"Lutter contre l’évasion fiscale n’est pas une utopie"

dimanche 8 décembre 2013.
 

L’économiste Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics, chercheur à Berkeley, propose la mise en place d’un cadastre mondial sur les produits financiers et des sanctions durcies contre les paradis fiscaux.

Quelle méthode avez-vous utilisée pour dénicher la richesse cachée des nations  ?

Gabriel Zucman. J’ai mené une enquête économique approfondie en prenant en compte les sources de données publiques. Comme les balances des paiements, les investissements directs à l’étranger, les bilans des banques, les comptes nationaux de patrimoines et les avoirs étrangers détenus. Toutes sont vérifiables. Les banques offshore créent des anomalies dans les comptes nationaux. Par exemple, un Français crée un compte dans une banque gestionnaire de fortunes en Suisse. Avec ce compte, l’établissement financier achète des actions Google américaines. L’État américain enregistre un passif  : des étrangers ont des actions Google. Mais, ni la Suisse ni la France n’enregistre l’actif. Ce qui crée un déséquilibre au niveau mondial. Ma méthode est totalement vérifiable, puisqu’elle consiste à regarder les statistiques internationales et à les rendre cohérentes. Au total, ce déséquilibre est de 5 800 milliards d’euros, soit 8 % du patrimoine financier des ménages.

Et pour la France  ?

Gabriel Zucman. La dissimulation de fortunes par les ultrariches est de 17 milliards d’euros. Cela n’inclut pas l’évasion fiscale des multinationales, qui est sans doute à peu près du même ordre. Au total, ce sont 40 milliards d’euros qui manquent à l’État français.

Depuis le G20 de 2009, une série de mesures ont été prises. Le mois dernier, l’OCDE a validé une nouvelle convention internationale et créé une nouvelle liste noire. Avez-vous l’impression que la lutte contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux est lancée  ?

Gabriel Zucman. Il y a eu de vrais progrès. Je pense notamment aux engagements pris par le G20 d’un échange automatique de données bancaires ou au Fatca, l’échange de données entre les banques offshore et le fisc américain. La convention de l’OCDE énonce un certain nombre de grands principes. Mais quelles sont les sanctions qui ont été prises  ? Aucune. À quoi ça sert, alors  ? On s’en remet au bon vouloir des paradis fiscaux et des banques offshore. Sauf que beaucoup de ces pays vivent de l’évasion fiscale. Or, depuis 2009, cette évasion continue de progresser. Sans cette prise de conscience, l’augmentation aurait pu être encore plus importante. Il y a un phénomène de concentration des fortunes. Ce n’est pas une fatalité et il y a des choses à faire.

Pour cela, vous proposez de créer 
un cadastre financier…

Gabriel Zucman. L’idée est de réfléchir pour mesurer au mieux les richesses afin d’identifier qui possède quoi. Sinon, la lutte contre l’évasion fiscale reste de l’hypocrisie. Sous l’Ancien Régime, toute une partie de la population (la noblesse, le clergé) n’était pas taxée. En 1791, l’Assemblée constituante crée le cadastre afin de mesurer la richesse de la noblesse et du clergé, et met une taxe sur le patrimoine. Il s’agit aujourd’hui d’étendre cette mesure à la richesse financière, qui représente la moitié de la richesse nationale. Ce n’est pas une utopie, ni un délire d’un universitaire. C’est quelque chose qui est concret et qui existe déjà. Il existe des registres financiers, même s’ils sont parcellaires. Mais ce qui est hallucinant, c’est qu’ils appartiennent à des entreprises privées et ne sont pas utilisables par d’autres. Il suffit de les fusionner, de les améliorer et d’en transférer la gestion à une puissance publique comme le FMI ou une institution créée à ce titre. C’est un objectif central pour les prochaines années. J’espère que les gens vont s’emparer de cette idée.

Vous avez évoqué le besoin de sanctions afin de contraindre les paradis fiscaux à développer un autre modèle de développement.

Gabriel Zucman. C’est en effet illusoire de croire que des pays qui tirent une grande partie de leur richesse, de leur croissance, de l’opacité financière vont spontanément changer si les sanctions qu’on leur inflige sont nulles ou au mieux dix fois moins importantes que les bénéfices apportés par cette activité. Si l’on tient compte des critères de libre échange retenus par l’Organisation mondiale du commerce, le secret bancaire est une pratique anticoncurrentielle. Le meilleur moyen est de créer des droits de douane équivalant à ce que les banques offshore prélèvent. Ainsi, la Suisse, qui enlève à la France, l’Allemagne et l’Italie environ 15 milliards d’euros de recettes fiscales, peut se voir imposer, selon mes calculs, des droits de douane de 30 % sur ses exportations. Sans être une finalité, c’est une menace à agiter pour les convaincre.

Comment vous situez-vous 
dans le débat sur la réforme fiscale en France  ?

Gabriel Zucman. La lutte contre l’évasion fiscale va permettre de faire une réforme fiscale en profondeur, dont notre pays a besoin. Notre système est défini par des taux nominaux très élevés. Aujourd’hui, il y a 500 niches fiscales. 500 moyens de ne pas payer l’impôt. Et au final, le taux s’applique à quasiment rien. Une des raisons qui expliquent cette dérive est la puissance des lobbyings. Ils ont, au fil du temps, réussi à instrumentaliser les législateurs en argumentant sur la fuite des capitaux. Le système actuel n’est pas viable. Même la contribution sociale généralisée (CSG), prélevée à la source avec une assiette plus large que celle de l’impôt sur le revenu, commence à être un peu mitée.

Avez-vous senti un changement 
depuis l’arrivée de François Hollande  ?

Gabriel Zucman. La politique fiscale du gouvernement a été jusqu’à présent très décevante parce qu’elle a ajouté des couches de complexité et de dérogation pour les entrepreneurs. Il a été élu sur le rejet de la TVA sociale et, aujourd’hui, il nous fait la TVA sociale. C’est une catastrophe, avec des mini-révoltes partout. Le principe sur lequel doit reposer l’impôt est le suivant  : à revenu égal, impôt égal. Tout doit être remis à plat, y compris le financement de la protection sociale qui ne repose que sur le travail, le salaire et insuffisamment sur les revenus du capital. On a vraiment tout à y gagner. J’espère que les partenaires sociaux vont jouer un rôle décisif. La majorité de la population est favorable à cette réforme.

(1) Auteur de la Richesse cachée des nations, le Seuil-la République des idées, 128 pages, 11,80 euros.


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