Articuler le combat féministe avec celui contre les politiques libérales

jeudi 13 mars 2014.
 

Le féminisme s’exprime-t-il à plusieurs voix ?

« Je suis devenue féministe, je ne l’étais pas. Je fais partie d’une génération qui a grandi avec l’illusion que l’égalité entre les hommes et les femmes existait, on l’avait appris dans les manuels scolaires, puis il y avait l’école mixte, l’accès à la pilule, etc. C’est parce que j’ai été victime d’un viol à l’âge de 23 ans que j’ai découvert ce qu’était le féminisme. Mais au départ je ne voyais pas le rapport entre ce qui m’était arrivé et les rapports sociaux entre les sexes  : je pensais avoir été victime d’un malade mental. C’est progressivement, en allant au Collectif féministe contre le viol (CFCV), que j’ai compris le lien entre cet acte ultime de la domination masculine et l’ensemble des inégalités et discriminations qui sévissent du matin au soir dans la société. À partir du moment où j’ai compris ce lien, j’ai eu l’impression d’avoir mis une paire de lunettes pour regarder la société, et, comme cela arrive souvent chez les nouveaux convertis, je suis devenue très acharnée à vouloir expliquer, notamment aux nouvelles générations, ce qui l’en coûte de cette façon de hiérarchiser les sexes, de les mettre dans des catégories différentes.

Parce que je suis historienne de formation, je me suis alors intéressée à cette histoire des rapports sociaux entre les sexes. C’est un combat qui est pour moi fondamental, y compris sur un plan intellectuel. C’est sans doute le lieu à partir duquel je pense aussi la politique, au-delà des questions des rapports hommes-femmes dans tout ce que cela met en jeu entre le privé et le politique, l’individu et le collectif, la réforme et la révolution. Je conçois le féminisme comme un combat révolutionnaire, qui est capable d’obtenir toute une série d’avancées progressives vers un idéal profondément subversif, grâce à des mobilisations sociales, par des lois… Il m’a fallu beaucoup de temps, puisque nous parlons aujourd’hui de façon très personnelle, pour pouvoir dire quelle était la racine de cet engagement féministe. Pendant longtemps, j’ai raconté des salades. Parce qu’« on  » ne parle pas du viol, «  ça ne se fait pas  », parce que «  ça relève de l’intime  », parce que «  j’aurais dû faire attention  », «  me protéger  », etc. Pendant des années, j’étais aux prises avec quelque chose de très compliqué, parce que si je ne disais rien j’étais complice des violeurs, je participais de ce silence, et en même temps si je le disais, ça ne se fait tellement pas que peut-être je prenais un risque personnel. J’ai osé dire, il y a quelques années, seulement  : «  Oui, j’ai été victime de viol.  » Et d’autres doivent le dire. C’est dans cette démarche, que nous avons créé, l’année dernière, ce Manifeste des 313 contre le tabou du viol, et que l’on a participé au documentaire Viol  : elles se manifestent, d’Andrea Rawlins, composé de témoignages de femmes à visage découvert. Parce qu’il y en a marre d’être à visage flouté tout le temps ou de parler avec la voix cachée  ! Le fait de se cacher, finalement, rend possible aussi le viol. La parole est une première étape considérable pour politiser le viol et permettre aux victimes de ne plus avoir honte et de pouvoir combattre à visage découvert. C’est un combat difficile, et je sais ce que cela coûte aux femmes qui ont parlé, mais il est très important de le faire.

Concernant le combat féministe, aujourd’hui, le féminisme est un internationalisme, c’est un mouvement d’émancipation qui n’a pas de frontière, mais je suis frappée de cette tendance à cantonner ce débat loin, très loin de nous, comme si on nous disait  : «  De quoi vous plaignez-vous en France  ? Regardez les femmes lapidées, les mariages forcés, etc. Là-bas c’est grave, ici pas tant que ça.  » Il faut toujours garder à l’esprit que lorsque nous progressons en France, ces avancées aident l’ensemble du mouvement. J’insiste vraiment sur ce point. Nous avons à progresser ici avant de faire la leçon à tout le monde, et parce que nous avancerons, nous aiderons les camarades ailleurs à avancer aussi  : cette solidarité doit s’exercer de la sorte. Faisons très attention à ce qu’en France et à travers le monde on ne se trompe pas d’ennemis  : les religions, les Églises n’ont jamais été les alliées des droits des femmes, c’est l’évidence même. Mais ne nous racontons pas de salades  : le patriarcat existe en dehors d’elles. Certes, les religions et les Églises l’utilisent, nous empêchent d’avancer, mais il n’y a pas que des jeunes garçons arabo-musulmans en France qui seraient machistes, il faut se le dire et se le redire  : ne tombons pas dans le piège de penser que l’ennemi numéro un des féministes serait l’islam. Je suis contre le racisme, contre la stigmatisation des musulmans et profondément féministe et je ne veux pas avoir à choisir un camp. Il n’y a pas et il ne doit pas y avoir de compétition entre les combats émancipateurs. Aujourd’hui, à cette Fête de l’Humanité, c’est ce message féministe et antiraciste que nous devons porter. Aussi ferait-on bien de retrouver le tranchant du féminisme et de savoir l’articuler avec le combat antilibéral, parce que le capitalisme, les politiques d’austérité, ne permettent pas de faire avancer l’émancipation des femmes. Faisons bien attention à ce que le féminisme ne soit pas cette espèce de politiquement correct qu’on retrouve maintenant partout, même à droite, sans plus jamais l’articuler avec le problème des ajustements structurels de ce capitalisme qui ferment les centres IVG, qui cassent les femmes devenues les premières victimes du chômage, de la précarité, des temps partiels subis et imposés… Il nous revient de savoir articuler le combat féministe avec ceux contre l’austérité et les politiques libérales. C’est ainsi que nous réussirons à rendre le féminisme plus mordant, plus utile et plus juste. »

Propos recueillis par A. M., L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message