Histoire et marxisme

samedi 25 avril 2015.
 

Extraits des Entretiens de Claude Mazauric avec Julien Louvrier (entretiens réalisés à Nancy en décembre 2004, avril 2005 et janvier 2006)

Le texte proposé ci-dessous ne peut aborder l’ensemble des points suggérés à l’instant dans la mesure où chacun pourrait faire l’objet de très longs développements. Il s’agit plus modestement d’une série d’aperçus constituée à partir d’extraits issus d’un entretien accordé par Claude Mazauric, professeur émérite à l’université de Rouen, à Julien Louvrier, doctorant en histoire. Claude Mazauric y définit ses positions vis-à-vis des grands principes marxistes et évoque ces allers-retours incessants qui façonnent le métier d’historien, de la théorie à la pratique, du cas à la généralité. Par ailleurs, les passages choisis mettent en évidence l’importance du renouvellement des thèmes, catégories et problématiques mis en œuvre par les historiens marxistes spécialistes de la Révolution française (problématique de la « transition », étude des « voies de passages », étude des modes de production, évolution de la perspective marxiste par l’intégration des concepts gramsciens). Enfin, l’évocation des structures de recherche et de réflexion créées par le Parti communiste dans le but de développer et d’approfondir les travaux scientifiques marxistes (CERM 1960, IRM 1979) vient rappeler l’importance de ces espaces de discussion ouverts dans l’élaboration d’une pensée historique marxiste originale.

J.L : Parlons, si vous le voulez bien, de votre conception de l’histoire. Quelle influence le marxisme a-t-il eu sur ces années terminales de votre vie d’étudiant ? J’aimerais aussi que vous me disiez quelques mots des historiens communistes et marxistes que vous avez croisés dans cette période.

C.M : Voilà qui est effectivement très important. S’agissant du marxisme et de ses rapports avec l’histoire comme nous l’apprenions en classe préparatoire puis dans les cours en Sorbonne, je dois dire mes réticences à m’avancer très loin dans l’analyse rétrospective. D’abord, parce que l’apprentissage du métier d’historien, nous conduisait évidemment à épouser en premier lieu les attitudes des professeurs qui nous enseignaient et à nous inspirer de leurs savoirs, de leurs idées et de leurs méthodes, alors même que nous passions notre temps à essayer de nous en démarquer. Toutes les générations d’étudiants ont connu cela, ont été confrontées, à des degrés divers, à ce genre de situations propres à favoriser les attitudes schizoïdiques et cela, dans tous les cas de figure de caractère idéologique. C’est une loi du genre dans l’enseignement universitaire, en tous lieux et à presque toutes les époques : c’est ainsi qu’à la fois se perpétuent les traditions et que se renouvellent, avec les remises en question de la parole des maîtres, les problématiques théoriques. J’ajoute que les professeurs et les « assistants » qui nous enseignaient étaient généralement de très remarquables enseignants et chercheurs. Cela n’a pas toujours été vrai à la Sorbonne, mais, je ne crains pas de le dire, quand je fus étudiant, avec, entre autres, Pierre Renouvin, André Aymard, Victor-Lucien Tapié, Edouard Perroy, Robert Fawtier, Ernest Labrousse, Roland Mousnier etc. avec Paul Petit, Guy Fourquin, Pierre Riché et Raoul Girardet (entre autres) comme assistants, nous étions bien servis ! D’autre part, quand nous préparions l’agrégation par exemple, le rythme du travail était tel (« Quatre semaines par question » disions-nous) que nous ne pouvions guère aller au-delà de ce qui constituait la doxa du moment. Pourtant nous faisions de réels efforts d’appropriation critique des contenus du point de vue de la pensée de Marx que, pour la plupart de mes amis comme de moi-même, nous cherchions à maîtriser par des lectures parallèles ou en suivant les cours de l’Université nouvelle, ou bien encore quand nous étions invités à des stages dits « éducatifs » organisés par le P.C.F. et sa nouvelle Fédération de Paris : j’y reçus pour ma part un remarquable enseignement de philosophie assuré par Victor Leduc et Maurice Caveing, d’histoire par Jean Bruhat, Jacques Chambaz et Claude Willard. De 1954 à 1956, j’ai bénéficié de quelques-unes de ces séances très stimulantes sur le plan intellectuel qui étaient organisées par Auguste Dumeix. En 1956-1957, avec mes condisciples agrégatifs, nous avions aussi l’ambition de penser historiquement d’un point de vue « marxiste » -comme nous l’entendions alors- le contenu des questions inscrites au programme : j’ai le souvenir de nos efforts théoriques de l’époque pour penser l’Antiquité tardive du point de vue de la transition du mode de production esclavagiste décomposé, au féodalisme, sous l’effet des échanges avec le monde « barbare » et germanique. Nous avions recours à Marx pour étudier la question de la France rurale dans la première moitié du dix-neuvième siècle (ce qui me valut une note excellente au concours[3]) et Paul Boccara nous avait invités à penser la question de l’expansion européenne dans le monde du XVIe au XVIIIe siècle du point de vue de l’accumulation primitive du capital à travers ses trois caractéristiques : l’appropriation de la rente, le pillage des plus-values par le travail forcé et l’esclavage colonial, le monopole du capital marchand ; cela m’avait conduit à lire de lourds passages, passionnants au demeurant, du Capital de Marx. Mais il serait abusif de prétendre que nous étions devenus de futurs ou de récents chercheurs « marxistes » ; si cela s’est produit, encore faudrait-il s’entendre sur l’acception de « marxiste », ce fut bien après et au terme d’un processus dominé par notre intentionnalité de nous manifester comme tels, en grande partie pour se démarquer de ceux qui disaient ne pas l’être. D’ailleurs, est-ce important ? La pensée de Marx n’occupait pas alors la place omniprésente qu’on lui connaît aujourd’hui alors qu’on en conteste partout l’utilité et la pertinence et que sa présence éditoriale s’est terriblement affaiblie. On ne le lit plus guère, on ne l’édite presque plus, comme l’a remarqué justement Lucien Sève dans un livre récent[4]. En ce temps déjà, sauf pour quelques exégètes convaincus, on y faisait référence beaucoup plus qu’on ne l’étudiait réellement, s’agissant notamment du Capital, l’œuvre maîtresse. Pour ma part, je n’ai jamais éprouvé la religion du texte sacré mais il me plaisait fort de me dire et de m’afficher comme « marxiste » pour bien marquer ma différence avec toutes les variétés, avouées ou cachées, de la pensée réactionnaire, de l’idéalisme et du réformisme social-démocrate, lequel me paraissait l’horreur véritable parce que c’était ce qui nous était politiquement le plus proche et qui donc, doctrinalement, nous paraissait le plus menaçant ! Quand on est jeune, on est toujours un peu bête…

[…]

J.L : […] Pourrions-nous discuter maintenant des activités de recherche menées au sein de l’Institut de Recherches marxistes (I.R.M.) que fréquentaient de très nombreux historiens dans les années soixante-dix ?

C.M : L’I.R.M a succédé au CE.R.M., Centre d’Etudes et de Recherches Marxistes, dont je fus un fidèle et l’I.RM., lui-même, est devenu Espace(s) Marx[5]. Ces institutions créées et transformées à l’initiative du P.C.F. ont été pour moi comme pour d’autres, de formidables tremplins pour la réflexion théorique. J’y ai rencontré des individus magnifiques, que je n’aurais pas rencontrés autrement : Charles Parain, André Haudricourt, Pierre Vilar. Est-ce que j’aurais connu Pierre Vilar s’il n’y avait pas eu le C.E.RM. ? Maurice Godelier, je l’avais croisé à Henri IV quand il préparait le concours de l’E.N.S. de Saint-Cloud, mais c’est au C.E.R.M. que je l’ai un peu mieux fréquenté quand il développait ses thèses relatives aux rapports parentaux de production dans les sociétés pré-capitalistes, construites sans différenciation de classes établie sur une base économique. Antoine Casanova, Régine Robin, François Hincker, Claude Gindin, Michel Zylberberg, Guy Bois, René Gallissot et tant d’autres parmi les historiens de ma génération, ont collaboré aux travaux et recherches collectives qui ont accompagné le fonctionnement de l’institut du Boulevard Blanqui. Nous y avons fréquenté des philosophes et des germanistes de première grandeur : Lucien Sève, Gilbert Badia et son équipe, Jean-Pierre Lefebvre, Georges Labica, Jacques Texier, André Tosel…C’est là que, Lemarchand et moi, sous le magistère de Soboul et Vilar, nous avons été associés au traitement de deux ou trois grandes questions relatives aux modes de production et aux formes de « transition » de l’un à l’autre. Peut-être, n’en avons-nous pas gardé, Lemarchand et moi, le même héritage intellectuel, mais ces discussions nous ont stimulés, l’un comme l’autre, dans nos recherches comme dans notre enseignement. S’il n’y avait pas eu le C.ER.M., ces lieux de rencontres, bien des développements nouveaux du marxisme et de l’interprétation des faits historiques dans l’esprit de la pensée de Marx, n’auraient pas vu le jour. C’est au C.E.R.M. en premier lieu qu’Albert Soboul a introduit cette idée fondamentale aujourd’hui universellement acceptée (ce qui impose de la repenser !) que la Révolution française n’était pas le « modèle classique de la révolution bourgeoise » comme on la concevait depuis le premier dix-neuvième siècle. Au contraire, elle était une « voie spécifique », ce qui a ouvert tout un chantier de travail et de réflexions sur la pluralité des voies dites de « passage » d’un mode de production à un autre, notamment au « capitalisme » et à la société « bourgeoise », conduisant à penser les processus révolutionnaires en fonction des rythmes et des espaces de réalisation de transformation des structures : révolution politique et éthique, révolution industrielle et technique décalées l’une de l’autre, reprise du thème marxien de « l’illusion héroïque » en rapport avec la transformation des forces productives et des rapports sociaux, valeurs symboliques d’une part, forces matérielles de l’autre, premières interrogations sur les rapports du « discours » avec la réalité des mouvements sociaux. Tout cela a été pensé dans le cadre des discussions du C.E.R.M. des années 1965-1980. J’ai tiré un grand profit et éprouve une grande reconnaissance pour ces grands recueils qui nous ont permis de mettre en discussion les thèses de Lénine, celles de Gramsci, et de dédogmatiser notre interprétation antérieure du marxisme, lequel avait assurément souffert du double héritage réducteur de la Seconde Internationale puis du stalinisme. Quand Vovelle dit de moi, avec amitié, à propos de divers articles récents, que j’ai publiés des études qui traduisent une adhésion à une manière de « néo-marxisme », c’est en grande partie sous l’effet de ce que j’ai appris au contact des travaux du C.E.R.M. puis de l’I.R.M. Maintenant je réside trop loin et je suis moins disponible du fait de l’âge pour me rendre à Espace(s) Marx, mais c’est assurément un endroit où j’aurais voulu m’investir beaucoup plus après avoir fait valoir mes droits à la retraite.

J.L. : A cette étape de notre entretien, sans nous enfermer dans les données institutionnelles, peut-être pourriez-vous approfondir la question de votre rapport d’historien au « marxisme », disons, plus simplement de votre rapport intellectuel aux topiques essentiels de la pensée théorique issue de Marx. Comment vous voyez-vous en ce domaine ?

C.M. : Commençons par cette simple et élémentaire affirmation : comme Pierre Vilar (et même comme Fernand Braudel, toute modestie mise à part, qui a revendiqué cette qualité) je suis un disciple de Marx. J’ai toujours pensé que Marx a explicité de manière définitive et principielle le processus matériel de la « croissance », montrant la force d’entraînement et la logique dynamisante du rapport social capitaliste dans un système de marché. Les survaleurs accumulées par tous les procédés concevables, transformées en un « capital », maître de la production sociale des marchandises, sous la double détermination du machinisme, donc du progrès technique, et de l’exploitation de la force de travail humaine par le salariat, voilà qui rend compte de la structure. La mise à jour du mouvement du profit, notamment celle du taux de profit, et des moyens d’en redresser le cours, avec tout ce que cela dévoile du point de vue des conjonctures, de l’élucidation des crises et des « trends », relève désormais, à mes yeux, d’un savoir acquis que nulle recherche récente ne conduit à remettre en cause sur le fond, quoique les entreprises pour en démontrer la caducité n’aient jamais cessé : selon moi, elles ont au contraire permis d’enrichir l’analyse en en complexifiant très heureusement les données de base. Je ne vais pas vous en dire plus sur ce point central, sauf à transformer cet entretien en un cours !

Cela étant, comme vous le savez, sur la base de la découverte du modèle capitalistique d’exploitation de la force de travail humaine et dans la suite de l’explication évolutionniste du monde, lequel fait partie de l’héritage des Lumières, s’est construite toute une théorie de l’histoire à laquelle, à la suite de Marx et d’Engels, on a donné le qualificatif de « matérialisme historique ». L’ossature et les couleurs de cette théorie se trouvent dans les textes fondamentaux de Marx et d’Engels antérieurs à la rédaction du Capital, disons de 1845 à 1865, mais leurs successeurs, avec Engels lui-même après 1883, en ont beaucoup développé les stipulations, quelquefois jusqu’à la caricature. Ce qu’on appelle le « matérialisme historique » ne se réduit, ni au constat de la lutte des classes comme « moteur » de l’histoire, ni à révéler le contenu de classe de chaque « mode de production » saisi dans son essence contradictoire ! Il s’agit, bien au-delà, de saisir le jeu des contradictions, elles-mêmes référées au processus de reproduction et de production des sociétés, des individus humains et des biens, réalités matérielles « incontournables » comme on dit, et qui se trouvent au fondement de toute l’histoire des groupements sociaux, observés, soit dans le temps long, presque immobile quelquefois, des structures, soit dans le temps court des crises et de l’événement… Immense programme de recherches et d’analyses qui ne se réduit pas à l’énonciation de schémas a priori !

Je suis un adepte convaincu du matérialisme historique et je persiste à penser, malgré les vents contraires de l’idéalisme et du créationnisme, que la mise à découvert des fondements matériels du mouvement des sociétés humaines, des intérêts de classe et des conflits de classe, donc la connaissance des « luttes de classes », pensées, non seulement dans leur effectivité mais aussi dans leur « nécessité » au regard du mode de production où elles prennent racines, sont les facteurs essentiels de la dynamique historique. Mais je ne vais pas au-delà et ne crois pas m’être aventuré plus loin dans mes écrits et mon enseignement.

J.L. : Qu’entendez-vous par là ?

C.M. : Je n’ai jamais repris à mon compte, du moins depuis ma lointaine jeunesse, la fameuse théorie de la succession des modes de production comme caractéristique de l’évolution historique. Esquissée, d’abord dans le Manifeste du parti communiste de 1848 puis reprise à titre indicatif dans la Préface de janvier 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique, cette théorie, dans ce dernier texte, se voulait simple illustration d’une problématique plus ample, relative à l’évolution processive des formations sociales, non une connaissance acquise et démontrée. Marx y déclarait, je crois pouvoir le citer, que « à grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique ». Par la suite une « doxa » s’est mise en place que Staline, entre autres, a fini par imposer comme un dogme du marxisme-léninisme : ainsi affirmait-on qu’après le moment du « communisme primitif », se seraient succédé les modes de production, esclavagiste antique, féodal, capitaliste, auquel succéderait le socialisme, lui-même antichambre du communisme. A l’évidence ce schéma ne tenait pas debout, si ce n’est en raison de son utilité politique : donner pour nécessaire, c’est-à-dire inévitable, c’est-à-dire proche, le moment de la révolution « socialiste » à laquelle se consacraient les partis communistes et ouvriers depuis 1917 ! Mais sur le fond, c’est une théorie vide que contredit la connaissance historique la plus élémentaire. D’abord parce que les modes de production donnés comme successifs, ont en réalité longtemps cohabité voire connu un ordre d’apparition inverse : la forme de semi-dépendance de producteurs ruraux soumis au prélèvement ou à l’extorsion par contrainte de survaleurs ou de surtravail (la corvée), caractéristique du « féodalisme », a existé dans la plus lointaine antiquité, notamment en Orient, précédant souvent le mode esclavagiste, qui, lui, s’est accompagné de l’apparition d’une économie de marché monétarisée ; à l’inverse, le mode de production fondé sur l’esclavage productif, s’est étendu bien au-delà de la fin de l’Antiquité tardive, jusqu’en plein Moyen-Âge occidental, favorisant même un peu plus tard, le développement du capitalisme avec l’expansion rapide, et de la colonisation européenne, et de la croissance des débouchés commerciaux par la réexportation des produits coloniaux, à partir de l’aire transatlantique, cela à partir du XVIe siècle. En second lieu, avec le développement inégal des forces et facteurs de production, des évolutions endogènes (par exemple dans les Amériques pré-colombiennes, comme on dit, dans le monde musulman, indien, persan, ottoman…) ont été brisées par les effets de construction du « marché mondial » à partir des façades maritimes, comme l’ont bien établi Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein. Peut-être d’ailleurs en fut-il déjà ainsi sur les marges de l’Empire romain à son apogée… Enfin, le mode de production « asiatique » que Marx avait identifié a disparu de la nomenclature postérieure, n’y faisant retour qu’in extremis, après la Conférence de Bandoeng en 1955, souvent d’ailleurs comme une sous-variété de « féodalisme » ! J’ajoute que le « socialisme planifié » peut apparaître aujourd’hui comme réunissant les plus fécondes des pré-conditions nécessaires au développement du rapport de production capitaliste, en imposant à la paysannerie un gigantesque prélèvement de surtravail que régularise la sous-évaluation de la monnaie nationale sur le marché intérieur, et en fournissant à la production industrielle, une main d’œuvre instruite et relativement disciplinée dans le travail : ce qui est le cas, par exemple, dans la Chine aujourd’hui et peut-être, ici ou là, dans l’espace de l’ancienne « Union soviétique ». Il n’est donc pas exact, quand on pousse l’analyse, de dire qu’une « formation sociale disparaît » quand le mode de production qui la fonde a développé « toutes les forces de production qu’elle est assez large pour contenir ». Cette vue cavalière de l’histoire ne pourrait fonctionner que pour l’Europe occidentale moderne (et encore !) mais n’a guère de validité au-delà. L’histoire, jusqu’ici, n’a jamais été qu’imprévisible…

J.L. : Vous remettez donc en cause l’un des schémas essentiels du matérialisme historique ?

C.M. : Assurément, mais ce que je remets en cause c’est la forme didactisée, utilitariste, d’une proposition qui avait le mérite d’aider à penser l’histoire comme universelle, ce qui n’excluait nullement qu’on se consacrât à son approfondissement. Mais avec cette théologisation de l’histoire, quand l’idée de la « nécessité » du « socialisme » comme étape préparatoire au « communisme », se donnait, non sans contorsions rhétoriques, comme incarnant une sorte de fatalité, le marxisme se ravalait au niveau de la croyance, non de la connaissance. Le « communisme » se vivait alors comme l’est la parousie, le retour en gloire du Messie à la fin des temps, dans l’imaginaire chrétien ! Mon idée est qu’il faut penser avec Marx, non à partir de ses vues prospectives ou prévisionnelles qui portent la marque de son temps et de ses aspirations subjectives, et cela en veillant à bien serrer les concepts de base dans l’effort de connaissance des formations sociales concrètes : forces productives, rapports sociaux, nombre des humains, capital, techniques, forces de travail, composition organique du capital, taux de profit, « plus-value » (survaleur), marché(s), monnaie, etc. C’est ainsi que pratiquent, me semble-t-il, les historiens qui prennent Marx au sérieux. J’en connais.

J.L. : Vous avez aussi clairement remis en question la distinction topologique classique du matérialisme historique qui conduit à distinguer « infrastructure » et « superstructure ».

C.M. : Je vois que vous faites allusion à l’un de mes récents articles qui pose effectivement cette question. J’avais rédigé cet article pour le livre d’hommages destiné à honorer mon collègue et camarade Jean Sagnes, ancien président de l’Université de Perpignan. L’article a été publié sous le titre « Dynamique sociale, dynamique politique : pour un regard critique »[6]. Cette étude s’insérait d’ailleurs dans une discussion qui avait cours au sein de l’association Espace(s) Marx. J’y reconsidérais effectivement le concept « d’autonomie relative » de la superstructure par rapport aux déterminations venues de la base économique. Ce concept « d’autonomie relative » m’apparaît en effet, beaucoup plus comme une parade verbale à une difficulté heuristique que comme un instrument de pensée efficient. Devant la difficulté de fonder l’explication de l’événement en histoire, notamment dans le champ du politique, par référence à la base économico-matérielle, on essaie de s’en tirer de deux façons : la première est de renvoyer l’explication des faits intervenant au niveau superstructurel, à la catégorie de « hasard » au sens où l’entendait Cournot (effet de la rencontre de deux séries causales indépendantes), mais cela ne nous avance guère ; la seconde, qui a inspiré Braudel, consiste à distinguer le temps court de l’événement, lequel serait celui de l’imprévisible et de l’aléatoire, en quelque sorte hors champ de l’intelligibilité historique (sauf à recourir à une visée finaliste ou téléologique de l’histoire), et le temps long et pérenne des fondations et des structures qui renverrait aux déterminations de la base, lesquelles seraient intelligibles : c’est sur ce modèle que Fernand Braudel a construit sa thèse bien connue sur la Méditerranée au temps de Philippe II[7]. Autre voie, plus conciliante (ou plus hypocrite) celle qui consiste à concéder à l’idéalisme, la recherche de causalité s’agissant des « choses humaines », en ne retenant du matérialisme historique que ce qui renvoie aux fondements matériels de l’histoire des sociétés ; mais cela conduit nulle part, sinon à la séparation entre le « récit » dont l’unicité prendra valeur de construction de l’objet, d’un côté, et à l’abstraction gratuite, de l’autre, quand le matérialisme ne deviendrait pertinent que pour l’exploration des fondements matériels, économiques et démographiques, de l’histoire des sociétés. Tout cela me paraît grandement insuffisant et il y a lieu de reprendre tout le débat sur la question de la détermination en histoire de manière à proposer un modèle d’intelligibilité historique qui fasse droit à des catégories du savoir apparues depuis Marx dans le champ des sciences sociales et humaines : la catégorie de « champ » qui dissout ce qu’il y avait d’abstrait dans l’opposition topologique entre infra- et superstructure, en permettant de surcroît de penser l’interaction et la médiation, l’idée de temporalité qui aide à penser la rythmique de toute évolution comme circonscrite dans des ensembles de durées où se réalisent différentiellement les interactions ; j’y ajoute la valeur heuristique de la catégorie freudienne de l’inconscient. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les ouvrages de Paul Ricoeur consacrés à la connaissance historique : son approche phénoménologique du récit et de son rapport à l’objet de l’histoire, aide à prendre la mesure de nos insuffisances mais ne résout pas la question posée de l’objectivité de la connaissance historique, c’est-à-dire de la recherche de la vérité. Voilà bien tout un ensemble de questions sur lesquelles ma réflexion personnelle, comme celle de beaucoup d’autres historiens aujourd’hui, est en éveil, mais ce que je remarque, c’est que sans l’apport du marxisme, lui-même produit, depuis le dix-neuvième siècle, de cette incroyable promotion de l’Histoire comme discipline majeure, dans le vaste ensemble des sciences sociales, nous en serions encore à de maigres balbutiements.

J. L. : Si le marxisme fondait une science de l’histoire imparable et sans aléas, on pourrait à partir de ses caractéristiques essentielles, formuler des prévisions dans l’ordre du futur historique et leur confronter, pour vérification, le mouvement réel des choses tel qu’il advient…

C.M. : Oui, mais vous constaterez que les historiens sont de biens mauvais prévisionnistes ! Dans la Grammaire des civilisations de Braudel, parue en 1963 et que Maurice Aymard a rééditée en 1987 , vous n’aurez pas de difficultés à remarquer que toutes les intégrales de Braudel se sont trouvées démenties par l’évolution du monde dans la seconde moitié du vingtième siècle. Et je ne parle pas de l’inénarrable Carrère d’Encausse qui est toujours créditée de la sagesse d’avoir « prévu » la fin de l’U.R.S.S. : on oublie de préciser que les raisons qu’elle invoquait (la rébellion des peuples d’Orient, les différentiels démographiques, le détachement des périphéries, etc. ) ne sont précisément pas celles qui ont conduit à la disparition de l’Etat soviétique mais tout au contraire, celles qu’elles voyaient comme des dispositifs résistants se sont révélées les grandes faiblesses : la décomposition du sommet et du Parti, l’affaiblissement relatif du centre russe, le retard technologique dans l’appareil de production non-militaire, le quart du PIB consacré au complexe militaro-industriel contre moins de 7% aux Etats-Unis, l’échec de la politique extérieure, tout cela ne faisait pas partie de ses prévisions ! Marx et Engels se sont beaucoup employés à formuler des prévisions historiques de leur vivant, ce dont témoigne leur Correspondance générale. Le philosophe Lucien Sève m’a dit s’employer à en faire le relevé exhaustif, immense travail qui sera très utile, mais dès maintenant, on peut conjecturer que la plupart de leurs prévisions (ou souhaits) se sont trouvées démenties par le mouvement de l’histoire réelle… Les marxistes, se diraient-ils léninistes ou post-léninistes, ne sont pas de meilleurs prévisionnistes qu’eux. Croyez-vous que si la prévision d’une possible disparition du système socialiste européen, sans guerre extérieure ni guerre civile, avait été formulée dans les années 1970-1980 par d’éventuels prévisionnistes de l’Académie des sciences de l’U.R.S.S., Michael Gorbatchev aurait rencontré partout à l’est de l’Europe, et dans l’appareil de la quasi-totalité des partis au pouvoir, un soutien aussi général que celui dont il a bénéficié ?

J.L. : Comment alors se déterminer rationnellement face à l’avenir ?

C.M. : En prenant en charge le champ infiniment ouvert des déterminations croisées dont il faut cependant bien souligner la grande opacité de configuration qu’il peut présenter, et qu’il présente, à mon sens, de plus en plus. Dans les années 1950-1960, le philosophe Gaston Berger avait proposé l’établissement d’une nouvelle discipline, la « prospective », que Braudel prit très au sérieux quand il entreprit de modifier les programmes d’enseignement de l’histoire dans les lycées. L’ambition n’en était pas vaine, mais, aujourd’hui encore, les moyens d’analyse pertinents sont loin d’être réunis. Sans doute la connaissance du demain prévisible dont l’action volontaire et consciente des acteurs sera l’un des paramètres, progressera-t-elle, mais cela à plusieurs conditions encore éloignées de notre maîtrise : l’une serait de mieux intégrer toutes les données de la subjectivité humaine collective dans l’ensemble des données qui délimitent le champ des possibles et du probable ; l’autre supposerait des calculatrices gigantesques capables d’établir des pondérations extrêmement fines et de traiter des interactions en nombre jusqu’à maintenant insoupçonné…Et nous ne tendrons jamais qu’asymptotiquement vers la certitude de ne pas nous tromper…

J.L. : Mais dans tout cela, la « lutte des classes » relève-t-elle de la topologie ancienne ou de l’étude des champs ? Est-elle un facteur de pure subjectivité, donc aléatoire ?

C.M. : A condition de n’en pas faire un usage métaphorique ou une explication passe-partout, ou encore de la réduire à une forme d’affrontement direct et théâtral, le recours explicatif à la lutte des classes demeure un extraordinaire instrument d’approche de la dialectique historique. Il fournit un modèle qui permet de mettre au jour les formes de la compétition entre groupes sociaux, de saisir les contradictions radicales entre accumulateurs de capitaux (y compris, patrimoniaux, symboliques et économiques) et dominés et exploités pour le partage de la plus-value et la position dans l’ordonnancement de la société. Le concept de lutte des classes, si on le libère de son acception scolaire rudimentaire, demeure le meilleur levier d’observation des interactions sociales et des dynamismes historiques.

J.L. : Vous considérez-vous comme un « révisionniste » au sens de l’accusation de vouloir rendre le marxisme compatible avec l’idéologie bourgeoise, telle que l’avait portée à la fin du dix-neuvième siècle, Karl Kautsky contre Bernstein ?

C.M. : Absolument pas. Je ne revendique aucunement cette qualité de théoricien qui pourrait me donner l’ambition (ou l’illusion) de pouvoir « réviser » la théorie marxienne. Je souhaite simplement m’approprier de manière efficace et critique les concepts élaborés par Marx, cela aussi bien dans mon travail d’historien que dans l’exercice de penser comme un citoyen ordinaire. Comme Marx le fit lui-même, et avec un incomparable génie inventif et critique, à l’égard des sources intellectuelles qui ont fécondé sa propre démarche : l’hégélianisme et la dialectique, la pensée sociale française et l’économie politique britannique (pas seulement anglaise… les Ecossais y ont tenu une place majeure !). Depuis Marx et Engels, l’invention de la sociologie, plus généralement le développement des sciences humaines, la mise en évidence de l’inconscient dans la réalité de la psyché, la diversification et la mathématisation des multiples instances du réel social, bien au-delà de la statistique et du calcul des probabilités, la révolution informationnelle, ont transformé le champ conceptuel des savoirs relatifs à l’espèce humaine, nous obligeant à concevoir une anthropologie entièrement neuve mais nous donnant aussi des moyens nouveaux d’investigation et d’analyse, inconcevables encore il y a moins d’un demi-siècle, a fortiori, il y a plus de cent ans ! Demain, notre capacité de prévisibilité de l’événement, nous permettra peut-être de sortir de cette pré-histoire de l’humanité au regard voilé, laquelle est toujours notre lot. Je ne peux guère vous en dire plus dans cette conversation à bâtons rompus.

[…]

J.L. : […] Je voudrais que l’on revienne sur cette qualification de « néo-marxisme » que Michel Vovelle évoque à propos de votre travail d’historien de la Révolution. Quelle part en est redevable à la pensée de Gramsci ?

C.M. : Il est juste de reconnaître que les textes d’Antonio Gramsci que j’ai découverts comme tout le monde dans les années 1960-1975, ont bouleversé ma vision des choses… Mais il faut commencer par le commencement. Sauf que le rôle de dirigeant de Gramsci dans les années postérieures à la Première guerre mondiale puis sa position de victime de Mussolini, ne m’étaient pas inconnus, il est vrai que dans ma jeunesse, je ne connaissais rien de ses idées. Cela, jusqu’à la tenue d’une conférence de Denis Richet devant le cercle des historiens communistes, au siège de la Fédération de Paris, Rue Lafayette, en 1954 ou 1955, ma mémoire est ici incertaine : ce que j’entendis ce jour-là me fit grand effet. Puis, assez rapidement, on commença à publier en français, des livres sur Gramsci : celui de Palmiro Togliatti (une biographie exaltée), celle de G. Fiori chez Fayard en 1970, puis des recueils de textes divers dans la lecture desquels, je me suis jeté, souvent de manière brouillonne, entre autres, ceux de Jacques Texier (Gramsci et la philosophie du marxisme, chez Seghers en 1966), ceux de Robert Paris en 1974 et 1975 chez Gallimard, puis, encore plus tard, le recueil d’André Tosel en 1983 aux Editions sociales, d’autre part, des articles et des essais (celui de Maria-A Macciochi en 1974, celui de Christine Buci-Glucksmann en 1975, Gramsci et l’Etat chez Fayard, plus tardivement encore, celui de Tosel, Philosophie de la praxis aux E.S.) ; enfin nous venait l’écho des débats engagés en Italie sur l’historicisme de Gramsci, les commentaires relatifs à ses Cahiers de prison dont le lecture était incroyablement stimulante, notamment ceux d’Althusser, à la fois distanciés et chaleureux ; on traduisait beaucoup d’articles et de points de vue, notamment fondés sur les travaux de Badaloni, et, malgré ma difficulté à lire l’italien « philosophique », j’ai rétrospectivement le sentiment d’avoir saisi l’essentiel de ce qui était en débat, en Italie, ici, et dans l’ensemble de la « planète marxiste » mondiale. Gramsci était habituellement à l’ordre du jour des discussions par lesquelles s’achevaient les réunions hebdomadaires du Séminaire de Soboul à la Sorbonne et vous avez tout à fait raison d’évoquer les noms de Bernard Conein et de Jacques Guilhaumou dont l’apport en ce domaine s’est avéré important pour la réflexion collective… et celle de Soboul, singulièrement !

J.L. : Mais vous, en particulier qu’avez-vous retenu de ces lectures gramsciennes ?

C.M. : Rien n’est simple dans la pensée de Gramsci, ni dans la manière dont il met en œuvre la théorie marxienne… Il fallait faire effort pour en apprécier la profondeur ou la pertinence. Il est le type même de penseur dont il faut se garder de le réduire à n’être qu’un fournisseur de concepts commodes : chez lui, pas de « boîte à outils » ! Par exemple, la notion de « bloc historique » ne se ramène jamais à l’état d’une conjoncture ; elle n’est pas non plus la reconnaissance d’un rassemblement de type « alliance de classes » ; moins encore, une réduction au politique d’une aspiration sociale ou d’une convergence d’intérêts ou d’affects… C’est d’abord un moment historique et culturel qui intègre toutes les données concrètes que l’évolution antérieure de la conscience (et de ce qui l’a transformée) a fini par faire émerger sur le devant de la scène ; le « bloc » prend en charge les pratiques sociales polymorphes et les normes qui marquent un moment singulier de la civilisation, avec l’énergie qui s’y déploie, les contradictions qui en paralysent le dépassement, les passivités que cela peut générer… Pour saisir Gramsci, il faut se laisser porter par son génie de la théorisation à partir du concret vécu, mais un vécu rapporté à la connaissance discursive d’une réalité que l’effort de recherche doit nourrir en son fond. Si l’on avance dans cette direction, la lecture de Gramsci vous propulse sur des hauteurs inconnues où le travail de l’herméneutique prend tout son sens.

J.L. : Avez-vous mis en œuvre les préceptes que vous énoncez ici ?

C.M. : Quand François Hincker et moi, en toute amitié complice, avons accepté en 1976 de rédiger en commun le premier volume consacré à la Révolution (« 1789-1799 ») de l’Histoire de la France contemporaine dont Jean Elleinstein avait formé le projet de concert avec les Editions sociales, nous avons d’emblée décidé de nous inspirer de la pensée de Gramsci pour rendre compte du processus révolutionnaire. Albert Soboul, qui en a rédigé la préface, a entièrement approuvé notre manière de voir. Avons-nous réussi dans notre entreprise ? C’est évidemment aux lecteurs d’en juger. Le livre (comme toute la collection) a connu le succès : il s’en est diffusé des dizaines de milliers d’exemplaires ! S’agissant de notre volume, je crois que les lecteurs avertis ont été sensibles à la nouveauté que nous avons introduite dans le récit des événements et dans la prise en compte des divers niveaux de détermination qui orientent le processus révolutionnaire. François Hincker venait de contribuer à la rédaction de l’ouvrage que vous citez, Les communistes et l’Etat dont la parution marque une date importante dans la mise en mouvement de la pensée marxiste en France dans le dernier quart du siècle dernier : nous inscrivions, François et moi, notre démarche dans la continuité de ce regard et de cette recherche.

J.L. : La théorie gramscienne occupait-elle une place centrale dans cette démarche ?

C.M. : Assurément. Nous avons fait voler en éclat la topologie célèbre tirée des travaux de Marx, distinguant une « base » ou « infrastructure » déterminante, même « en dernière instance », d’une « superstructure » agie plus que créatrice. Nous étions animés du souci de ne pas tomber dans l’idéalisme d’une histoire construite autour d’une philosophie du sujet mais nous voulions accorder le maximum de place à l’imprévisibilité de l’événement, à toutes les formes de surdétermination venues de la longue durée, à l’irrémédiable qui oriente le futur (par exemple, en traitant du Procès de Louis XVI), à l’activité propre des sujets, aux mentalités et aux effets de « culture », y compris au sein des « collectifs » comme les Sociétés populaires, au caractère, déterminé par les choix subjectifs des acteurs, du mouvement économique lui-même : tout a été réfléchi en commun car, Hincker et moi, nous nous retrouvions fréquemment dans la mesure où les réunions du Comité de rédaction de la Nouvelle critique, m’imposaient de venir à Paris, deux fois par mois, un samedi entier. Trois catégories gramsciennes nous ont plus directement inspirés : le concept d’ « hégémonie », évidemment, auquel, je crois, nous avons donné une grande extension ; la notion de « bloc historique », très sensiblement mise en œuvre par François Hincker dans la première partie du volume ; celle enfin de « révolution active » à propos du jacobinisme dont nous avons proposé une définition commune très précisément historique[8], c’est-à-dire, pensée en « situation » loin des manipulations idéologiques et lexicales qui faisaient florès en ce temps. Mais ce qui nous aida le plus à penser la Révolution, ce fut la catégorie marxienne, reprise par Gramsci, de « formation économique et sociale » qui nous sort de la problématique dogmatisante et abstraite du « mode de production » pour saisir les intrications complexes, chronologiquement situées, d’éléments de modes de production et d’échange, de structure, d’âge et de dynamisme, différents et même contradictoires, mais qui trouvaient cohérence concrète en raison des formes sociales, héritées ou neuves, qui leur tenaient lieu de support. Je trouve que les pages que nous avons rédigées sur ce plan, tiennent bien le coup, presque trente années après la parution du volume. J’aimerais connaître votre avis sur ce point… mais plus tard, quand votre thèse sera achevée et soutenue !

J.L. : Et le concept de « révolution culturelle » ?

C.M. : C’était évidemment une concession verbale à l’air du temps, donc plus apparente que réelle, car sur le fond, nous nous situions aux antipodes de la manière instrumentalisée qui fut celle des « maoïstes » quand ils parlaient de la « grande révolution culturelle prolétarienne » par référence à ce qui s’est passé en Chine populaire à partir de 1966. L’article que j’ai rédigé en commun avec Philippe Goujard qui était mon collègue (et mon ancien étudiant) à l’Université de Rouen, sous le titre « Dans quel sens peut-on dire que la Révolution française est une révolution culturelle ? » a été publié par la revue canadienne Europa, mais il s’agissait en réalité du développement d’une conférence que j’avais présentée en janvier 1978 à l’Université du Québec à Montréal devant le groupe des historiens de l’Europe qui rassemblait des spécialistes de toutes les universités de Montréal. Cet article a été réédité en 1984 dans mon livre Jacobinisme et Révolution, mais sa rédaction est de six ans antérieure ! Vous y verrez que nous entendions par « Révolution culturelle », moins les rébellions et affrontements prenant un caractère politique ou de classe, que les transformations venues de la longue durée et mettant en question l’efficace (ou la légitimité) des grandes institutions collectives et des représentations normées, sous l’effet dialectique des grandes tendances de l’évolution sociale : Eglise et religion, éducation, formes de sociabilité, croyances collectives, discours, mentalités, arts, langages, pratiques et valeurs symboliques, etc. C’est en ce sens déjà que Michel Vovelle en avait parlé, dès 1975, dans son article anticipateur de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, relatif à « l’éducation populaire en Provence » et c’est en ce sens que nous avions abordé ce thème de manière plus générale au sein du séminaire d’Albert Soboul en 1976-1977. Le livre de Serge Bianchi s’inscrit aussi dans cette problématique que son auteur avait contribué à nourrir par ses interventions au sein dudit séminaire, à propos du théâtre et des arts de la scène ; mais, paru en 1982, son ouvrage m’a paru revenir un peu en arrière sur la conception beaucoup plus large, gramscienne en vérité, que nous avions voulu promouvoir, Hincker, Goujard et moi, bien avant lui…

J.L. : …mais « révolution culturelle » est un syntagme léninien !

C.M. : Oui, absolument. Lénine en traite longuement dans son grand rapport de mai 1923 sur la « Coopération » quand il énonce l’idée que la révolution politique et sociale (au sens de la prise du pouvoir politique et du contrôle de l’appareil d’Etat) est achevée mais que l’essentiel désormais est de réussir la « révolution culturelle », un vaste processus « d’acculturation » impliquant le changement des modes de vie, des mentalités, des valeurs sociales dominantes, du système d’éducation, etc., qu’il envisageait avec beaucoup de perspicacité comme un processus long, difficile, contradictoire, réversible le cas échéant, social plus que « politique », entièrement construit en relation organique avec le développement de l’économie, la croissance des productions utiles et de la propriété « socialiste » : nous ne sommes pas ici dans le cas d’une instrumentalisation politicienne et terroriste. Ce fut précisément l’instrumentalisation politique, le sectarisme anti-culturel, le subjectivisme avant-gardiste (le « proletkult ») puis le pragmatisme stalinien qui, en grande partie, expliquent, à mes yeux, la grande catastrophe historique que constitue l’échec du processus révolutionnaire engagé à la suite de l’Octobre russe. Je vous signale, en outre, que c’est dans cet esprit, tout à fait « démodélisé », que Roland Leroy, aidé alors par François Hincker, évoquait la « révolution culturelle » dans un recueil ayant valeur d’essai critique, publié sous le titre La culture au présent (Editions sociales, 1972) Dans nos travaux, cet ouvrage, les propositions qu’il contenait, nous ont souvent inspirés.

Claude Mazauric

Professeur émérite

Université de Rouen

Julien Louvrier

Doctorant en histoire

GRHis – Université de Rouen


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