Tony Benn, le dernier grand socialiste britannique (1925-2014)

vendredi 21 mars 2014.
 

Tony Benn est mort ce matin à son domicile, au cœur de Notting Hill Gate. Il s’en est allé le même jour qu’un autre combattant pour le socialisme. C’était le 14 mars 1883 et il s’appelait Karl Marx. Il y a quelques mois, Benn s’était agacé que des médias unanimes l’entourent d’éloges et d’égards auxquels il n’avait pas eu droit lorsqu’il était encore actif dans la politique « institutionnelle ». Il s’était un jour écrié : « Si le Daily Telegraph (quotidien de droite) estime aujourd’hui que je suis un trésor national, alors je dois avoir fait quelque chose de mal ! ».

L’ancien ministre travailliste m’avait accordé un entretien en 2001 (que je reproduis ci-dessous). J’étais arrivé à 9 heures chez lui et l’avais quitté aux alentours de 13 heures. Il venait de démissionner du parlement après une carrière parlementaire qui avait duré 51 ans. Lorsqu’il avait cessé de siéger à Westminster, il avait annoncé sur le mode ironique qu’il affectionnait : « Je quitte mes fonctions de député afin de pouvoir enfin me consacrer à la politique ! » Derrière cette boutade, Benn énonçait qu’il ne croyait plus à la possibilité de changer radicalement les choses au sein des institutions politiques traditionnelles (le gouvernement ou le parlement). Fidèle s’il en est au Labour Party et aux syndicats du TUC, il souhaitait agir et parler en homme libre, ce qu’il fit inlassablement jusqu’à sa mort.

Lors de notre entretien, nous avions parlé de Tony Blair qu’il considérait comme un imposteur et un carriériste, du « New Labour » (selon lui, « le plus petit parti de l’histoire du mouvement ouvrier »), de sa carrière ministérielle dans les gouvernements Wilson et Callaghan, de socialisme, ou encore de christianisme et de marxisme. Sur tous ces sujets, Tony Benn était intarissable. Davantage, il était intéressant : combien d’hommes ou femmes politiques ai-je à ce jour trouvé intéressants ? Un très petit nombre, et il en était.

Tony Benn avait le sens aigu de la démocratie réelle, synonyme selon lui de choix librement consentis et agis par le peuple, contre les décisions oligarchiques du gouvernement, du Capital, mais aussi des cliques bureaucratiques dans les syndicats et son propre parti.

Après 2001, je le revis à trois reprises : en 2005, la gauche travailliste dirigée par John McDonnell avait invité Henri Emmanuelli à une conférence qui se déroulait au siège national des TUC. Benn, Emmanuelli et moi avions conversé pendant une heure. Pour le dire précisément, Benn s’était lancé dans un épique récit de l’histoire du mouvement ouvrier britannique. J’étais chargé de traduire ses propos. Emmanuelli regardait son interlocuteur de manière un peu amusée et, captivé par le passionnant orateur, il accepta sans broncher ce cours d’histoire improvisé. Quelque temps plus tard, je le surpris sur le quai de la gare d’Oxford. Il était assis sur un siège en toile pliable qu’il emportait en voyage. Il avait entrepris de faire une pause-thé dans ce lieu animé, sans prêter attention aux regards affectueux du public qui l’avait reconnu. L’année dernière, il était encore présent à la conférence annuelle de la gauche travailliste. Nous avions échangé quelques mots. Malade et très affaibli, il se déplaçait à grand peine. En me disant au revoir, il m’avait glissé : « Il faut continuer le combat ».

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Notting Hill Gate, Londres, 5 juillet 2001.

Ses adversaires comme ses amis le reconnaissent volontiers : Tony Benn est un « monument national ». À soixante-dix-sept ans, sa silhouette fine, le visage étonnamment jeune et son accent upper-class, presque posh, sont familiers des Britanniques. Benn est aussi l’homme de nombreux paradoxes : il est l’un des rares hommes d’État européens à avoir commencé sa carrière politique au centre de son parti pour la terminer résolument à gauche. Issu des classes supérieures (son père était un vicomte, et à sa mort, en 1960, Tony Benn refusa la transmission du titre de pair pour pouvoir continuer à siéger à la chambre des Communes), il est devenu l’intransigeant défenseur de la classe ouvrière britannique. Intellectuel, il s’est rapproché des syndicats du TUC aux réflexes anti-intellectuels. Élevé dans la tradition chrétienne, il se réfère au marxisme et voit en Karl Marx un prophète des temps modernes.

Tony Benn a fait preuve d’une longévité politique extraordinaire au regard de la tradition politique britannique : élu pour la première fois député en 1950, il a pris sa retraite parlementaire en juin 2001. Il souligne toutefois que le départ de Westminster doit lui permettre de recouvrir une liberté de parole totale vis-à-vis du New Labour, et par conséquent de faire de nouveau de la politique. Candidat malheureux au poste de leader du Parti travailliste (en 1976 et en 1988), Tony Benn fut le chef de file de la gauche travailliste dans les années soixante-dix et quatre-vingt, créant, de facto, un courant bennite. Il fut également ministre pendant onze années, servant successivement dans les cabinets d’Harold Wilson et de James Callaghan.

Peu de temps après la réélection du New Labour en juin 2001, Tony Benn m’a reçu chez lui à Notting Hill Gate dans le centre de Londres. J’ai eu l’honneur d’être introduit dans le plus célèbre sous-sol du Royaume, le Benn’s Basement, où sont entreposés ses archives personnelles et l’enregistrement de centaines d’entretiens qu’il a donnés au cours d’un demi-siècle de vie publique. Tony Benn parle en social-démocrate de gauche du New Labour, ce « mini-parti » sans relais populaire qui a pris en otage le vieux Labour. Il évoque des souvenirs ministériels, sa conception de la social-démocratie, ses cadres de référence chrétien et marxiste ou encore le rôle d’agitateur politique qu’il a rempli à gauche et qu’il continue de remplir aujourd’hui auprès des mouvements sociaux.

Philippe Marlière : Comment expliquez-vous cette large victoire du New Labour en juin 2001, après quatre années d’exercice du pouvoir ?

Tony Benn : Le résultat est bon sur le plan électoral, mais mauvais sur le plan politique. Un électeur sur quatre a participé au scrutin, on ne peut pas considérer par conséquent qu’il s’agit d’un résultat brillant. Nous avons gagné parce que l’establishment britannique fait aujourd’hui acte d’allégeance au New Labour. Cela a commencé en 1997. En 1997, l’establishment britannique, la City, les médias avaient le choix suivant : ou bien voter pour John Major, qui était le faible leader d’un parti conservateur divisé, incapable de continuer à propager la philosophie thatchérienne, ou bien voter pour Tony Blair, le leader d’un parti uni et qui était désireux de poursuivre cette philosophie thatchérienne. En 1997, les Britanniques ont voté pour le changement, l’establishment a également voté pour le New Labour, mais pour que les choses ne changent pas. Il s’agit donc d’un vote répondant à des motivations très contradictoires. En 2001, cela a été la même chose. Les électeurs ont rejeté William Hague et les conservateurs pour une série de raisons et ont encore apporté leur soutien au Parti travailliste. Celui-ci s’est engagé à ne pas augmenter les impôts des catégories supérieures, et a promis aux multinationales qu’elles auraient ce qu’elles voudraient. […] Cette dernière élection a été « américaine », dans le sens où le « big business » a soutenu le Parti travailliste, s’attendant en retour à recevoir des cadeaux de la part du gouvernement ; des cadeaux qu’ils ont par ailleurs reçus. Ce qu’il convient de noter, c’est que de nombreux électeurs de gauche n’ont pas voté pour le Parti travailliste, mais ont reporté leurs suffrages sur des petits partis de gauche – même si cela n’a pas été un phénomène important – à l’exception de l’Écosse. Mais en règle générale, les électeurs travaillistes se sont abstenus, ce qui explique le taux de participation très bas [1]. Aujourd’hui, de nombreux députés travaillistes, les syndicats, qui ont été loyaux pendant la campagne électorale, veulent faire valoir les intérêts de leur électorat traditionnel, c’est-à-dire les classes laborieuses, et se battent pour défendre le Welfare State, les droits de l’homme et une approche internationaliste de la politique. C’est ce à quoi nous assistons à la chambre des Communes en ce moment. Attendons de voir ce qui va se passer, parce qu’une chose est sûre : le Premier ministre ne comprend rien au mouvement ouvrier britannique. Il ne connaît pas son histoire. Il a reçu le soutien de l’électorat car les Britanniques voulaient désespérément que le Parti travailliste revienne au pouvoir après dix-huit années d’opposition. Alors, ils se sont accommodés du New Labour pour parvenir à cette fin. Le New Labour est un nouveau « parti » dont je ne suis pas membre. […] Je ne pense pas que ce « parti » puisse pouvoir compter pendant longtemps sur le soutien du Parti travailliste, des syndicats et du mouvement ouvrier. La population est largement plus à gauche que le New Labour, cela n’était jamais arrivé auparavant. […]

PM : Vous avez mentionné le taux de participation historiquement bas à l’occasion de l’élection de 2001. Cela me semble un point important, car l’ambition déclarée de Tony Blair, avant 1997, c’était de « réunifier la nation » ; il y avait alors au sein du New Labour une certaine exaltation de valeurs collectives, d’une communauté à recréer autour de valeurs (solidarité, équité, justice sociale, etc.) contre l’individualisme antisocial du néolibéralisme. On s’aperçoit aujourd’hui que ce projet a fait long feu. Il semblerait au contraire que la politique et la société britannique sous Tony Blair continuent de s’américaniser. Pensez-vous que ce soit une simple inflexion conjoncturelle ou, au contraire, une tendance lourde ?

TB : C’est une tendance qui n’est pas propre à la Grande-Bretagne, qui est générale. […] Le socialisme est une drôle d’idée : on vous autorise à en parler, mais la chose que Tony Blair ne peut pas accepter, c’est que les pauvres ou les gens ordinaires puissent utiliser l’action politique pour essayer d’obtenir davantage de pouvoir économique. Il trouve cela totalement inacceptable. C’est ce qui explique pourquoi Blair nous a baratinés avec sa « politique post-idéologique », ce qui en fait revient à dire qu’il souhaite un État à parti unique. Il espérait bien être le Premier ministre d’un État à parti unique. Aujourd’hui, Kenneth Clarke [2] serait à l’aise dans le gouvernement. En réalité, il a fait partie du gouvernement jusqu’en 1999, car sa politique économique a été poursuivie par Blair, en particulier sur le plan des dépenses publiques [3]. [Paddy] Ashdown [4] pourrait être au gouvernement, mais par contre les syndicats ou la gauche du Parti travailliste en sont exclus. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à la naissance d’un « gouvernement national ». […]

Le mouvement d’érosion de la démocratie constitue la plus grande menace, et l’avocat le plus déterminé d’une telle tendance n’est autre que Blair. Il veut nommer seul le Chairman du parti [5], choisir les membres de la chambre des Lords et, quand une place se libère dans une circonscription, il veut pourvoir à la nomination du candidat à la députation, comme dans le cas de Shaun Woodward [6]. Il souhaiterait pouvoir nommer tout le monde et nous renvoyer à l’ère d’une monarchie médiévale renommée aujourd’hui « modernisation ». […] Je ne crois pas que cela va marcher. Je pense que ce dont nous avons besoin c’est construire un mouvement populaire, non sur une base de gauche sectaire, mais reposant sur ce que nous défendons : contre la Guerre des étoiles, contre les privatisations, pour que l’on traite décemment les personnes âgées, pour la défense de l’environnement. […] Blair n’a jamais rien trahi, parce que je pense qu’il n’a jamais cru en rien de particulier. Ce n’est pas comme Neil Kinnock [7] qui a commencé à gauche et a terminé à droite. Tony Blair est quelqu’un de très flexible. Il m’a soutenu lors de ma candidature au poste de vice-leader du parti [en 1981]. Mais je ne le critique pas pour cela, parce que me soutenir était à la mode à l’époque. Aujourd’hui la mode est différente. Il évolue au gré des modes… […] Je pense que Blair va avoir des problèmes parce que le New Labour est le plus petit parti dans l’histoire politique britannique. Le New Labour, c’est le gouvernement. C’est donc quelque chose de plutôt puissant, mais c’est également très, très petit. Ce parti n’a aucun lien avec le public.

PM : Quelles sont, selon vous, les réformes positives qui ont été mises en œuvre par le gouvernement de Tony Blair entre 1997 et 2001 ?

TB : L’instauration d’un revenu minimum, mais à un taux qui est trop bas ; la signature d’un accord de paix en Irlande du Nord, même s’il n’a pas encore totalement réussi ; des droits syndicaux, mais d’une portée trop limitée ; un peu de redistribution pour les pauvres ; les lois de dévolution en Écosse, au Pays de Galles et à Londres… Mais encore ici, Blair a voulu contrôler qui serait le maire de Londres. Sa politique européenne est intéressante, parce que la Grande-Bretagne reste une colonie de Washington pour la simple raison que, à la différence de la France, nous n’avons pas d’armes nucléaires. La force de frappe française est bien française, mais les Américains nous prêtent le Trident et en retour, ils contrôlent nos services secrets. Nous ne pouvons d’ailleurs pas nous servir du Trident sans avoir recours aux satellites américains. Mais cela nous permet de prétendre au statut de puissance nucléaire et en retour les États-Unis nous disent ce qu’il faut faire. Par conséquent, voir Blair en « bon européen » dans le sens que cela revêt à Bruxelles, cela n’est guère possible. Il est assurément un agent de Washington, qui essaye de faire en sorte que la Grande-Bretagne rejoigne la zone euro, etc. Mais si j’étais un Européen du continent, je serais très, très suspicieux. Je ne crois pas que ce soit là une position crédible.

PM : Quelles ont été, selon vous, les revers les plus importants du gouvernement ?

TB : Blair n’a pas concédé aux syndicats les droits qu’ils étaient en droit d’espérer. Il est très, très hostile aux syndicats. Il n’est en aucune manière un socialiste. […] Il n’y a pas un seul grain de socialisme dans sa pensée : il ne croit pas du tout dans les services publics et dans le secteur public. Il est également très, très autoritaire. Il n’accepte aucune critique et cela pose problème. […] J’apporte un soutien constructif aux réformes qu’il a mises en œuvre, mais l’imposition de droits d’inscription élevés pour les étudiants, la guerre au Kosovo, les sanctions en Irak, tout cela a été affreux, et j’ai voté contre ces mesures en tant que député. […]

PM : Vous dites souvent que le Parti travailliste est un parti qui va survivre au New Labour…

TB : Je pense que le New Labour est un « parti » qui est en train de mourir. La chute du New Labour provoquera probablement beaucoup de dégâts autour de lui. Le projet de Mandelson [8] qui préconisait l’instauration de la représentation proportionnelle, une Europe fédérale, des liens resserrés avec les États-Unis, la fin du lien organique avec les syndicats, la fin du socialisme ; toutes ces idées sont en train de perdre du terrain, car elles ne répondent pas aux besoins des gens. PM : Pensez-vous que le Parti travailliste soit le parti britannique le mieux placé pour se battre en faveur de la justice sociale ou pour empêcher le démantèlement total du Welfare state ?

TB. : Je suis membre du Parti travailliste depuis presque soixante ans. J’ai adhéré à l’âge de dix-sept ans et pendant toute ma vie j’ai été dans le mouvement ouvrier, et je l’ai soutenu de toutes les manières possibles, car je pense qu’il constitue le seul instrument à ma disposition pour réformer la Grande-Bretagne. J’ai vu ce parti évoluer sur la gauche, puis sur la droite à de nombreuses reprises. Il est aujourd’hui, de toutes les périodes que j’ai vécues, le plus à droite. […] Il y a des individus qui disent que le Parti travailliste est irrécupérable car Blair a détruit toute forme de démocratie interne, et les membres aujourd’hui n’ont plus aucun espoir de se faire entendre à l’occasion des congrès annuels du parti. Dans une certaine mesure, ils ont raison, à ceci près que la démocratie formelle n’est pas la chose qui peut influencer le leadership. […] Je pense que vous avez besoin d’un tant soit peu d’organisation pour être en mesure de mener un combat politique. […]

PM : Quels devraient être les principaux objectifs politiques d’un parti social-démocrate aujourd’hui ?

TB : D’abord, il doit être démocratique. La démocratie, c’est la chose la plus controversée, la plus importante. Il faut développer et encourager des structures démocratiques, et cela signifie prendre des initiatives au niveau local et aussi davantage de démocratie industrielle. Je pense qu’il doit y avoir davantage de redistribution des richesses parce que l’écart entre les riches et les pauvres est plus important, et dans le monde il atteint des niveaux incroyables. On ne peut pas avoir la paix sans la justice sociale. […]

PM : Seriez-vous aujourd’hui toujours opposé à la réécriture de la Clause IV des statuts du Parti travailliste ?

TB : La Clause IV [9] n’avait rien à voir avec les nationalisations. La grande erreur est de penser que le socialisme, ce sont les nationalisations. L’Église anglicane est notre plus ancienne industrie nationalisée. Henry VIII l’a nationalisée parce qu’il voulait que les prêtres répètent à leurs paroissiens que ce que le roi ordonne est un ordre de dieu. […] La Poste a été nationalisée par Charles II. Il a dû nationaliser car il voulait pouvoir ouvrir le courrier des gens. […] Les conservateurs ont nationalisé la BBC car ils voulaient des journalistes à la solde du gouvernement. Je suis en faveur du contrôle démocratique du pouvoir économique. […] La Clause IV ne parlait pas de nationalisation. Elle parlait de propriété collective et des modes de gouvernement et de contrôle populaires. […]

PM : Vous avez pris votre retraite en juin 2001, après plus de cinquante années de vie parlementaire et annoncé que ce retrait de Westminster allait vous permettre de « faire de la politique ». Pour un défenseur acharné du parlementarisme, n’est-ce pas là un peu paradoxal ?

TB : J’ai soixante-seize ans. J’ai de l’expérience, de l’énergie et n’ai absolument aucune ambition personnelle. Je n’attends rien de personne et je pense que cela coupe court à toute accusation d’arrière-pensée. Quand je fais un discours aujourd’hui, les gens ne disent pas : « Il s’accroche à son poste de député ». Les mouvements qui combattent la mondialisation libérale ont besoin de soutien. Ils ne veulent pas que je les dirige et d’ailleurs je n’ai aucune intention de les diriger. Mais j’ai beaucoup d’expérience et je peux mettre cela à leur disposition.

PM : Quelles sont les mesures que vous avez prises en tant que ministre dont vous êtes le plus satisfait ?

TB : Je ne veux pas choisir. […] J’ai été membre du gouvernement pendant onze années et j’ai fait des choses intéressantes : j’ai été en contact avec les compagnies pétrolières, avec IBM, avec Philipps, avec Ford. Henry Ford m’a rendu visite dans mon bureau au ministère. J’ai donc vu comment un gouvernement fonctionnait, et à l’inverse de nombreuses personnes qui commencent à gauche et finissent à droite, ma position de ministre m’a radicalisé. J’ai vu un gouvernement à l’œuvre, ses défauts, le monde de la haute fonction publique, des forces de sécurité, etc. […] Aujourd’hui, quand je réfléchis à ma carrière politique, je me pose les deux questions suivantes : ai-je jamais dit quelque chose à laquelle je ne croyais pas afin d’obtenir une promotion ? Je ne le crois pas. Certes, j’ai commis des millions d’erreurs, dit des choses qui étaient fausses, mais jamais dans le but de favoriser ma carrière. La seconde est : ai-je fait ce qu’il convenait de faire au bon moment ? Bien avant la décision de boycotter l’Afrique du Sud en 1960, j’ai manifesté à Trafalgar Square [10] en faveur de ce « terroriste » bien connu [11]… Lorsque je l’ai rencontré, il avait reçu le prix Nobel de la Paix et était devenu le président de l’Afrique du sud. J’ai milité en faveur de l’établissement d’un Parlement écossais, pour la liberté de l’information, pour les droits en faveur des gays, pour la démocratie industrielle. Quand je me penche aujourd’hui sur toutes ces actions passées, je m’aperçois que j’ai semé, ici et là, quelques petites graines, et je vois pousser un ou deux arbres. Cela me donne plus de satisfaction que d’avoir fait passer toutes ces lois au Parlement lorsque j’étais ministre.

En tant que parlementaire, j’ai dû défendre quarante ou cinquante propositions de lois, proposant l’abolition de la monarchie ou demandant le retrait des troupes britanniques de l’Irlande du Nord. Mes textes de lois étaient de véritables pamphlets politiques ! […] J’ai utilisé le Parlement comme une plate-forme pour essayer d’informer les gens, pour les encourager à trouver des solutions aux problèmes insolubles. […] J’ai essayé de jouer le rôle de balise, et non pas celui de girouette. Ainsi, si les gens n’étaient pas d’accord avec mes idées dans un premier temps, ils pouvaient toujours revenir vers moi cinq ans plus tard : la balise était toujours là. Mais les girouettes, les focus groups, les manipulateurs d’opinion [spin doctors], je n’ai que du mépris pour cela. Évoluer au gré des manchettes des journaux, tourner le dos aux problèmes à résoudre, je trouve cela très, très superficiel. Et ce n’est guère efficace d’ailleurs. Cela ne marche pas. J’ai eu une vie merveilleuse comme Chairman du Parti travailliste, comme ministre [12] et comme membre du Conseil des ministres à Bruxelles. J’ai eu une vie incroyablement intéressante et je l’ai rédigée dans son intégralité [13] ! […]

PM : Peut-on vous définir comme quelqu’un qui est à la fois d’inspiration marxiste et chrétienne ?

TB : J’ai été élevé dans la tradition chrétienne et je vois en Marx quelqu’un de très, très brillant ; quelqu’un qui a été le dernier des prophètes du Vieux testament. Marx travaillait à la British library. Il a analysé le capitalisme et l’a condamné à partir de principes moraux. Il nous a expliqué comment on pourrait dépasser ce système. On ne peut pas faire porter à Marx la responsabilité de Staline. Ou alors, il faudrait faire porter à Jésus la responsabilité de l’Inquisition ! Cependant, je ne m’intéresse pas aux questions théologiques. Cela ne m’intéresse pas du tout. PM : Que représente le christianisme pour vous ?

TB : Le christianisme, c’est très intéressant… Le fondement de toute religion est moral. […] Regardez les théologiens de la libération en Amérique latine, ils sont marxistes et chrétiens, et ce sont des gens très bien. Mais maintenant, si vous regardez le Pape ou l’Archevêque de Canterburry, vous vous trouvez ici en face d’une structure de pouvoir. Et les structures de pouvoir, cela ne m’intéresse pas. En vérité, j’y suis très hostile, parce que je suis un démocrate et je ne considère la religion que comme une force morale qui possède une dimension internationaliste. Si vous êtes monothéiste, s’il n’y a donc qu’un dieu, que le monde est unique également, alors le monothéisme devient une religion internationaliste. […] Blair est un soi-disant chrétien. En réalité, il se prend pour le Pape et il veut vous imposer ce vous devez faire. Mais les gens refusent cela, disent que ce n’est pas une façon correcte de procéder. […]

PM : Pour la gauche française, la gauche britannique n’a jamais semblé s’intéresser aux débats doctrinaux. Qu’en pensez-vous ?

TB : Les Français sont beaucoup plus intellectuels que les Britanniques. C’est vrai. Je me souviens que, lorsque j’étais étudiant, des étudiants français sont venus parler à l’université. C’était en 1946 à Oxford. Ils prirent la parole et dirent que c’était un grand honneur de leur permettre de s’exprimer devant un groupe d’intellectuels britanniques aussi distingués. Nous avons tous éclaté de rire, parce que, pour un Britannique, se faire appeler un intellectuel, c’est une insulte ! Ils étaient si polis et nous étions si… British. C’était intéressant. Nous sommes les plus vieux amis et ennemis, si vous voyez ce que je veux dire. […] Nous sommes proches et pourtant les différences culturelles sont si marquées. C’est très difficile pour les Britanniques de comprendre les Français. […] C’est très difficile pour le Parti travailliste de se rapprocher des intellectuels de gauche français, car le Parti travailliste est le seul Parti socialiste qui a été créé par les syndicats. Les syndicalistes ne sont pas des intellectuels, dans le sens où leur intérêt majeur c’est d’assurer à leurs membres du travail, de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Pour eux, l’idéologie socialiste, c’est une chose très secondaire. Peut-être d’ailleurs que, sans l’entente franco-anglaise, nous serions dans le pétrin. Car si nous ne sommes pas des intellectuels, vous, Français, n’avez peut-être pas la capacité d’organiser le mouvement ouvrier.

Notes

[1] 59 %, soit le taux de participation le plus bas pour une élection législative depuis 1945.

[2] Ancien ministre conservateur dans les gouvernements de Margaret Thatcher et de John Major.

[3] Les rapports officiels montrent que le gouvernement New Labour a moins investi dans les services publics entre 1997 et 1999 que Kenneth Clarke lorsqu’il était ministre des Finances dans le gouvernement Major.

[4] Leader du Parti libéral-démocrate jusqu’en 2000.

[5] À l’été 2001, Charles Clarke, un proche du Premier ministre, a effectivement été nommé Chairman du Parti travailliste par Tony Blair, sans que cette nomination n’ait été soumise au vote des adhérents ou n’ait reçu l’assentiment de la direction du parti.

[6] Shaun Woodward était un député conservateur jusqu’à quelques mois avant l’élection de juin 2001. Ayant quitté les conservateurs et rejoint le New Labour, Tony Blair imposa sa candidature dans un bastion travailliste du nord du pays, en dépit des contestations des militants de la circonscription.

[7] Leader du Parti travailliste entre 1983 et 1992.

[8] Peter Mandelson, l’éminence grise de Tony Blair et ex-ministre, qu’on présente comme l’un des concepteurs du New Labour.

[9] Réécrite à la demande de Tony Blair en 1994 dans un sens résolument post-social-démocrate, la Clause IV prévoyait que l’objectif du Parti travailliste était la « socialisation des moyens de production ».

[10] Où se trouve le siège de l’ambassade d’Afrique du sud.

[11] Nelson Mandela, pour ne pas le nommer.

[12] Tony Benn a été ministre des Postes et Télécommunications (1964-1966) ; ministre de la Technologie (1966-1970) ; ministre de l’Énergie (1969-1970) ; ministre de l’Industrie et de la Poste et des Télécommunications (1974-1975) et ministre de l’Énergie (1975-1979).

[13] Plusieurs volumes des Benn Diaries ont été publiés. Ils proposent aux lecteurs une chronique personnelle de la vie politique britannique depuis plus de cinquante ans.


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