Démocratie participative : le mot et la chose (Ségolène Royal)

lundi 15 mai 2006.
 

2èmes Rencontres annuelles Europe/Amérique latine "Démocratie participative et qualité des services publics"- 28 et 29 avril 2006

Chers amis,

Je suis particulièrement heureuse de vous souhaiter la bienvenue en Poitou-Charentes et d’ouvrir avec vous ces 2è rencontres Europe / Amérique latine que nous avons choisi de consacrer, cette année, à l’impact de la démocratie participative sur le fonctionnement et la qualité des services publics.

Notre 1er rendez-vous, ici même en juin 2005, avait réuni, comme aujourd’hui, des chercheurs, des praticiens, des militants associatifs et des élus ainsi, bien sûr, que les étudiants du 1er Cycle d’études ibéro-américain de Sciences Po à Poitiers. Je me souviens de passionnants échanges autour des expériences et des analyses qui y avaient été versées au débat. C’est à cette occasion que nous avons décidé de retrouvailles annuelles pour ancrer dans la durée et approfondir cette réflexion au long cours que je crois indispensable à la rénovation de la pensée politique et de l’action publique.

Merci à celles et ceux qui, venus d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, ont fait le voyage de Poitiers, tout particulièrement aux intervenants et aux intervenantes qui vont, au cours de ces deux jours, nous faire part de leurs travaux et de leurs expériences. Je me réjouis que le partenariat solide et créatif que nous avons noué avec Sciences Po s’élargisse cette année à la Banque Interaméricaine de Développement, d’autant plus qu’en matière de démocratie participative, l’Europe a beaucoup à apprendre de l’Amérique latine.

Je suis heureuse qu’Yves Sintomer et Loïc Blondiaux soient à nouveau de la partie : leurs recherches, ils le savent, ont fortifié ma conviction que l’action publique a plus que jamais besoin de l’expertise et de la participation des citoyens ; elles nous éclairent aussi sur les pièges à déjouer et nous dissuadent de nous satisfaire de peu.

Je m’intéresse de longue date à leurs travaux sans pour cela confondre la position scientifique avec la responsabilité politique.

Permettez-moi, avant d’en venir aux deux ou trois choses que je souhaite vous dire en relation avec le thème de ces journées, de rendre un hommage particulier à celles et ceux qui les ont rendues possibles :

•Olivier Dabène, dont les relations électives avec l’Amérique latine nous sont si précieuses, son équipe et les étudiants de Sciences Po à Poitiers parmi lesquels Gabriela Serres, Diego Zamuneranton et Patricio Scaff ;

•les personnels de la Région Poitou-Charentes, ceux directement en charge du Budget Participatif des Lycées, dont l’allant est pour beaucoup dans l’enracinement progressif de cette démarche inédite, mais aussi leurs collègues des autres secteurs, fortement mis à contribution tout au long de l’année.

Sophie Bouchet-Petersen, Anna Wachiowiak et Ali Bettayeb vous parleront demain plus en détail de ce Budget Participatif des Lycées que nous avons initié en 2005 et généralisé en 2006 à tous les établissements publics d’enseignement dont la Région a la charge. Ils vous diront ce que nous en attendons concrètement, quel bilan nous en tirons à ce stade et quelles questions ils sont amenés à se poser chemin faisant. Je voudrais, pour ma part, vous dire pourquoi j’attache tant de prix à cette manière de faire qui est d’abord, au-delà des outils mis en place et de leur évolution, un état d’esprit et un choix politique avant d’être un choix de méthode.

1.Démocratie participative : le mot et la chose

Peut-être faut-il, pour commencer, s’entendre sur les mots, tant celui de démocratie participative est aujourd’hui invoqué à tout propos pour habiller, pêle-mêle, le moindre effort d’écoute, des débats sans véritables enjeux, des consultations pour la forme ou le droit étroitement surveillé d’utiliser à la marge de petites enveloppes cependant que les véritables choix budgétaires restent l’apanage des spécialistes.

J’appelle, pour ma part, démocratie participative la possibilité effective pour les citoyens d’orienter directement les choix, y compris financiers, et l’action publique. Quelles qu’en soient les formes - budgets participatifs, conférences de consensus à la scandinave, jurys de citoyens, referendum - cela suppose de reconnaître aux citoyens leur capacité d’expertise légitime : non seulement un savoir d’usage mais le pouvoir d’influer réellement sur les décisions qui les concernent. C’est donc tout autre chose que la fade « démocratie de proximité » dont s’accommodent sans peine les pouvoirs de toujours.

2.Une conviction forgée par l’expérience

Comme députée d’une circonscription rurale, j’ai vu de près fonctionner le pouvoir des notables, son archaïsme et son déficit démocratique. Comme Ministre, j’ai mesuré, dans les différents secteurs dont j’ai eu la charge, combien la fausse rationalité et la suffisance technocratique font obstacle à une juste perception des besoins sur le terrain et des attentes de la population. J’ai aussi constaté, sur les questions d’environnement, comment le parti-pris du secret et le laisser-aller face aux risques allaient dangereusement de pair. Souvent, j’ai été effarée de constater combien de mesures et de procédures, parfois animées des meilleures intentions mais concoctées dans des cercles étroits, aboutissaient à tout autre chose que ce pour quoi elles avaient été conçues, faute d’y avoir associé les premiers concernés.

Nous venons de vivre en France, avec l’arrogante tentative d’imposer le CPE, la démonstration caricaturale de ces manières de faire dont plus personne ne veut. La forte mobilisation qui a obtenu le retrait de cette mesure à tous égards injuste unissait dans un même rejet ces deux figures du déni que sont le travailleur jetable et le citoyen ignoré.

Il est plus que temps d’en finir avec ce préjugé tenace selon lequel le citoyen serait trop ignorant des affaires publiques pour y fourrer son nez, trop égoïste pour concourir utilement à la définition de l’intérêt général, trop frileux pour regarder l’avenir en face. Les gens, en réalité, n’ont pas de temps à perdre : ils s’impliquent si le jeu en vaut la chandelle ou, pour le dire avec les mots d’Albert Hirschmann, si la prise de parole apparaît plus efficace que la défection. Et, de plus en plus, ils ne reconnaissent de réelle légitimité qu’aux décisions auxquelles ils ont été associés.

3.Ce n’est pas d’aujourd’huui...

Ce débat ne date pas d’aujourd’hui même s’il revêt, dans le contexte qui est actuellement le nôtre, une nouvelle urgence. Platon, déjà, opposait le règne des incompétents au pouvoir des meilleurs. Montesquieu déniait au peuple la capacité de discuter utilement des affaires communes. Tout au long de la lente gestation de l’idée puis du régime démocratique, nombreux furent ceux pour qui le pouvoir du plus grand nombre devait se borner à choisir périodiquement ses représentants. Au nom du Savoir opposé à l’ignorance. Au nom de la Raison opposée aux passions. Au nom, plus près de nous, de la complexité des sociétés modernes forçant au tout délégataire.

Sous le double effet d’une crise des fins et des moyens, la question de la participation démocratique reprend de la vigueur. Pour aller de l’avant, il faut parfois en revenir aux sources. Comme le dit un philosophe français, Jacques Rancière, il est temps de rendre au mot démocratie « sa puissance de scandale » et de se souvenir qu’elle signifie d’abord le droit égal de « ceux qui n’ont pas de titre à gouverner » à s’occuper des affaires communes. Il est temps de réaffirmer la compétence légitime des citoyens ordinaires, ce pouvoir des « n’importe qui » toujours dénié par les élites auto-proclamées de la naissance, de la richesse, de l’expertise ou de la cooptation endogame. L’égalité, ajoute-t-il, n’est pas le but de la démocratie mais son présupposé.

Voilà pourquoi, à mes yeux, la démocratie participative ne se limite pas à une technique managériale, même si ses effets en termes de management des administrations et des services publics sont importants et constituent une condition de pérennisation de la démarche. Ce qui est forcément premier est le choix politique, qu’il n’y a pas lieu d’aseptiser sauf à vider la participation de son sens.

4.Combattre le sentiment d’impuissance et enrichir les politiques publiques

Lors de la campagne électorale de 2004, c’est avec l’aide de plusieurs centaines de forums participatifs locaux que nous avons bâti notre projet. Ma règle d’or : écouter. D’excellentes propositions ont surgi de ces débats ; elles ont inspiré les premières décisions du nouvel Exécutif régional, comme cette Charte d’Engagements réciproques qui conditionne, en Poitou-Charentes, l’attribution des aides publiques aux entreprises à la promesse de ne pas licencier ou délocaliser si elles font des bénéfices et de ne pas porter atteinte à l’environnement ; en cas de manquement, ces subventions doivent être remboursées.

Comme Présidente de Région, j’ai voulu pousser plus loin cette démarche d’élaboration concertée des politiques mises en œuvre dans tous nos domaines d’intervention et acclimater une démocratie délibérative fondée sur l’élargissement du débat public et la maîtrise collective des enjeux régionaux. C’est ainsi, par exemple, que nous avons défini avec toutes ses parties prenantes les orientations d’une politique régionale de l’eau, dont l’utilisation suscitait de vif conflits et ne permettait pas d’anticiper la raréfaction saisonnière de cette ressource. Ou mis en place un réseau des éco-industries et des éco-activités à l’origine, aujourd’hui, d’un pôle de compétitivité extrêmement prometteur.

Nous avons également voulu que les citoyens et les usagers ne soient pas seulement forces de proposition mais puissent intervenir plus directement dans l’orientation de la dépense publique. C’est ce que nous avons commencé à faire avec le Budget Participatif des Lycées qui s’inscrit, pour nous, dans une démarche globale et progressive. Les élus pour mieux exercer leur mandat et les administrations publiques pour mieux assumer leur mission ont besoin de cette intelligence collective.

Je ne prétends pas que nous ayons trouvé, en Poitou-Charentes, la pierre philosophale d’une démocratie pleinement revitalisée. Nous ouvrons des pistes, nous expérimentons en vraie grandeur, nous évaluons, nous corrigeons mais avec la ferme volonté de garder le cap sur l’essentiel : combattre le sentiment d’impuissance qui mine la démocratie, partager plus largement le pouvoir de peser sur le cours des choses et améliorer l’action publique car nos concitoyens ont soif de considération, de maîtrise personnelle, d’efficacité collective et de résultats.

5.Répondre aux désordres démocratiques

Les rapides transformations du monde qui est aujourd’hui le nôtre et la crise démocratique que traverse la France depuis déjà pas mal d’années obligent à un effort d’imagination politique. La périodicité de la démocratie représentative est mise à rude épreuve par l’accélération du tempo de la modernité. Les Français estiment que leurs représentants politiques ne se préoccupent pas assez de ce qu’ils vivent, pensent, ressentent. Ils ne se sentent pas entendus, pas reconnus, et sont nombreux à penser que les politiques sont non seulement coupés de leurs réalités mais impuissants face aux problèmes qui les assaillent et incapables de décoder l’avenir.

Nombreux sont ceux qui ne s’inscrivent pas sur les listes électorales, qui s’abstiennent ou, à chaque scrutin, optent pour des votes que certains observateurs ont qualifié, après le 21 avril 2002 et le rejet du Traité européen en 2005, de jacquerie électorale ou d’insurrection par les urnes. Le sentiment, largement partagé, de fragilisation et s’insécurité sociales, la hantise de la chute, l’exaspération face aux promesses non tenues et aux décisions imposées à la hussarde, l’impression de ne compter pour rien y sont pour beaucoup. D’où la tentation du repli sur la sphère privée où, là au moins, on peut espérer maîtriser un peu les choses. D’où aussi ce paradoxe d’un pessimisme collectif très fort et d’un indéniable optimisme individuel, signe d’une vitalité persistante.

Les dysfonctionnements démocratiques ne sont pas seuls en cause mais ils nourrissent des formes diverses de sécession électorale et une perte de confiance que je n’assimile pas, pour ma part, à une indifférence pour la chose publique. J’y décèle au contraire une attente ou une demande, trop souvent frustrée, de prendre part au débat et de peser sur les choix collectifs. Plus informés, moins enclins à déléguer, plus rétifs aux allégeances une fois pour toutes, les citoyens tiennent à se forger leur propre opinion et veulent être davantage parties prenantes des décisions qui les concernent, à condition toutefois d’avoir l’assurance que ce ne sera pas peine et temps perdu. Surtout, ils n’acceptent plus que l’offre de services tienne si peu compte, dans beaucoup de domaines, de leurs besoins et de leurs aspirations.

Telles sont, rapidement évoquées, quelques unes des raisons qui, à mes yeux, militent pour l’invention de nouveaux espace de participation et de mutualisation des décisions dont les responsables politiques doivent s’engager à respecter les résultats. Telles sont aussi les raisons d’améliorer de manière très concrète le fonctionnement et les prestations des services publics, dans le sens de l’intérêt bien compris des usagers auxquels ils sont destinés et des personnels qui y exercent leurs métiers dans des conditions d’autant plus difficiles que leur paupérisation est orchestrée par notre actuel gouvernement et que l’exposition fréquente au mécontentement des publics n’est pas facile à vivre, de l’école à l’ANPE. Telles sont, enfin, les raisons de ne pas perdre davantage de temps. Nous n’avons, à vrai dire, le choix qu’entre un approfondissement périlleux de la crise démocratique et une mutation démocratique réussie qui remette hardiment les citoyens dans le coup.

6.Le choc en retour de la démocratie participative

Lorsque nous avons lancé le Budget Participatif des Lycées, notre attention était concentrée sur une meilleure adaptation de la dépense publique régionale aux attentes des différentes composantes de la communauté éducative : élèves, enseignants, personnels techniques, ouvriers et de service, parents. Nous voulions, comme nous disons, « partager les décisions pour pendre les bonnes » afin que « chaque euro dépensé soit un euro utile pour mieux vivre et travailler au lycée ». Bien des choses peuvent encore être améliorées mais les résultats sont probants et les participants, même lorsqu’ils étaient initialement sceptiques, sont généralement satisfaits non seulement d’être consultés mais de pouvoir décider eux-mêmes de projets que la Région finance et réalise.

Nous savions que cette démarche innovante impacterait le fonctionnement de nos services parce que les réunions ont parfois lieu le soir et obligent à sillonner toute la région, parce que l’instruction des dossiers en temps réel bouscule le temps administratif et demande un surcroît de travail, parce que la transparence et l’obligation de rendre directement des comptes ne sont pas usuelles. Nous savions la démocratie participative chronophage et nous imaginions bien qu’elle créerait, dans un premier temps, quelqu’inconfort.

Mais nous ne mesurions pas à quel point l’onde de choc de toute démarche réellement participative n’épargne rien ni personne, à quel point elle nous amènerait à porter un autre regard sur l’ensemble de nos pratiques, bousculant les frontières et les hiérarchies établies, interrogeant les cultures professionnelles, créant des obligations inédites de réactivité et de transversalité. Or c’est le propre de toutes les démarches de démocratie participative que d’ébranler tout ce qui, pour le dire avec les mots de Gramsci, « se traîne par la viscosité de l’habitude ». Cela ne va pas, c’est normal, sans destabilisations déroutantes voire sans inquiétudes. Cela nous pose toute une série de questions comme l’articulation entre le temps court du BPL et le temps long de la programmation des opérations lourdes et comme l’accompagnement en interne des mutations enclenchées. Tout cela n’est pas simple mais doit s’inscrire dans une dynamique d’optimisation du service public. Mais c’est aussi, j’en ai la conviction, une fructueuse occasion de se remettre en cause et, pour une administration publique, d’actualiser ses façons de faire dans le sens d’une plus grande efficacité.

Nous en sommes là. Conscients qu’il nous faut aujourd’hui franchir un seuil qualitatif. Nous sommes, vous le voyez, au cœur des questionnements qui vont être les vôtres durant ces presque deux jours. Je serai donc particulièrement attentive aux éclairages que vous allez apporter à la délicate et importante question des rapports entre la démocratie participative et la mutation des services publics.

Je voudrais, pour finir, vous faire part d’une proposition : on pourrait, par une loi et des incitations adéquates, envisager de généraliser à toutes les collectivités le passage en budget participatif d’une partie (10 % comme nous le prévoyons en Poitou-Charentes ? 5 % ?) de leur budget total. Ce serait, pour faire progresser la démocratie participative dans notre pays, un puissant encouragement.

Merci, encore une fois, à toutes et à tous de trouver que la démocratie participative vaut bien le sacrifice partiel de nos vacances picto-charentaises et l’amputation d’un alléchant week-end de mai. Je vous souhaite d’excellents travaux dont j’attends beaucoup pour éclairer les engagement déterminés qui sont les nôtres. Je vous remercie.


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