerce alors la pression vers le capitalisme sauvage, tous les vertueux commentateurs soulignant le « retard » de l’Ukraine à « entrer dans la voie des réformes ».

En 1994 le premier ministre démissionnaire de Kravtchouk, Leonide Koutchma, le devance de peu au second tour. Koutchma incarnera une stabilisation apparente et momentanés, sous le double signe -les deux ne s’opposent pas, bien au contraire - du rapprochement avec la Russie et du plongeon vers « l’économie de marché ». Dès janvier 1994 un accord a été signé avec la Russie sous la garantie des Etats-Unis et du Royaume-Uni organisant l’entrée de l’Ukraine dans le Traité de Non-Prolifération et le retour pour démantèlement des armes nucléaires en Russie. Un accord est aussi passé sur la Crimée, qui préserve les bases militaires russes et, partant, les moyens de pression russes sur l’Ukraine. L’essentiel du processus de privatisation se produit alors. En 1996, le pays a sa monnaie et sa constitution - et sa langue nationale, l’ukrainien, seule en titre ce qui ne veut absolument pas dire qu’on n’y parle plus russe. En surface, tout va bien.

En profondeur, tout va mal. Paupérisation de masse, destruction de pans entiers de l’économie, grave recul démographique, et une souveraineté nationale largement fictive, entre une Russie qui reste « le grand frère » (et que le président Koutchma désigne et traite d’ailleurs comme telle) et un Occident qui se fait conseiller et bailleur de fonds de manière dominatrice et intéressée. Rapidement, la diversité culturelle du pays, qui pourrait être sa richesse, redevient un problème dans la mesure où elle pourrait être utilisée pour menacer sa fraiche unité nationale, qui apparaît fragile. Aux présidentielles de 1999, Koutchma est réélu mais les partis issus de l’ancien appareil d’Etat, appuyés sur des clientèles locales, qui se sont reconstitués, le PC (KPU) et le Parti Socialiste, totalisent 30% des voix auxquelles il faut ajouter le phénomène Natalie Vytrenko, qui dénonce la misère et l’humiliation populaire tout en appuyant les plus offrant, avec environ 11% (son Parti Socialiste Progressiste, redevenu marginal, s’est depuis affilié à « l’Internationale » de Lydon Larouche et Jacques Cheminade). En dehors de mouvements protestataires temporaires et du foyer nationaliste conservateur de Galicie, il n’y a pas de véritables courants politiques, mais des clientèles étatico-économiques à bases locales. En 2000 la liquidation d’un journaliste marque la dérive autoritaire et violente du régime.

***

J’abrège la suite. Les réactions populaires de la « révolution orange », qui impose une nouvelle élection présidentielle en 2004 évinçant cette fois-ci Ianoukovitch, héritier de Koutchma, au profit d’un autre oligarque, Iouchtchenko, n’ont rien réglé. Le système Iouchtchenko, déchiré au sommet par son spectaculaire divorce avec l’affairiste du gaz, liée à tous les clans capitalistes et mafieux qu’ils soient « russes » ou « européens », Ioulia Timochenko, aboutit en 2010 au pouvoir népotiste et autoritaire de Ianoukovitch, dont on sait comment il vient d’être renversé.

La lecture que veut imposer le pouvoir russe des récents évènements en termes de « nazisme » a une fonction précise. En fait, elle est raciste et son accusation de « nazisme » voisine sans problème avec l’antisémitisme et le soutien d’une partie croissante de l’extrême-droite européenne : les Ukrainiens, surtout ceux de l’Ouest, seraient congénitalement « nazis », ce qui ne manque pas de sel envers une nation qui fut évidemment victime du nazisme. La reprise de cette lecture par une assez grande partie de la gauche occidentale est un très mauvais symptôme de l’état intellectuel, politique, et moral, de cette dernière, se ralliant à un discours qui, en réalité, a ce point commun avec le nazisme, le vrai, d’être à vocation exterminatrice.

Certes, cette lecture s’appuie sur la montée récente de Svoboda en Galicie et son rôle qui semble avoir été surévalué délibérément mais qui fut réel, place Maidan, puis sur sa place dans le nouveau gouvernement, et sur l’idéologie des dirigeants de Prayvi Sector. Mais lutter réellement contre l’évolution réactionnaire d’une partie du nationalisme ukrainien, qu’explique au fond, je l’espère, l’histoire ici résumée, suppose de ne pas manier de tels fétiches, de ne pas se laisser manier par eux, mais de combattre pour la construction et la défense de la nation démocratique et plurielle, liée fraternellement aux autres nations d’Europe.

Après une longue valse-hésitation, le choix « russe » et non pas « européen » de Ianoukovitch est apparu à la majorité des Ukrainiens de l’Ouest et du centre du pays comme le refus de toute évolution démocratique, de toute véritable souveraineté nationale et comme la volonté de s’enfoncer dans le projet « eurasien », tout aussi capitaliste que l’Union Européenne, et idéologiquement grand-russe et réactionnaire, de Poutine.

Rejet des oligarques de tous bords et questions sociales sont évidemment les motivations du mouvement ukrainien actuel, mais ce serait une erreur de ne pas comprendre sa dimension nationale, et, dans ce combat national, l’enjeu d’un développement ouvert et démocratique de la nation ou d’une fermeture qui conduirait en fait à l’éclatement de l’Ukraine, faisant ainsi le jeu, d’abord, de l’impérialisme russe, et du coup des impérialismes occidentaux dont une Ukraine réduite deviendrait un protectorat. Comme en 1917-1920, comme en 1939-1945, la question de l’existence d’une Ukraine unie, libre et souveraine, est explosive en Europe, car elle va à l’encontre de l’ensemble des intérêts impérialistes dominants et concurrents.

Fondamentalement, la nation ukrainienne, plurielle et démocratique, a vocation à lier Russie et Europe, ce qui supposerait toutefois que l’une et l’autre ne soient plus les mêmes, ce qui supposerait qu‘il ne s’agisse pas du projet eurasien de Poutine d‘une part, de l‘OTAN et ses missiles et missiles anti-missiles, et d’une Union Européenne de l‘austérité et de la technocratie, d‘autre part. L’aspiration ukrainienne à être l’Ukraine porte en elle ces questions.


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