Grands patrons bretons, campagne antifiscale et bonnets rouges

mardi 10 décembre 2013.
 

A) Des patrons très actifs derrière les "bonnets rouges"

À l’origine du mouvement des "bonnets rouges qui avait rassemblé 20 000 personnes, le 2 novembre à Quimper, un collectif de patrons en croisade contre les « contraintes administratives et fiscales », présentées comme la cause de tous les maux de la Bretagne.

Alerte au feu, sonnez le tocsin ! « Nous vous invitons à déclencher un exercice incendie dans votre entreprise pour alerter vos salariés sur la gravité de la situation. » C’est en ces termes qu’Alain Glon conviait, pour le 18 octobre dernier, les entrepreneurs bretons à « la mobilisation générale » contre l’écotaxe. Alain Glon est chef d’entreprise. Un industriel plus précisément puisque le groupe Glon, c’est, dans l’agroalimentaire, « un chiffre d’affaires, en 2012, de 1,8 milliard d’euros, 4 163 “collaborateurs” (entendez salariés) et 49 sites industriels en France et à l’international ».

Davos breton

Mais Alain Glon est surtout connu pour être le président de l’Institut de Locarn, créé en 1991, qu’on présente comme « une sorte de Davos breton, à la fois laboratoire de réflexion et centre de formation des élites entrepreneuriales locales ». C’est Alain Glon qui est à l’initiative, le 18 juin dernier, de la création du Comité de convergence des intérêts bretons (Ccib) et d’un appel dénonçant « l’hypercentralisme français, la multiplication des rouages administratifs et le labyrinthe des réglementations » qui « suscitent aujourd’hui une avalanche insupportable de taxes, d’impôts, de charges, de contraintes multiples qui portent un coup fatal à d’innombrables entreprises ».

« Lorsque la réglementation à outrance vient absorber l’énergie créatrice, elle rend impossible l’esprit d’entreprise », précise l’appel. Il demande à l’État de donner la primauté aux territoires, une véritable décentralisation, qui prenne en compte « une gouvernance économique régionale » et « le droit à l’expérimentation » qui «  doit nous permettre de respecter nos valeurs afin de ne pas avoir à affronter en permanence les excès des systèmes administratifs et bureaucratiques ».

Patrons licencieurs et salariés licenciés

Au nom d’une « convergence d’intérêts bretons », et avec la protestation contre l’écotaxe en guise de flammèche, l’embrasement de la Bretagne devrait donc réunir l’eau et le feu : patrons licencieurs et salariés licenciés, la grande distribution et les agriculteurs… et bien sûr par-delà toute étiquette politique ou syndicale. Quitte à s’avancer masqué. Ainsi pour les besoins du rassemblement, on met surtout en avant la lutte contre « les contraintes administratives et fiscales ». Mais s’agit-il seulement de cela ? Lors de l’université d’été de l’Institut de Locarn en septembre dernier, un journaliste demande à Alain Glon s’il ne faudrait pas instituer un Smic régional, mieux adapté au niveau de vie de la Bretagne. « J’irai plus loin, répond-il. Il faudrait rendre la liberté au travail et pour autant qu’employés et employeurs se mettent d’accord sur des dispositions qui leur conviennent, ça peut se faire au cas par cas, ou entreprise par entreprise. »

Classé à droite, Thierry Merret, président de la FDSEA du Finistère, est une autre figure marquante du mouvement des « bonnets rouges ». Il confirme qu’il « travaille depuis plus de quatre mois avec les chefs d’entreprise, les artisans, les commerçants » pour la suppression de l’écotaxe – selon lui « un préalable » – et « surtout pour vivre, travailler et décider en Bretagne ». « Dès qu’on bouge, quand on veut embaucher, l’administration vient nous contrôler. Il faut libérer les énergies », assure-t-il. Prudent aujourd’hui, il avance que lorsqu’il parle des contraintes, cela veut dire « moins de contraintes administratives mais dans le respect de l’environnement ». Pourtant il déclarait fin octobre  : « L’empilement de contraintes administratives, environnementales, fiscales et sociales finit par empêcher toute liberté d’entreprendre. »

Le maire «  divers gauche  » de Carhaix, Christian Troadec, est l’un des principaux animateurs du collectif Vivre, décider et travailler en Bretagne. C’est ce collectif qui a pris le relais du Ccib pour organiser la manifestation du 2 novembre à Quimper. Il prépare un rassemblement le 30 novembre à Carhaix. « Une manifestation pour l’emploi et pour la Bretagne, pas pour l’emploi en Bretagne », précise Christian Troadec. « Il faut d’abord dire stop aux plans de licenciements en Bretagne. »

Interdiction des licenciements boursiers

« Le gouvernement doit prendre ses responsabilités et ne pas accepter les fermetures d’usines comme Marine Harvest qui fait des bénéfices et ferme son usine bretonne pour en ouvrir une en Pologne. » Il rappelle que François Hollande avait promis l’interdiction des licenciements boursiers. « Sur le fond de la question, tout le monde admet qu’il faut des règles sociales et environnementales, estime-t-il. Mais ce que nous combattons, ce sont les tracasseries administratives qui gênent les capacités d’initiative en Bretagne. » Le maire de Carhaix admet que tous ceux qui sont engagés dans le collectif n’ont pas « les mêmes positions idéologiques. Mais ce qui nous réunit, assure-t-il, c’est l’emploi et c’est la Bretagne ».

Olivier Mayer

B) Gros bonnets made in Bretagne

Derrière les « bonnets rouges », qui manifestent encore par milliers ce samedi à Carhaix, les grands patrons bretons, qui se rangent du côté de la jacquerie antifiscale plus ou moins ouvertement, s’en sortent très bien. Leurs fortunes flambent.

Dans la Bretagne qui souffre, quelques grands patrons réussissent à s’en sortir. Après avoir fait fortune, bien souvent, en comprimant les salaires ou en poussant l’agriculture au bord du gouffre, ils n’aiment rien tant que de se retrouver au sein du très sélect et discret Club des trente. Voyage dans les six plus grandes fortunes régionales qui, derrière le vernis produit breizh, savent défendre leurs intérêts avant tout.

Ravalement chez Pinault père et fils

Retiré des affaires exécutives, après avoir hissé le drapeau breton sur le palazzo Grassi à Venise, où il expose sa collection d’art contemporain, le père, François, a acquis pour 13 millions d’euros, à Dinard, la villa Greystone. C’est son fils, François-Henri, qui s’occupe de Pinault-Printemps-Redoute (PPR), la petite entreprise de négoce de bois transformée en gigantesque conglomérat financier. C’est lui, d’ailleurs, qui a rebaptisé le groupe, au printemps dernier, Kering  : un nom composé à partir du mot breton «  ker  » qui signifie «  foyer  », mais qui sonne aussi comme le «  care  » («  soin  », «  compassion  ») dans la langue des affaires. C’est tout bénef six mois plus tard  : grâce à ce faux nez, il est moins clair que c’est cette famille d’amis du peuple qui, au moment de la marée noire de l’Erika en Bretagne, payait des repas aux bénévoles chargés de nettoyer les plages, qui dézingue le Printemps, La Redoute et la Fnac. «  Recentrés  » sur le luxe, les Pinault père et fils continuent de s’enrichir à travers leur holding financière Artémis – la déesse de la chasse, quels poètes  ! Dans le Journal du dimanche, en mars dernier, François-Henri Pinault, en bon prophète des « bonnets rouges », décrivait une fiscalité «  qui devient contre-productive  ». Avant d’admettre tout de même  : «  La fiscalité ne gère pas ma vie.  » Pas compliqué à comprendre quand, entre 2012 et 2013, la fortune familiale – la sixième en France, selon le palmarès annuel de Challenges – est passée de 6,3 à 11 milliards d’euros (+ 74,6 %).

Un « raideur » nommé 
Vincent Bolloré

Ex-business angelot du CNPF sous Yvon Gattaz dans les années 1980, le «  raideur  » né avec une cuillère d’argent dans la bouche s’est imposé parmi les cadors du CAC 40, grâce à ses relations multiples avec des parrains du capitalisme français et des hommes de réseaux comme Antoine Bernheim (Generali) et Alain Minc. Alors qu’il s’apprête à prendre la tête de Vivendi d’ici à l’été 2014, l’homme d’affaires, septième fortune française – son patrimoine a plus que doublé depuis l’année dernière pour s’établir à 8 milliards d’euros –, fait son miel dans la logistique et les ports en Afrique, dans les plantations en Indonésie, les médias et la banque… Autolib’, sa filiale de partage de voitures électriques, multiplie les contrats. Et l’homme, parti de la papeterie à papa, fabricant de papier à cigarettes OCB, à Ergué-Gabéric (Finistère), se construit une légende dynastique. Il rêve, confie-t-il parfois, de «  faire la teuf  » à Quimper en 2022 pour le bicentenaire du groupe. Et d’ici là, après avoir, dans les années 1980, imposé des baisses de salaire de 17 % à ses ouvriers bretons, il cultive la fibre du «  produit en Bretagne  » en inaugurant, dans le fief familial, une usine de batteries pour véhicules électriques Blue 
Solutions en présence de François Hollande… Un investissement, par ailleurs largement subventionné par l’État, que Vincent Bolloré saura capter à son seul profit…

Pas de grève chez Daniel Roullier

Il est plutôt inconnu, mais cela ne l’empêche pas d’être la 29e fortune en France (1,8 milliard, + 20 % entre 2012 et 2013). À la tête d’un groupe familial éponyme qui produit des fertilisants pour l’agriculture, Daniel Roullier, descendant d’une famille bourgeoise de Saint-Malo, marchande et voyageuse, se gargarise souvent de «  n’avoir jamais vu les effectifs baisser, ni affronté un seul jour de grève  ». Comme Louis Le Duff (groupe Le Duff, propriétaire de La Brioche dorée, Pizza del Arte, etc.), Alain Glon (groupe Glon implanté dans l’industrie agroalimentaire), Patrick Le Lay (ex-PDG de TF1) ou Christian Roulleau (patron de l’entreprise de nettoyage Samsic), il gravite, au-delà du Club des trente, autour de l’Institut de Locarn, un cercle «  d’études  » à la fois ultralibéral et autonomiste qu’on voit poindre à maintes occasions derrière la mobilisation des «  bonnets rouges  » (lire l’Humanité du 22 novembre).

La famille Rocher s’en sort bien

«  Un jour, La Gacilly sera connue et prospère  !  » avait promis Yves Rocher en 1959, en évoquant ce petit bourg de 2 300 habitants niché au cœur du Morbihan. Les usines du groupe ainsi qu’une dizaine de filiales emploient plusieurs milliers de salariés dans la commune. Mais derrière le côté fief, une quinzaine d’héritiers, autour de Bris, petit-fils d’Yves Rocher, qui dirige le groupe de cosmétiques, détiennent 97 % du capital et se partagent le vrai magot. La fortune familiale est estimée à 1,8 milliard d’euros en 2013.

Charles Doux sauve ses meubles

C’est ce vendredi que le tribunal de commerce de Quimper (Finistère) doit entériner le plan de continuation du volailler Doux. Après avoir déposé le bilan au milieu de l’année dernière, Charles Doux a passé la main à son fils qui, lui, organise une cession de capital à des investisseurs saoudiens et au fonds de retournement D&P. Avec son modèle économique, la famille Doux a, pendant des années, à la fois entraîné l’agriculture bretonne dans la crise, avec une agriculture toujours plus intensive, et bénéficié des milliards d’euros versés par l’Union européenne au titre des «  restitutions à l’importation  ». En réussissant à céder des parts du capital du groupe, les Doux, qui ont disparu des classements des grandes fortunes, parviennent à sauver les meubles pour eux, et eux seuls. Les centaines d’ouvriers qui ont perdu leurs emplois auront du mal à se réjouir…

Michel-Édouard Leclerc reste
 le duc

«  Leclerc, c’est marche ou crève  », disait le paternel, Édouard, souvent présenté comme petit épicier à Landerneau (Finistère) et créateur de supermarchés. Son fils, dont les gazettes économiques vantent les talents de «  négociateur  » face à des multinationales comme Coca, a une autre image chez les agriculteurs qui l’approvisionnent  : celle du duc de Bretagne qui les met à genoux. À la tête d’un patrimoine qui, lui, échappe aux palmarès annuels des fortunes mais qui est estimé à 600 à 700 millions d’euros, Michel-Édouard Leclerc cherche toujours à appuyer les mobilisations sociales. Il y a quelques années, il avait détourné l’imagerie soixante-huitarde pour se faire de la pub. En 2013, il colle aux basques des «  bonnets rouges  ». «  Les Bretons ne demandent pas l’aumône, s’exclamait-il il y a quinze jours dans le Figaro magazine. Ce qu’ils réclament, c’est de ne pas avoir de boulets aux pieds…  »

Les « Bonnets rouges » à Carhaix. Un mois après leur première démonstration de force, 
qui avait réuni, dans une grande confusion, entre 15 000 et 30 000 personnes à Quimper, patrons et salariés licenciés, transporteurs routiers et agriculteurs, etc., les « bonnets rouges  » mobilisent à nouveau en nombre ce samedi, à Carhaix. Objectifs affichés  : «  L’emploi et la Bretagne  », selon Christian Troadec, maire de Carhaix (DVG) et principal animateur des «  bonnets  ». La suppression de l’écotaxe, après sa suspension annoncée fin octobre, restant parmi les revendications. Plusieurs formations, autonomiste ou indépendantiste, tels le Parti breton et l’Union démocratique bretonne, ainsi que le député UMP Marc Le Fur ont appelé au rassemblement à Carhaix qui sera, dixit Troadec, «  familial  » et «  festif  », avec des concerts.

Thomas Lemahieu, L’Humanité


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