Pour un individualisme authentique dans un monde nouveau

jeudi 15 août 2013.
 

Dans L’individu 
qui vient... après le libéralisme (1), son ouvrage le plus prospectif, Dany-Robert Dufour fait retour sur les deux récits fondateurs de l’Occident, à savoir le monothéisme, que les Latins ont reçu de Jérusalem, et la raison philosophique des Grecs. 
Il en développe les ferments libérateurs contre un système d’oppression, le néolibéralisme, que l’Occident postmoderne a entrepris d’imposer à tous les peuples du monde. L’auteur en est convaincu  : le triomphe du «  divin marché  » et de ses micro-récits publicitaires véhiculant l’égoïsme n’est pas la consécration de ces grands récits originels, mais procède au contraire de leur renversement. Ils doivent donc être repris, c’est-à-dire aussi réactualisés : 
pour faire sens dans le cadre d’une lutte contre 
la marchandisation, 
l’amour du prochain 
prescrit par le judéo-christianisme et l’élévation de l’âme des Grecs 
doivent être impérativement débarrassés du patriarcat et de l’assignation d’une partie des individus aux travaux pénibles. Chercher à faire émerger un nouvel horizon de civilisation en retravaillant ainsi les discours d’un passé lointain, c’est rappeler, en creux, que 
les stratégies de table rase ne bénéficient jamais à l’individu authentique, lequel se construit nécessairement dans la réception critique et créative d’un héritage. L’individu qui vient... après 
le libéralisme est un appel 
à résister à tout ce qui rabat l’individu et sa force de projection sur l’ego prêt à sacrifier le vivre ensemble 
à son envie du moment.

Vous affirmez que « l’individu reste 
à inventer ». Selon vous, nous vivons non pas « une époque individualiste », mais une époque de « l’égoïsme grégaire ». Quel critère proposez-vous pour bien dissocier individualisme et égoïsme  ?

Dany-Robert Dufour. L’individualisme suppose la réalisation pleine et entière de toutes les possibilités de l’individu, alors que l’égoïsme renvoie simplement à une satisfaction de ce que j’appellerais les appétences pulsionnelles. Nous sommes traversés par des pulsions, qui se dirigent naturellement vers des objets. La question est de savoir si nous nous laissons dominer ou non par ce processus. Précisément, le capitalisme d’aujourd’hui nous y engage en permanence. Il a acquis la capacité de nous proposer des objets de satisfaction pulsionnelle, c’est-à-dire non seulement, bien sûr, des produits manufacturés, des services marchands, mais aussi des fantasmes sur mesures. À l’aune de certaines recherches autour de l’interface homme-machine, on entend d’ailleurs de plus en plus souvent parler d’«  humanité augmentée  ». Le capitalisme actuel nous somme de nous livrer à nos fantasmes de toute-puissance, à tout ce qui peut satisfaire l’ego. Face à cela, je crois que le recours est du côté de l’individualisme authentique. L’individu de l’individualisme, c’est celui qui peut interposer un temps de délibération et de décision entre l’appétence pulsionnelle qu’il ressent et le moment de la satisfaction. C’est celui qui s’inscrit dans un projet.

Mais que dites-vous aux individus 
qui estiment que la poursuite de tel 
ou tel de leurs fantasmes correspond 
à leur réalisation en tant que personnes  ?

Dany-Robert Dufour. Il faut commencer par leur dire qu’ils se trompent  ! Cela peut paraître ­évident, mais pourtant, plus personne aujourd’hui ne leur fait cette objection. Au contraire, l’idéologie dominante invite chacun à se perdre dans une quête effrénée de «  plus-de-jouir  ». Il faut ensuite montrer que cette satisfaction immédiate que le marché leur promet est une fausse promesse. Le marché ne peut pas tenir sa promesse, en particulier parce que son plein accès suppose un certain niveau de vie, en deçà duquel se situe la majorité de la population mondiale, mais aussi parce que sa dynamique est précisément le manque. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il crée toujours de nouveaux besoins. Le capitalisme libidinal et son marché nous placent dans la même situation que celle d’un drogué.

Selon vous, l’exploitation s’est étendue au processus de consommation. En quoi l’addiction du consommateur à la marchandise a-t-elle à voir avec l’exploitation  ? Qu’il y ait
une dépossession, une perte de soi, du côté 
de la consommation comme du côté de 
la production, semble évident  ; en revanche, l’exploitation, la prolétarisation, cela renvoie à la vente de la force de travail, seule marchandise capable de produire plus 
de valeur qu’elle n’en coûte, comme 
l’explique Marx dans le Capital…

Dany-Robert Dufour Mais justement, il faut bien distinguer entre l’exploitation dont parle Marx par rapport à la production, et dont l’analyse a gardé toute sa pertinence jusqu’à nos jours, et celle qui concerne les pulsions. Cette exploitation pulsionnelle, du côté de la consommation, consiste à réduire l’individu à la pulsion pour mieux pouvoir lui vendre tel ou tel objet. Ce qui passe dans l’objet, c’est le sujet lui-même. Autrement dit, le devenir-­sujet passe à la trappe. Et je ne crois pas que la meilleure analyse de ce phénomène se trouve chez Marx. Il faut plutôt se tourner vers Freud. Selon celui-ci, le mécanisme pulsionnel est à double face  : somatique, c’est-à-dire relatif au corps, et mnésique, c’est-à-dire inscrit dans le psychisme par la mémoire. Aujourd’hui, le capitalisme libidinal est parvenu à scinder ces deux faces de la pulsion, en rabattant la seconde sur la première. L’inscription psychique n’est plus qu’une inscription de jouissance. Du coup, c’est la possibilité même d’un engrènement symbolique, dans lequel le sujet se construit en discours, qui est affecté. Je crois que la grande tragédie théorique du XXe siècle, c’est de ne pas avoir su conjuguer Marx et Freud. Il y a eu les tentatives de Marcuse, Adorno, avec l’École de Francfort, mais sans que cela soit concluant. Il faut donc reprendre ce chantier.

Vous citiez Marcuse. Or, précisément, 
sa tentative de marier Freud et Marx aboutit à une certaine revalorisation du principe 
de plaisir, apparemment le contraire 
de ce que vous recherchez vous-même… Comment expliquez-vous cela  ?

Dany-Robert Dufour. Je pense que le contexte historique apporte une part d’explication. L’œuvre maîtresse de Marcuse, Éros et ­Civilisation, est écrite en 1955. Le capitalisme libidinal ne jouait pas encore à plein, comme c’est le cas aujourd’hui. En 1968, la réception de Marcuse est à son apogée. En France, d’autres penseurs, comme Deleuze et Guattari, s’inscrivent dans une perspective voisine. Ils croient que le marché peut être subverti par le désir. Nous n’avons pas vu que le côté libertaire allait être dévoyé par le côté libéral. Bien dissocier désir et jouissance, ce n’est pas écarter le plaisir, mais l’ouvrir sur une reconstruction du mécanisme de subjectivation. Une subjectivation telle que l’individu peut se construire comme «  individu complet  », selon l’expression de Marx dans l’Idéologie allemande.

Revenons sur votre critique de l’exploitation. Parler d’exploitation du côté de la consommation, n’est-ce pas prendre 
le risque d’alimenter une certaine 
banalisation de l’exploitation des producteurs…

Dany-Robert Dufour. Oui, vous avez raison. C’est un risque réel. En même temps, il ne faut pas renoncer. Derrière la question que vous posez, il y a la vieille affaire du rapport de la gauche à la notion de travail. La civilisation occidentale s’est construite sur une relégation du travail. Chez les Grecs, il incombait à une classe d’esclaves, de commerçants et d’artisans de subvenir aux besoins des élites, lesquelles pouvaient dès lors se consacrer à penser et à faire de la politique. Le travail est donc d’abord une aliénation. Cette relégation première a ensuite été oubliée. Or il faut y revenir. Sans quoi on ne parvient pas à comprendre pourquoi, ­aujourd’hui encore, le travail ne saurait être défendu comme s’il s’agissait d’une valeur parmi d’autres. Il ne suffit pas de se battre pour le libérer de l’exploitation, même si c’est évidemment crucial. Il faut avoir un coup d’avance, en quelque sorte, et penser dès maintenant ce que serait un travail désaliéné. La gauche n’a pas assez réfléchi à cette question. Elle s’est accommodée de l’aliénation du travail, de la division historique entre les arts libéraux et les arts mécaniques, la conception et l’exécution. Bien sûr, il y avait des raisons tout à fait respectables à cet accommodement  : des droits sociaux, une sécurité sociale, une retraite, etc.
Mais justement, à l’heure où tous ces droits sociaux sont battus en brèche, le meilleur moyen de les défendre est d’être offensif. Il faut réinventer le travail et viser ainsi non pas seulement une révolution politique ou économique, mais civilisationnelle.

Mais en se plaçant exclusivement sous 
la bannière de la lutte contre l’aliénation, 
on a vite fait de mettre en équivalence 
toutes les organisations de travail  : le travail en général induisant toujours une contrainte, l’émancipation supposerait alors de chercher 
à s’y soustraire, au lieu d’œuvrer collectivement à le libérer du joug capitaliste...

Dany-Robert Dufour. Pour moi, désaliéner le travail ne veut pas dire fin du travail, ni même d’ailleurs nécessairement fin du salariat. Le fil conducteur de ma réflexion, c’est la réalisation de l’individu. Désaliéner le travail, c’est permettre à l’ouvrier de faire à nouveau œuvre – cette œuvre dont le prolétaire a été amputé pour n’être plus que pure et simple force de travail. C’est-à-dire qu’il faut réfléchir aux conditions dans lesquelles la production permet un mécanisme de subjectivation. L’ouvrier, en créant une œuvre, se crée lui-même comme sujet. Sauf dans le cadre de la division sociale du travail où son œuvre lui est retirée par les propriétaires des moyens de production. L’ouvrier est devenu prolétaire. Il s’agit de permettre à chacun de redevenir ouvrier au sens premier, c’est-à-dire de se réaliser dans son activité professionnelle, qu’elle soit intellectuelle ou manuelle. Ce n’est pas la même chose que de prôner la suppression du travail ou encore de jauger la valeur du travail en général à partir, simplement, de son degré d’intellectualité. Dépasser la division du travail ne peut consister à simplement supprimer l’un des termes de cette division.

Venons-en à un autre aspect essentiel 
de votre réflexion. Vous critiquez les 
«  post-identitaires  » comme Judith Butler, par rapport à leur négation de la différence sexuelle. Quel est l’enjeu de votre critique  ?

Dany-Robert Dufour. Butler promeut un raisonnement sophiste, qui consiste à faire croire que le discours des individus sur eux-mêmes peut rétroagir sur leur détermination naturelle, biologique. Ce n’est pas le discours qui crée le sexe. Croire le contraire révèle quand même un idéalisme incroyable  ! Les lois de la nature s’appliquent toujours à l’humanité. D’ailleurs, les opérations dites «  de changement de sexe  » ne modifient jamais que l’apparence, elles ne peuvent modifier le patrimoine génétique. Pour sortir de toute cette confusion, il s’agit simplement de se rappeler que nous sommes des êtres de double nature. D’une part, nous sommes des mammifères assujettis à la différence sexuelle  ; d’autre part, nous avons la liberté de nous ­affranchir de façon symbolique des déterminations naturelles. Autrement dit, on est tout à fait libre de s’imaginer femme alors que l’on est homme (ou l’inverse). Le travestissement a toujours existé, dans toutes les civilisations. Cette liberté doit être absolument préservée. Mais l’affranchissement symbolique n’est pas l’annulation des déterminations réelles. Je crois qu’il faut bien garder en tête cette nuance, sans quoi on installe peu à peu le mensonge au cœur de la société.

Au fond, notre société n’est-elle pas obsédée par la question des origines  ? Par leur refus de toute assignation naturelle, c’est-à-dire préalable à l’expression de leur volonté, 
les post-identitaires expriment peut-être 
avant tout un malaise, auquel d’autres, 
sur le mode des vieilles crispations 
identitaires, répondent par la sacralisation 
de telle ou telle origine…

Dany-Robert Dufour. Absolument. Ces deux pôles sont dans l’impasse. On l’a vu à l’occasion des débats autour du mariage pour tous. Face à la fuite en avant post-identitaire, on observe un repli identitaire, tout aussi néfaste. Il faut réinsuffler de la dialectique et de l’histoire dans cette grande affaire philosophique de l’identité. Car nous ne sommes jamais dans une seule dimension. Le symbolique et la nature sont toujours en tension, et c’est cette tension qui nous entraîne dans un processus historique.

Nous avons fêté récemment le 70e anniversaire du programme du Conseil national de 
la Résistance (CNR). À la fin de votre ouvrage, vous invitez justement à en repartir dans les conditions d’aujourd’hui. Pouvez-vous préciser comment s’articule cette aspiration avec votre souci d’une élévation collective des âmes  ?

Dany-Robert Dufour. L’intitulé même du ­programme du CNR, «  les Jours heureux  », est une référence à peu près directe à la pensée grecque. C’est la «  vie bonne dans la Cité  » que visait déjà Aristote dans son Éthique à Nicomaque. Un helléniste comme Jean-Pierre Vernant, qui occupait une position éminente dans la Résistance, avait certainement en tête cette idée selon laquelle le bonheur de l’individu ne va pas sans la justice dans la Cité, c’est-à-dire sans institutions du politique (école, justice, culture…) capables de soutenir les individus dans leur libre développement. De ce point de vue, le CNR reste une source d’inspiration majeure.

Entretien réalisé par 
Laurent Etre


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