De Kerviel, de la banque et des banksters

mardi 2 juillet 2013.
 

Le Sénat examine en deuxième lecture la fumeuse "loi bancaire" de François Hollande. Mes lecteurs savent que François Hollande a complètement renoncé à son discours du Bourget de la campagne présidentielle. Nous sommes bien loin de ce 22 janvier 2011 où le candidat du PS déclarait "Mon véritable adversaire n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance". J’en dis un mot et j’en profite pour revenir sur cette banque particulière qu’est la Société Générale.

Cette loi est un coup de pistolet à bouchon dans la guerre contre la finance. Je l’ai déjà dit ainsi que mes camarades et d’autres économistes comme Frédéric Lordon. L’économiste du CNRS et de la Paris School of Economics Gaël Giraud aussi. Il a produit une longue note d’analyse du projet de loi bancaire. Cette note, écrite en décembre dernier, a beaucoup circulé. Et pour cause, en 27 pages, elle montre combien le projet de loi Moscovici-Hollande ne changera rien ou presque. Gaël Giraud résume ses 27 pages de la façon suivante : "On montre qu’il est nécessaire de scinder les activités bancaires pour au moins 5 motifs distincts, répondant à 5 problèmes majeurs qui affectent aujourd’hui l’activité bancaire et pénalisent l’économie française. On rappelle les différentes manières de scinder déjà envisagées (Volcker, Vickers, Liikanen, Glas Steagall Act), et on les compare au projet de loi actuel. L’examen de celui-ci révèle que, dans son état actuel, il ne résout aucun des 5 problèmes mentionnés, et s’avère même cumuler toutes les faiblesses des projets antérieurs sans hériter d’aucune de leur qualité. La note se termine par l’examen des objections formulées par le secteur bancaire à une scission effective, et conclut qu’aucune de ces objections ne légitime un refus de scinder les activités bancaires". Le bilan est donc piteux.

L’absence de séparation entre banque d’affaires et banque de détail (celle qui gère vos petites économies) est le reniement majeur de François Hollande. C’est aussi l’une des faiblesses principales du projet de loi. C’est tellement vrai que les députés de la commission des Finances de l’Assemblée nationale se souviennent encore de la provocation du patron d’une des très grandes banques française. Le 30 janvier dernier, lors de son audition dans le cadre de l’examen du projet de loi bancaire, ce PDG avait avoué sans gêne que le projet de loi Moscovici n’obligerait la banque à filialiser que 0,75% de ses activités… Même pas une pichenette ! Ce patron, c’était Frédéric Oudéa, actuel président directeur général de la Société Générale.

La Société Générale ! C’est le moment d’en parler après l’avoir beaucoup évoquée dans ma précédente note. La SoGé fait parti des trois plus importantes banques françaises. A eux seuls, les actifs détenus par la Société Générale représente l’équivalent de 55% de toute la richesse produite en un an dans notre pays. Ces dernières décennies, la banque s’est développée vers des activités de marché de plus en plus risquées et spéculatives. La chronologie est très clasique : privatisation à la fin des années 1980 sous Chirac, montée en puissance des activités de banque d’investissement avec sa filiale SGCIB (Société Générale Corporate & Investment Banking) dans les années 1990, internationalisation dans les années 2000. C’est là que commence les points de contacts dangereux. Cette internationalisation se fait certes en Europe mais aussi sur le marché américain. Voila comment arrivent les crédits subprimes. En 2012, la situation est la suivante, le Produit Net Bancaire de la banque, c’est-à-dire l’équivalent de son chiffre d’affaires, se répartit de la façon suivante. Un tiers (32,7% exactement) pour l’activité de banque de détail en France, c’est-à-dire la gestion des économies et des prêts aux particuliers et entreprises. 19,8% pour la même activité à l’international. Au total, seulement la moitié de l’activité de la banque est constitué d’activités de prêts aux ménages et aux entreprises de l’économie réelle. L’autre moitié se décompose de la façon suivante.

Les prestations de services financiers spécialisés et d’assurance comptent pour 14%. La gestion d’actifs compte pour 8,7%. Et l’activité de banque de financement et d’investissement représente 24,8% ! C’est de cette partie que peut venir le danger c’est a dire le gouffre où seraient englouties vos économies. Un quart de l’activité de la banque sont employés à la spéculation. La loi bancaire de Moscovici n’obligera pourtant la banque à isoler que que moins de 1% de son produit net bancaire et non 25% !

Dans sa note, Gaël Giraud révélait un autre détail passé inaperçu sur la Société Générale. Il intéressera tous ceux qui ont lu mon billet sur l’affaire Kerviel. Gaël Giraud rappelle que "la Société Générale doit sa survie au contribuable américain : sur les 80 milliards de dollars apportés par le budget fédéral fin 2008 lors du sauvetage [de l’assureur américain] AIG, 12 milliards étaient dus par AIG à la banque française". L’économiste rappelle cet épisode de la crise des subprimes pour montrer que Moscovici à tort quand il défend le "modèle universel des banques françaises". En parlant ce langage, Pierre Moscovici ne fait que reprendre l’argument des grandes banques françaises, BNP et Société Générale en tête. Les banques plaident qu’elles ont mieux résisté à la crise des subprimes que les banques américaines car elles étaient à la fois des banques d’affaires et des banques de détail. Elles répètent ce mensonge pour s’opposer à une séparation stricte entre leurs activités. Ce refrain, Gaël Giraud montre que c’est un mensonge et que le prétendu "modèle" des banques françaises n’en est pas un.

Il rappelle surtout que la Société Générale a failli perdre beaucoup d’argent dans la crise des subprimes fin 2008 aux Etats-Unis. 12 milliards de dollars au moins du seul fait de ce que lui devait l’assureur AIG. On est bien loin des deux petits milliards d’euros de pertes reconnues en France par la banque au début de la même 2008 année au titre des subprimes pour 2007.

A ce moment là, en janvier 2008, la Société Générale perd 6,4 autres milliards d’euros qu’elle impute à Jérôme Kerviel. Certes comme je l’ai dit elle prend soin de déduire de cette perte les gains de Kerviel pour 1,5 milliards d’euros. Reste donc au total 4,9 milliards d’euros de perte. Voila des montants qui paraissent déjà un peu plus en phase avec les pertes que la Société Générale a failli essuyé à la fin de l’année 2008 à cause des subprimes, non ? La banque a-t-elle fait porter à Kerviel le chapeau d’autres pertes réalisées à cause des subprimes ?

Les dernières révélations de Médiapart rendent la question encore plus légitime. Jérôme Kerviel a été condamné sur la base d’un enregistrement de l’interrogatoire réalisé par la Société Générale elle-même. La banque a remis les bandes audios à la justice. Mais les avocats de Jérôme Kerviel n’y ont pas eu accès avant le premier procès. Officiellement, il leur a été répondu que "la demande de copie de ces deux scellés apparaît sans objet, leur retranscription figurant dans la procédure". Or les retranscriptions aussi ont été elles aussi fournies par la banque ! Les avocats de Jérôme Kerviel ont fini par avoir accès aux bandes audios dans le cadre de la procédure d’appel. Et ils les ont fait analysées par des experts. Le résultat est saisissant, dit Martine Orange de Médiapart qui a mené l’enquête !

Vendredi dernier, Mediapart a ainsi révélé la chose suivante : "à l’écoute, tout paraît bizarre. Là où la transcription dactylographiée donnait l’impression d’une conversation suivie et complète, les enregistrements –éclatés en plus de 360 fichiers– renvoient des dialogues confus, inaudibles et surtout ponctués d’importants blancs ou silences". En "reprenant les heures et les dates du début et de la fin des enregistrements", les experts concluent qu’"il devrait donc y avoir 8h54 min d’enregistrements." "Or la sommation de la durée des fichiers sur les seuls enregistrements en présence de Jérôme Kerviel est de 6h10mm, ce qui permet de conclure qu’au minimum 2h44mm sont manquantes". Et Mediapart s’interroge à juste titre sur ces "étranges silences". Qu’y a-t-il sur les 164 minutes manquantes ? Qu’a dit Jérôme Kerviel pendant tout ce temps ? Quelles questions lui ont été posées ? Qu’ont dit les dirigeants de la banque qui l’interrogeaient ? Les bandes audios ont-elles été volontairement coupées pour taire des passages compromettants pour la banque ? Ou pire, pour monter de toute pièce un récit accablant pour Jérôme Kerviel ?

L’affaire est grave. Quelle confiance avoir dans les dirigeants des grandes banques en général et de la Société Générale en particulier. Leur business model flirte souvent avec la légalité. Si le mot bankster a été si souvent utilisé pour les désigner ce n’est pas par caprice. A mi-chemin entre banquiers et gangsters le mot désigne bien un type de façon d’être. Comme je l’ai déjà écrit, dans les suites de la fraudes imputées à Kerviel, la Société Générale a été condamnée le 4 juillet 2008 à 4 millions d’euros d’amendes pour "défaillance de ses systèmes de contrôle" par la Commission bancaire française, l’autorité de régulation des activités bancaires. A l’appui de sa décision, la Commission bancaire pointait que "les défaillance relevées, en particulier les carences des contrôles hiérarchiques, se sont poursuivies pendant une longue période, à savoir l’année 2007, sans que le système de contrôle interne n’ait permis de les déceler et de les corriger". Elle relevait surtout "des carences graves du système de contrôle interne, dépassant la répétition de simples défaillances individuelles". C’est donc bien un système qui était pointé du doigt. Un de mes commentateurs de la note précedente, tartampion écrit a ce sujet : « J’ai été prestataire de service dans la salle des marchés de la Société Générale, avant l’affaire Kerviel. La sécurité informatique interne y était limite inexistante : pour ceux qui connaissent le métier, on faisait des telnet directement en root sur les serveurs, et les mots de passes n’avaient pas l’air de changer souvent. Cela signifie qu’il n’y a pas de traçabilité fiable des opérations commises par les gens du backoffice. Si Jérôme Kerviel a fait un séjour au backoffice, il a donc acquis des accès lui permettant de faire par la suite tous les trafics possibles sans avoir à pirater quoi que ce soit : il lui aura suffit d’exploiter la négligence omniprésente en matière de sécurité informatique, qui est assez éloignée de l’état de l’art en la matière. Il m’a été difficile de comprendre pourquoi c’était si laxiste, mais maintenant ma conviction est qu’on savait bien que sécuriser un accès risquait de couper la route à quelqu’un qui faisait des sous. Je ne peux pas imaginer que cette situation n’était pas voulue. »

Ce n’est pas tout, en 2011, l’Autorité des Marchés Financiers a condamné deux sous-filiales de gestion d’actifs hautement spéculatifs de la Société Générale à 2.5 millions d’euros d’amende. Ces sous-filiales géraient des produits financiers structurés comme les ABS, les CDOs…. Elles ont été condamnées pour "manquement à leur obligation de contrôle des risques". Il s’agit de SGAM-AI et de SGAM, créées et largement contrôlées par les dirigeants du groupe. Les deux premières lettres de leur sigle SG renvoyant directement au initiales de la banque Société Générale. La première filiale, SGAM-AI a même perdu 5 milliards d’euros entre 2007 et 2008 du fait de ses investissement dans des produits dérivés liés aux subprimes comme l’a révélé à l’époque « Libération » qui titrait "le nouveau fiasco à 5 milliards de la Société Générale". C’est l’équivalent de la fraude imputée à Jérôme Kerviel. La Société Générale elle-même a été visée en mai 2011 par une plainte pour fraude déposée par l’Agence fédérale de financement du logement (FHFA). Cet organisme du gouvernement états-unien considère la Société Générale et seize autres établissements financiers comme responsable de la crise des subprimes. Enfin, la Société Générale fait partie des nombreuses banques assignées à comparaître dans l’affaire des manipulation de taux du Libor. Ce taux d’intérêt interbancaire a fait l’objet de manipulations et de fraudes d’une telle ampleur que le scandale est désormais appelé "Liborgate" en référence au scandale du "watergate" qui poussa l’ancien président états-uniens Nixon à la démission en 1974.

Pendant que Jérôme Kerviel conteste son licenciement aux prud’hommes, la fête continue pour les dirigeants de la Société Générale. Bien sûr, l’ancien PDG Daniel Bouton est parti. Mais le suivant s’en donne à cœur joie. Le 13 mai dernier, Frédéric Oudéa, a ainsi vu son bonus augmenter de 75% ! Au titre de l’année 2012, il devrait ainsi toucher à 1,194 millions d’euros de rémunération variable contre 682 770 euros au titre de l’année 2011. Le PDG a même poussé la provocation jusqu’à proposer que sa rémunération soit convertie en actions revendables entre 2014 et 2016. Il espère ainsi profiter d’une hausse du cours de bourse pour empocher un jackpot encore plus juteux. Ces gains s’ajouteront à un salaire fixe d’un million d’euros par an, le gouvernement Ayrault n’ayant rien fait pour limiter les rémunérations extravagantes des grands patrons. Sur les salaires des grands patrons comme sur la loi bancaire, le PDG de la Société Générale peut dire merci à François Hollande et Pierre Moscovici. Les électeurs de Villeneuve sur lot avaient-ils une raison d’élire un député de plus pour soutenir cette politique ?


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