Édouard Martin : après l’acier capitaliste, l’airain de l’oligarchie politique

vendredi 3 janvier 2014.
 

Édouard Martin n’a pas eu une enfance facile. Il est né en 1963 dans le village de Padul en Andalousie, où son père est journalier. Sa famille quitte l’Espagne alors qu’il a 7 ans. Il connaît l’injustice et le mépris social sous la dictature franquiste, mais également à son arrivée dans la France républicaine. A Amnéville, en Moselle, sa famille est fraîchement reçue. Les manifestations de xénophobie ordinaire s’enchaînent. Maîtrisant mal le français à l’école, ses camarades de classe le chahutent et tentent de le ridiculiser. Édouard ne se laisse pas faire et, en retour, il est victime d’une double injustice : on le punit à l’école et ses parents lui administrent des raclées à la maison car on ne veut pas « qu’il se fasse remarquer » [1]

Un réformisme assumé

Embauché chez Sollac à 18 ans, l’électromécanicien fait ses classes. Il est discipliné et bosseur. Il écoute, lit et s’instruit. Il est élu délégué du personnel à la Coulée en 1989, et exerce cette nouvelle fonction avec dévouement. Lutteur tenace et courageux, il prend naturellement la tête de la bataille contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange en 2009. La suite de sa trajectoire sociale et professionnelle est plus connue, jusqu’à l’annonce de sa candidature en tête de liste aux élections européennes dans la région Grand Est pour le Parti socialiste.

Édouard Martin est un réformiste qui, de tout temps, a voté pour le PS. Son engagement dans la CFDT, syndicat de compromis (mou et ambivalent), dont les cadres transfèrent aisément leur capital syndical en capital politique dans la firme PS, correspond aussi à ce qu’il est. D’un point de vue politique et syndical, Martin assume ce réformisme. Il a publiquement soutenu la campagne de Ségolène Royal en 2007, en s’engageant dans les clubs Désir d’Avenir. On ne peut certainement pas reprocher à Martin de rester fidèle à ses convictions politiques.

Déçu du hollandisme – en tout cas il l’a été officiellement jusqu’à une date récente – il incarne ce prolétariat qui vote socialiste, bon gré mal gré. Ce sont les Édouard Martin du monde ouvrier que le Front de gauche devrait avec pédagogie et patience convaincre de rallier à sa cause. Malheureusement, il se trouve des dirigeants dans la gauche radicale qui préfèrent un entre soi sectaire (donc voué à demeurer minoritaire), au combat unitaire des forces de gauche critiques du gouvernement. Par conséquent, les Édouard Martin de la classe ouvrière vont continuer de voter pour le Parti socialiste, faute de mieux, ou ils vont s’abstenir.

Une trahison de la lutte syndicale

Si Édouard Martin n’a pas trahi ses convictions politiques, il a certainement trahi son engagement syndicaliste. Il y a quelques mois, Martin a reconnu que François Hollande, « yeux dans les yeux », lui avait menti. Il a aussi fustigé la « trahison » de Jean-Marc Ayrault. Après de telles déclarations, comment peut-il aujourd’hui se ranger sous les couleurs du parti qui a soutenu le gouvernement dans ce fiasco industriel ? Dans le meilleur des cas, sa position est incohérente, dans le pire des cas, elle apparaît entachée d’opportunisme. A-t-il seulement consulté les sidérurgistes de Florange avant de prendre sa décision ? Si oui, que lui ont-ils dit ou recommandé ?

Le mandat politique que lui promet aujourd’hui le PS est le fuit du combat syndical surmédiatisé dans lequel il a représenté les intérêts matériels et moraux des travailleurs de Florange. S’il n’était ce combat emblématique, le PS ne lui aurait jamais proposé de place sur sa liste, y compris en position inéligible. Depuis quand le PS réserve-t-il des places aux ouvriers sur ses listes ? (On pourrait d’ailleurs écrire en forçant à peine le trait : depuis quand les partis de gauche en général réservent-ils des places aux ouvriers sur leurs listes ?) La lutte du syndicaliste s’est non seulement exercée contre l’appétit vorace et immoral du capitaliste Mittal, mais aussi contre les promesses non-tenues d’un président et d’un gouvernement socialistes. Les deux éléments sont indissociables. Par conséquent, la candidature de Martin aux élections européennes n’est compréhensible que si on la replace dans les circonstances exceptionnelles du conflit industriel de Florange. Édouard Martin, dans une large mesure, doit son futur poste de député européen à ses camarades sidérurgistes.

Interviewé par David Pujadas sur France 2, Édouard Martin a affirmé qu’une fois élu il se battrait au parlement européen pour arrêter le « détricotage » des législations sociales nationales. Naïveté, impréparation ou discours cynique d’un néophyte de la politique ? Si Martin souhait ardemment se battre contre les mesures antisociales en Europe, il aurait été plus utile qu’il prit des responsabilités nationales dans un syndicat en France pour s’opposer à la politique sociale catastrophique du gouvernement Ayrault. Penser qu’en tant que député européen socialiste il pourra enrayer la mécanique néolibérale montre qu’il maîtrise mal les dynamiques institutionnelles européennes et les rapports de force au sein des groupes parlementaires.

Se soumettre ou se démettre

Aussitôt intronisé tête de liste socialiste dans la circonscription du Grand Est, Édouard Martin a précisé qu’il ne recevrait aucun ordre de Solférino. Il a affirmé qu’il dirigerait cette liste et agirait en « homme libre ». Est-ce un engagement réaliste ? C’est probablement aussi réaliste que les promesses du candidat Hollande au printemps 2012. À la différence de Hollande, donnons à Martin le bénéfice du doute, en considérant qu’il pêche par optimisme car il ne connait pas encore le milieu de la politique professionnelle.

Tout étudiant en première année d’études politiques confirmera mon propos : les organisations politiques – de la gauche radicale à l’extrême droite – ne sont pas démocratiques. Le politologue Roberto Michels, se penchant au début du 20e siècle sur le SPD allemand – « le plus démocratique » des partis en Europe – parvenait à un constat déprimant. Il existerait une « loi d’airain de l’oligarchie » selon laquelle l’organisation partisane est dominée par une élite de dirigeants, d’élus et de cadres professionnels, qui prend les décisions, les applique et rappelle vertement à l’ordre ceux qui, dans le parti, les contestent. « Qui dit organisation, dit oligarchie » : la professionnalisation du travail politique entraîne invariablement la concentration du processus de décision entre les mains d’une élite « qualifiée » et « éclairée ». [2] En outre, la loi d’airain de l’oligarchie ne permet guère le développement de comportements hétérodoxes. On connait la ligne de François Hollande en Europe : un accompagnement docile de l’agenda merkélien. Que pourra faire Martin dans un environnement aussi hostile à ses idées, à ses principes et même à sa trajectoire sociale ?

Ceci dit, il faut noter le joli coup électoral du PS : la capture d’un ouvrier charismatique et professionnellement intègre. Combien de temps cette alliance baroque durera-t-elle ? Pour qu’elle dure, il faudra qu’Édouard Martin se soumette et trahisse définitivement ses camarades sidérurgistes. S’il s’y refuse, il faudra qu’il se démette. Après l’acier capitaliste, un autre test tout aussi redoutable attend Martin : la loi d’airain de l’oligarchie politique.

Philippe Marlière

[1] Édouard Martin, Ne lâchons rien contre l’économie cannibale, Paris, Cherche-Midi, 2013.

[2] Roberto Michels, Les Partis politiques. Essais sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2009. (1e publication : 1911)


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