L’action du nationalisme de gauche au Pérou

mercredi 24 juillet 2013.
 

Voici donc ma synthèse de ce que j’ai compris de mon échange avec le président péruvien. Ici, il n’est question ni de rupture avec le capitalisme ni d’éco-socialisme. La politique du président Humala est celle d’un nationaliste de gauche. Il ne s’agit de rien d’autres que de donner a la communauté péruvienne, conçue comme un tout, son indépendance collective et personnelle. Cette position lui vaut la solide haine du parti médiatique qui l’accable ici comme le sont tous nos amis partout. Cela lui vaut aussi l’incompréhension de plusieurs secteurs de gauche et de sa majorité. Mais ce qu’il fait mérite attention et nous apprend aussi beaucoup de choses. A son sujet comme au sujet de beaucoup d’autres dirigeants et de beaucoup d’autres gouvernants de la vague démocratique il faut absolument renoncer aux vieilles habitudes mentales du passé qui voudraient voir partout ou bien des modèles ou bien des traitres. Ollanta Humala dans ses pires manques est dix mille fois plus à gauche que n’importe quel jour de la vie de François Hollande ou de l’un quelconque des membres de son gouvernement. Par de nombreux aspects de sa politique, il est aussi une source d’inspiration pour notre action.

Toute la politique mise en œuvre au Pérou repose sur la bonne santé de l’économie minière. Ce que l’on appelle « l’extractivisme » a donc encore ici de beaux jours devant soi. La croissance est de six points par an. La croissance reste un horizon indépassable pour nos gouvernements dans cette région. L’intensité de la misère à laquelle il leur faut arracher la société explique cette fixation. Je crois pourtant qu’il faut y ajouter quelque chose qui ne fait pas plaisir à entendre. Je veux parler du retard qui a été pris partout à gauche pour penser un modèle alternatif concret de production et d’échange. Ce genre de travail ne se commence pas quand on accède au pouvoir. Il faut l’avoir fait avant. Sinon tout ce qu’on peut dire ensuite reste des phrases creuses et abstraites que les urgences du quotidien renvoient toujours à demain. En regardant faire ce que fait le gouvernement Ayrault, on comprend plus facilement en quoi consiste le retard de prise de conscience de la vieille gauche. Dans l’Amérique du Sud, nos amis ont pris la direction de leur pays après une période terrible d’ajustement structurel imposé par le FMI. Une immense extension de la pauvreté et surtout de l’extrême pauvreté a été le résultat de cette période. La vague démocratique a d’abord été une rupture avec les politiques de coupes budgétaires et de privations dont le néolibéralisme est le prescripteur. Mais on ne doit pas perdre de vue que si cette urgence et la protestation contre elle ont permis de fédérer des mouvements sociaux et des électeurs de toutes sortes, pour autant, il n’a pas permis de formuler à soi seul un projet d’organisation économique réellement, c’est-à-dire complètement, alternatif. C’est pourquoi dans tous ces pays j’ai pu observer que la sortie de la misère, la formation d’une classe moyenne, l’extension de droits humains concrets, n’ont cependant fait remettre nulle part en cause les fondamentaux des modèles de consommation dominant. C’est un fait extrêmement important qui doit nous servir de leçon. Il ne suffira pas d’en finir avec les options politiques d’austérité et d’ajustement structurel qui dévastent l’Europe. Il faudra rompre aussi avec le modèle de consommation et d’échange. Il ne suffit pas d’en avoir conscience. Il faut se préparer effectivement avec des propositions concrètes et des modes opératoires. Sinon nous ne réglerons aucun des problèmes que rencontre aujourd’hui l’écosystème humain ni aucune des impasses existentielles que construit la société de frustration consumériste. Mais surtout si nous perpétuions les modes et les usages de la société de consommation néolibérale, nous reproduirons en même temps l’ensemble des valeurs et des comportements qui y sont attachés. Dés lors, la révolution citoyenne ne met pas seulement à l’ordre du jour la question du partage de la richesse et des formes de l’exercice du pouvoir. La définition et le contenu de cette richesse, l’objet du pouvoir à exercer et les domaines auxquels ils s’appliquent sont les dimensions qualitatives sans lesquelles le reste ne prend pas de sens de façon durable.

En tout cas, je dois préciser qu’Ollanta Humala ne fait pas de l’activité minière l’horizon indépassable de l’économie péruvienne. Il s’est réjoui de pouvoir me dire que, pour la première fois, le commerce compte davantage que la mine dans la contribution fiscale. Je comprends bien le circuit économique qu’il me décrit et j’admets que tous les plans du gouvernement dépendent de l’alimentation fiscale dont la source est dans les mines. Pour autant je ne sais pas quel est le rapport de force social et donc quelle est la proportion de ce qui est prélevé dans les mines qui revient dans les caisses de l’État. J’ai bien compris que Humala ne veut pas tuer la poule aux oeufs d’or. Il me l’a assez dit. J’ai trouvé qu’il avait tendance à reprendre à son compte des antiennes connues : il y a d’une part l’idéal et d’autre part le réel. Mais dans sa bouche cela ne m’a jamais semblé aussi plein de cette hypocrisie que l’on note sur ce thème en Europe où ce refrain sert de prétexte pour justifier que l’on ne fasse rien d’autres que de continuer « la seule politique possible ». J’ai lu que Manuel Valls avait réitéré son numéro sur ce thème en faisant l’apologie du « réformisme assumé » de François Hollande, pour faire semblant de recommencer le débat entre réforme et révolution qui a fait les grandes heures de ce type de droitier complexé. Aucun journaliste n’a eu l’insolence de lui demander de quelle réforme progressiste accomplie par François Hollande il parlait. Il est vrai que beaucoup de ses auditeurs ne comprennent même pas de quoi il est question, tout simplement.

J’en reviens à Ollanta Humala. Il ne se résigne sur aucun thème. Je l’ai trouvé très pointu sur bien des questions concrètes concernant les moyens d’agir. Son souci sincère est de parvenir à ce point ou l’activité minière ne sera plus l’alpha et l’oméga de la politique de ce pays. Du coup, il souligne avec beaucoup d’insistance ce fait que l’économie péruvienne ne dispose ni de cadres intermédiaires techniques ni d’ouvriers hautement qualifiés. Il voit bien quelle dépendance en résulte à l’égard du capital étranger qui s’investit au Pérou et amène avec lui des techniques que personne d’autre ne sait mettre en oeuvre. Je crois que les capitalistes concernés savent faire sentir par ce biais là que leur présence est indispensable. J’avais pu m’en rendre compte à l’occasion d’un voyage en Bolivie en rencontrant des professionnels du gaz et du pétrole. Ceux-là plaisantaient sur le fait qu’en toute hypothèse, nationalisation ou pas, les Boliviens ne sauraient pas faire les trous comme eux savent les faire pour sortir les matières premières. Du coup j’ai senti Ollanta Humala bien plus avancé dans la compréhension de l’importance de l’enseignement technique qu’aucun autre des dirigeants latino-américains que j’ai rencontré. Ni même que la plupart des dirigeants européens que je connais. À ce qu’on m’a dit c’est là un thème récurrent de ses interventions en matière d’éducation. Pour ma part je l’ai entendu faire plusieurs développements sur le sujet. Il m’a fait la démonstration classique pour prouver qu’une carrière technique assure un métier et qu’elle est souvent mieux rétribuée qu’une autre, plus généraliste. Il m’a dit qu’il voulait combler le fossé de ce manque « à marche forcée ». « Nous ne dépendrons plus de l’économie minière le jour où nous serons capables de faire autre chose », m’a-t-il dit. Il faut mesurer ce que ce propos a d’extraordinaire. L’enseignement technique et professionnel est la partie du système éducatif la plus méprisée et la moins connue des dirigeants de tous les pays du monde et davantage dans le monde latin que nulle part ailleurs. J’affirme que nous avons exactement le même problème de mépris de caste dans notre pays. Entendre le président du Pérou en parler comme d’une urgence absolue est pour moi un fait sans précédent. Ce n’est pas tout, sur le sujet.

À propos de la jeunesse, le plus grand problème pour lui, me dit-il, c’est cette énorme quantité de jeunes qu’il nomme les « ni-ni ». Ni étudiant, ni travailleurs. Il s’agit des jeunes qui n’étudient pas et qui ne travaillent pas. « Alors que peuvent-ils faire, me dit le président ? Rien, ou de la violence, ou de la délinquance ! Ou alors faire les fourmis pour le trafic de drogue. On leur met un sac sur le dos avec quelques kilos de drogue, ils mettent une capuche par-dessus et ils passent des jours et des nuits dans la montagne à essayer de traverser avec leur cargaison. Nous en capturons beaucoup. Vraiment beaucoup. Nous en avons déjà trois à quatre mille en prison. Et bien sûr ils ne sont pas condamnés à vie. Que veux-tu qu’ils fassent ensuite en sortant de la ? Ils retournent à la vie quotidienne et ils recommencent la seule chose qu’ils savent faire, de la violence et des trafics, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Nous préparons un programme de formation technique pour ceux qui seront volontaires. Ceux-là passeront leur temps de peine à étudier. Sinon quel avenir peuvent-ils espérer ? En Amérique du Sud, le phénomène des bandes de « ni-ni » qui se répartissent des territoires de délinquance est maintenant généralisé. C’est un fléau dont personne ne sait comment sortir une fois qu’il a commencé. Comment convaincre un jeune d’aller chercher du travail quand il peut gagner grâce au trafic de drogue davantage en une journée que son père en un mois de travail honnête ? Il faut régler le problème avant d’en arriver à la cartelisation des zones de délinquance. Il faut que les jeunes aillent directement au travail après leurs études. Pour ça il faut qu’ils finissent leurs études et qu’ils trouvent du travail. Ça c’est notre responsabilité ». Je partage complètement, cela va de soi. J’ai été heureux de l’entendre formuler ce diagnostic. Je sais que nous n’échapperons pas en Europe à ce qu’il décrit. D’une certaine façon je crois que cela est commencé en France et que la récession va précipiter le mouvement. Je n’ai pas relancé cette discussion. Je sais comme lui que le Pérou est devenu le premier pays producteur de cocaïne. Je sais ce qu’il m’en aurait dit et je sais aussi qu’il est sincère.

Je me suis renseigné. Les gens avec qui j’ai pu échanger attestent du fait que les autorités péruviennes au sommet de l’État et du gouvernement sont totalement déterminées et ne font aucun compromis avec le narcotrafic. Ce n’est pas si courant ! Au cours du premier semestre de l’année 2013, presque 300 laboratoires de production de pâte base de cocaïne ont été détruits ainsi que 529 puits de macération et trois pistes d’atterrissage clandestines. Plus de 10 000 hectares de surface de cultures de la coca ont été éradiquées. 10 tonnes perou0012de cocaïne ont été saisies et détruites. C’est bien, c’est spectaculaire. Mais ça ne suffit pas. Au Pérou sont produites 325 tonnes de cocaïne par an. Il faut comprendre ce qui se cache derrière ce chiffre, le défi que cela représente pour l’autorité de l’État et même pour la construction d’une société organisée. La culture et le commerce de la drogue pourrit tout ce qui l’approche et l’entoure. En 2011, il y avait eu 11 pistes clandestines d’aviation repérées par satellite. En 2013 il y en avait déjà plus de 75 repérées à la moitié de l’année. Ainsi de tous côtés l’État est mis au défi ! Son espace aérien, son espace fiscal, ses ports, sa jeunesse, les instruments de l’État comme la police, tout est rapidement contaminé. Sans oublier la dimension politique. Car 60 % des cultures sont actuellement sous le contrôle de la pseudo guérilla maoïste « Sentier lumineux ».

Cet aspect ne saurait être négligé. Le lien qui existe entre la culture et le commerce de la cocaïne et la prétendue guérilla « Sentier lumineux » n’est pas anecdotique ici. Il fait ressurgir le fantôme d’un passé qui a laissé un terrible souvenir : celui des années de guerre qui ont défiguré la société péruvienne pendant une décennie. Les gens que j’ai rencontrés, porte-paroles des associations de victimes, parlent de 70 000 morts et 4000 disparus. Comme je m’ébahissais du nombre des morts et du fait que cela se sache si peu, même de gens comme moi qui suivent l’actualité de l’Amérique du Sud depuis tant d’années, on me demanda de bien prendre en compte qui sont ces morts et ces disparus ! Au contraire de la situation du Brésil, de l’Argentine ou du Chili dans le cadre des meurtres planifiés par les dictatures et les nord américains avec le plan Condor, ici toute la bataille a eu lieu dans les campagnes. Les protagonistes dans tous les autres pays étaient urbains. Ils venaient de toutes les classes sociales, certes. Mais beaucoup étaient des cadres, des étudiants, des enfants de la classe moyenne. Ils avaient une voix, des relais et se firent entendre. Rien de tel ici. L’armée patrouillait dans les campagnes, le « Sentier lumineux » et le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru de même. Les paysans étaient seuls devant eux. Tous seuls. « Tupac Amaru était mieux équipé, m’a raconté un témoin. Ils avaient des armes et certains étaient en uniforme. Ils fusillaient les gens qu’ils condamnaient. Les militaires aussi. Ceux du « Sentier lumineux » étaient plus pauvres, en haillons. Souvent ils n’avaient pas de chaussures. Ils tuaient les gens leur écrasant la tête avec une pierre ou en leur coupant la gorge avec un couteau ou une machette. » Il y avait aussi des attentats en ville qui tuaient les gens à l’aveuglette. Mais pour l’essentiel les victimes sont de pauvres paysans illettrés, sans relation, coupés du monde. Il y a une commission admirable qui a fait le décompte des morts et qui s’est efforcé de rétablir la vérité. Tant d’années après, évidemment, la société veut tourner la page. Il faut le comprendre. Mais beaucoup de familles des victimes ne lâchent pas la prise. Elles se battent encore pour la vérité et les réparations. Ce sont de pauvres gens. Ils méritent notre aide.

Ce 14 juillet, au terme de la cérémonie place de France à Lima, pour la fête nationale des Français à laquelle participent de nombreuses personnalités péruviennes, il y avait un groupe de représentantes des familles des victimes. Elles se sont groupées devant nous pour nous présenter une modeste pancarte large comme une feuille de papier sur lequel était écrit : « familles des victimes ». Rien de plus. L’ambassade de France avait organisé une exposition de photographies qui donnaient des témoignages de cette époque. Je pense que c’est ce qui explique la présence de ces personnes. Quand on voit les photos on comprend mieux… Et on comprend surtout pourquoi le narcotrafic est aussi vécu comme un ticket de retour du passé de guerre civile. Dans ce domaine encore il n’y a pas d’autre issue que la reconstruction de l’État, de son autorité et des moyens qu’il peut mettre en œuvre pour donner à la population une autre issue que la production de coca qui finira dans les puits de macération et les sentiers de fourmis.

C’est tout cela l’arrière-plan d’une discussion comme celle que j’ai pu avoir avec le président péruvien. Un passé terrible, un présent incertain, surplombent toute la décision politique. Le programme le plus simple prend alors une dimension qu’il n’a pas ailleurs ! Il s’agit de construire un État et de le mettre à la disposition de toute la population et non pas seulement de quelques secteurs. Il faut développer massivement les infrastructures pour unifier le marché péruvien et par ce seul moyen offrir des débouchés aux régions enclavées qui s’en tiennent à une économie de subsistance. Par-dessus tout, l’objectif est d’élever le niveau d’éducation et de santé du peuple. Le but est d’éradiquer la très grande pauvreté et de réduire massivement la pauvreté ordinaire. Voilà les quelques axes essentiels auxquels Ollanta Humala s’accroche. En deux ans les résultats sont solides, sérieux, avérés. Pour faire tout cela, il dit qu’il a besoin de la rente minière. « Et tout cela, rappelle-toi, nous sommes en train de le réussir dans la démocratie ». Il aurait pu ajouter : et dans… l’honnêteté. Car ses pires adversaires ne lui disputent pas ce point d’honneur : pour la première fois depuis bien longtemps le président de la république du Pérou est un homme honnête.


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