L’expérience communiste du Kerala (Inde)

jeudi 27 juin 2019.
 

Je viens de passer trois semaines en Inde du Sud. Les avis sont partagés sur cette région du monde. Les gens qui en reviennent en retiennent parfois surtout le bruit, les odeurs des grandes villes, les interminables moussons et la misère des bidonvilles. D’autres ne gardent en mémoire que le manque d’hygiène, la difficulté à se nourrir convenablement et les maladies qu’ils y ont attrapées. De retour d’Inde du Sud, je me demande si nous avons bien traversé le même pays. Mes souvenirs se concentrent surtout sur les magnifiques plantations de thés, les temples creusés à même la pierre qui allient le grotesque au sublime et l’immense palais de Mysore qui mêle les innovations de l’Art nouveau au marbre italien et aux arcs festonnés orientaux. Happé par la lame de fond océanique, j’ai entrevu en Inde un monde qui se conjugue à l’infini et où les sens passent en un instant de l’affliction à l’émerveillement. Réduire l’Inde à son niveau de vie et au manque de confort qu’on y trouve, c’est mépriser tout un peuple et les innombrables richesses que sa terre recouvre.

Ce blog n’a pas l’ambition d’être un carnet de voyage. Si j’y parle de l’Inde du Sud, c’est que la politique n’a jamais été complètement absente du voyage, en particulier lorsque nous sommes arrivés au Kerala. Avant d’atteindre cette région tropicale et côtière du pays, nous avons été au Karnataka et au Tamil Nadu, Etats frontaliers du Kerala, où à chaque fois que nous évoquions devant des Indiens notre future destination, un large sourire s’esquissait sur leurs visages soudain éclairés. En effet, outre la magnificence de sa chaîne montagneuse agencée en plantations de thés et de ses vallées quadrillées par les canaux navigables, c’est bien pour son régime politique (1) que le Kerala a conquis le désir de millions d’Indiens.

Même si depuis une dizaine d’années, les communistes et les libéraux alternent au gouvernement, la plupart des acquis sociaux ont été maintenus. Dès qu’on arrive au Kerala, la différence avec les autres régions du sud de l’Inde saute aux yeux : aucun mendiant dans les rues, des drapeaux avec la faucille et le marteau qui fleurissent un peu partout, des portraits de Che Guevara dans chaque ville. On voit de grandes universités, de nombreux hôpitaux et des médecins aux spécialisations absentes dans les autres Etats.

Le régime communiste a considérablement profité à la population du Kerala. C’est l’Etat le plus développé d’Inde : l’IDH (Indice de Développement Humain) est de loin le plus élevé de tous les États indiens, estimé à 0,775 (contre 0,547 en Inde et 0,884 en France). Au Kerala, on dénombre près de 3 000 établissements médicaux soit près de 20% de tous les établissements que compte l’Inde. Le Kerala offre à ses habitants 330 lits pour 1 000 habitants, contre 0,7 lit pour 1 000 dans le reste de l’Inde. Grâce à son système de santé publique universel et gratuit l’espérance de vie au Kérala atteint 77 ans, la moyenne en Inde étant de 67 ans. 95% des accouchements se font à l’hôpital, ce qui a permis d’abaisser la mortalité infantile à 12/1000, contre 55/1000 en Inde. Des magasins d’Etat permettent à la population pauvre d’avoir accès aux produits de première nécessité.

L’éducation y est gratuite et obligatoire, jusqu’à la fin du collège et 98 % des enfants ont une école à moins de 2 km. La gratuité est totale et inclut les livres scolaires, les uniformes, le déjeuner et les transports. Les résultats de cette politique sont spectaculaires : le taux d’alphabétisation atteint 92% pour les femmes et 96% pour les hommes, contre 48% pour les femmes et 60% pour les hommes pour toute l’Inde.

Bien sûr, le Kerala n’a rien d’un paradis. La pauvreté y reste très élevée, et le chômage atteint 25%, le pays subissant comme tous les autres les ravages de la mondialisation libérale. Mais il n’en demeure pas moins étonnant que l’expérience kéralaise reste quasiment absente de la culture politique des gauches radicales des pays occidentaux qui ne se sont pas aperçues que dans la pointe sud de l’Inde la lutte des travailleurs avait permis quelques réussites dont nous pourrions nous inspirer. Les Indiens ne sont pas que des miséreux adeptes d’un folklore polythéiste d’un autre âge. La vénération d’un dieu à tête d’éléphant ne les empêche pas de faire de la politique et de se battre pour le progrès social. Notre internationalisme doit passer aussi par l’Asie.


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