Bangladesh : Des torrents de sang sur les vêtements des grandes marques européennes

mercredi 29 mai 2013.
 

1) Bangladesh : la terreur du capitalisme et quelques traits d’une économie « dominée »

par Vijay Prashad et Charles-André Udry

Le mercredi 24 avril 2013, un jour après que les autorités bangladaises ont demandé aux propriétaires d’évacuer leur usine de vêtement, qui employait près de 3000 travailleuses et travailleurs, le bâtiment s’est effondré. Cet édifice, Rana Plaza, situé à Savar, banlieue de Dacca, produit des vêtements pour la chaîne productrice et marchande qui s’étire des champs de coton de l’Asie du Sud vers les maisons de vente au détail du monde Atlantique, en passant par les machines et les bras des travailleuses du Bangladesh. Les noms de marques fameuses ont été cousus là-bas tels que les vêtements qui sont suspendus dans les rayons démoniaques de Walmart. Au moment où j’écris ces lignes, les secouristes sont parvenus à sauver 2000 personnes et il a été confirmé que plus de 500 sont mortes. Il n’est pas inutile de se rappeler que le nombre de personnes qui ont été tuées dans l’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist à New York en 1911 s’élevait à 146. Plus du double est déjà mort à Savar. Cet « accident » survient cinq mois après que l’incendie de l’usine textile de Tazreen a tué au moins 112 personnes le 24 novembre 2012.

La liste des « accidents » est longue et pénible. Une usine textile s’est effondrée à Savar en avril 2005, tuant 75 travailleuses. En février 2006, une autre usine s’est écroulée à Dacca, tuant 18 personnes. Un autre effondrement dans la même ville, en juin 2010, en tua 35. Ces « usines » sont celles de la mondialisation du XXIe siècle : des abris pauvrement construits pour une production visant de longues heures de travail, utilisant des machines de troisième ordre et avec des travailleuses dont les existences sont soumises aux impératifs du « juste à temps » [demande des chaînes de distribution pour ne pas avoir de stocks, donc de capital immobilisé]. Ecrivant à propos du régime d’usine en Angleterre au cours du XIXe siècle, Karl Marx nota : « Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil […]. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. » (Chapitre 10 du Capital).

Ces usines bangladaises font partie du paysage de la mondialisation qui a conduit à multiplier par imitation le même type de fabriques le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, à Haïti, au Sri Lanka et en d’autres lieux qui ont ouvert leurs portes à l’utilisation avisée par l’industrie du vêtement du nouvel ordre commercial et manufacturier des années 1990. Des pays soumis – qui n’ont ni la volonté nationale de se battre pour leurs citoyens et citoyennes, ni une quelconque préoccupation sur la détérioration de leur ordre social sur le long terme – se sont précipités afin d’accueillir la production de vêtements. Les grandes entreprises productrices de vêtements ne sont désormais plus intéressées à investir dans des usines : elles se tournent vers des sous-traitants, leur offrant de très faibles marges comme profit de telle sorte qu’ils soient contraints de diriger ces usines comme des prisons de travail. Le régime de sous-traitance permet à ces entreprises de nier toute responsabilité pour ce qui est fait par les propriétaires réels de ces usines, leur permettant de jouir des bénéfices de produits bon marché sans que leurs consciences soient tachées par la sueur et le sang des travailleuses. Cela permet également aux consommateurs du monde atlantique d’acheter une grande quantité de marchandises, souvent en ayant recours à l’endettement, sans préoccupation pour ce qui a trait aux méthodes de production. Un accès de sentiment humanitaire éclate de temps à autre et se tourne contre telle ou telle entreprise. Il n’y a toutefois pas de compréhension d’ensemble sur la façon dont les chaînes marchandes du type Walmart rendent normales ce genre de pratiques commerciales qui provoquent telle ou telle campagne.

Les travailleurs et travailleuses bangladais n’ont pas été aussi assujettis que les consommateurs du monde atlantique. Des milliers de travailleurs dans la zone industrielle Ashulia, près de Dacca, aussi récemment que juin 2012, ont protesté pour des salaires plus élevés ainsi que pour de meilleures conditions de travail. Pendant plusieurs jours, ces travailleuses et travailleurs ont bloqué 300 usines et bloqué le chemin de fer Dacca-Tangali à Narasinghapur. Les travailleuses et travailleurs gagnent entre 3000 taka (33 CHF) et 5500 taka (66 CHF) par mois ; ils veulent une augmentation comprise entre 1500 taka (18 CHF) et 2000 taka (23 CHF) par mois. Le gouvernement envoya 3000 policiers afin de « sécuriser les lieux » et la première ministre (Skeih Hasina) a fait entendre quelques prières selon lesquelles elle se pencherait sur la question [elle n’a visité les lieux du drame que le mardi 29 avril]. Un comité de trois personnes fut mis sur pied, mais rien de substantiel n’en est sorti.

Conscient de la futilité des négociations avec un gouvernement soumis aux logiques de la chaîne marchande, Dacca a explosé dans la violence alors que de plus en plus de nouvelles parvinrent de l’édifice Rana. Les travailleuses et travailleurs ont fermé la zone industrielle autour de Dacca, bloquant les routes et renversant des véhicules. L’insensibilité de la Bangladesh Garment Manufacturers Association (BGMEA, Association des producteurs de vêtements du Bangladesh) a jeté de l’huile sur le feu de la colère des travailleurs. Le président de la BGMEA, Shafiul Islam Mohkuddin, a accusé les travailleurs, après les manifestations de juin [2012] d’être impliqué dans « quelque conspiration ». Il affirma qu’il n’y avait « aucune logique dans l’augmentation des salaires des travailleurs ». Le nouveau dirigeant de la BGMEA, Atiqul Islam, a, cette fois-ci, suggéré que le problème n’était pas tant la mort de travailleurs et travailleuses ou les mauvaises conditions de leur labeur mais bien « la perturbation de la production en raison des troubles et des hartal [grèves] ». Ces grèves, a-t-il déclaré, sont « seulement un coup dur supplémentaire pour le secteur textile ». Il n’est pas surprenant que ceux et celles qui descendent dans les rues aient aussi peu de foi dans les sous-traitants et le gouvernement.

Les tentatives d’atténuer les rigueurs de l’exploitation ont été contrecarrées par la pression gouvernementale et les avantages de l’assassinat. Quelles que soient les quelques dispositions décentes qui peuvent se cacher dans la loi sur le travail du Bangladesh, elles sont éclipsées par une faible mise en œuvre par le département de l’Inspection du travail du Ministère du travail. Il y a seulement 18 inspecteurs et inspecteurs assistants pour contrôler 100’000 usines dans la région de Dacca, où la plupart des usines textiles sont localisées. Si une infraction est déclarée, les amendes sont trop faibles pour provoquer quelque changement que ce soit. La réponse brutale des directions d’usine est suffisante pour entraver les efforts des travailleurs lorsqu’ils tentent de former des syndicats. Les gestionnaires des entreprises préfèrent les éclatements anarchiques de violence à la consolidation continue de la force de travail. La violence a conduit, en fait, le gouvernement bengali à créer une cellule de crise des gestionnaires ainsi qu’une police industrielle dont la tâche n’est pas de contrôler les violations des lois du travail mais plutôt d’espionner les syndicalistes. Les agents du capital enlevèrent, en avril 2012, Aminul Islam, l’un des animateurs clés du Bangladesh Center for Worker Solidarity. Il a été retrouvé mort quelques jours plus tard, son corps lacéré de marques de torture.

Le Bangladesh est traversé, au cours de ces derniers mois, de convulsions au sujet de son histoire : la violence terrible que subirent, en 1971, les combattants de la liberté par le Jamaat-e-Islami a conduit des milliers de personnes à Shanbagh à Dacca. Ces protestations se sont transformées en une guerre civile entre les deux partis dominants, laissant de côté les appels à la justice pour les victimes de cette violence. Ce mouvement a enflammé le pays, un pays qui n’est pas ailleurs pas leste en matière de terreur quotidienne contre les travailleurs du secteur textile. « L’accident » du bâtiment Rana pourrait être un moment charnière progressiste pour un mouvement de protestation qui, sinon, va à la dérive.

Pendant ce temps, le monde Atlantique est si absorbé par la « guerre contre la terreur » et la récession économique que cela empêche toute introspection authentique au sujet d’un mode de vie qui repose sur un consumérisme fonctionnant à l’endettement aux dépens des travailleurs de Dacca. Ceux qui sont morts dans le bâtiment Rana sont non seulement les victimes de la malveillance des sous-traitants, mais aussi de la mondialisation du XXIe siècle. (Traduction A l’Encontre)

Source : http://alencontre.org/asie/banglade...

Vijay Prashad est l’auteur de The Darker Nations : A People History of the Third World. (New Press, 2008)

2) Noire mondialisation !

par Patrick Le Hyaric, eurodéputé Front de Gauche

Le Rana Plaza n’est pas le nom d’un hôtel de luxe d’une contrée exotique. C’est un enfer ! Situé à Dacca au Bangladesh, il est devenu le tombeau qui a enseveli des milliers de corps d’ouvriers, essentiellement des femmes, sous un déluge de poutres, de béton armé, de machines. Mille cent-vingt-sept y ont laissé la vie depuis l’écroulement de bâtiment de huit étages, le 24 avril dernier. Beaucoup de survivants, sortis des décombres sont grièvement blessés. Qui ici en Europe porte le deuil de ces ouvrières souvent très jeunes, mortes sur le champ de bataille de la guerre économique ? Pourquoi ce silence des Etats ?

La veille de cette apocalypse locale, les ouvriers avaient alerté sur les fissures du bâtiment qui menaçait déjà de s’écrouler. Ils ont été reconduits au travail sous la menace et la force. Il y a à peine cinq mois, une centaine de ces esclaves modernes avait déjà péri dans un atelier de confection textile identique, après que des dizaines d’autres incendies aient provoqué des centaines de morts ces deux dernières années. Voilà ce qu’est la mondialisation telle que le capitalisme la domine. Evidemment, les chaînes d’informations en continu et d’autres ne s’installent pas sur les lieux d’un tel forfait du système. Elles ne renseignent pas sur ses causes.

Le Bangladesh est devenu le deuxième exportateur mondial de vêtements. Avec cinq mille usines employant quatre millions de personnes, qui se dispensent de toute norme de sécurité. Les salaires avoisinent les trente euros par mois, pour dix à quatorze heures de travail par jour. Au milieu des gravats fumants, on a trouvé les étiquettes des marques les plus réputées en Europe et aux Etats-Unis, celles qui s’étalent sur les magazines en papier glacé ; celles qui font la mode et nous habillent : Mango, HZM, CZA, Benetton, Walmart, Zara et bien d’autres encore, comme Leclerc qui vient de l’admettre. Après avoir détruit l’industrie textile chez nous, là-bas des esclaves fabriquent nos vêtements à bas prix, au péril de leur vie pour qu’ici le même système oppresseur puisse abaisser nos salaires et nos pensions, tout en nous vendant, en réalisant des marges énormes, des vêtements proposés dans leurs magasins par des vendeurs précarisés, souvent payés en deçà de mille euros par mois.

Deux faces de la même médaille du système capitaliste qui ne profitent qu’aux mêmes actionnaires d’entreprises commercialisant ces mêmes habits sous plusieurs marques et aux grands distributeurs. Eux pavoisent avec leur indice CAC 40, leurs profits, leurs comptes dans les paradis fiscaux, qui grossissent au fur et à mesure des délocalisations, des surexploitations d’ouvrières et d’ouvriers et de la pression mondiale pour abaisser tous les salaires. Un gouvernement comme celui de la France, issu de la gauche, devrait aider à résister à cette inhumaine logique. Il n’en est rien ! Puisque, comme ailleurs, les salaires et les retraites sont toujours plus pressurisés, le système de retraite et de protection sociale toujours plus mis à mal, le chômage et la précarité galopent avec la destruction des atouts industriels, agricoles et des services. Partout, les peuples font face à la violence du capitalisme financiarisé et mondialisé. La France qui jouit d’un grand prestige international, forte des luttes de ses travailleurs et de ses créateurs, enseignée par l’action de la gauche qui a toujours été du côté de la solidarité internationaliste, devrait se placer à la tête d’un grand mouvement qui, dans le monde entier, conteste l’actuelle mise en concurrence planétaire du monde du travail. Et elle devrait le faire, en premier lieu, pour réorienter et refonder la construction européenne. On ne peut continuer dans cette spirale infernale, où les firmes multinationales vont toujours chercher la main d’œuvre la moins bien payée pour obtenir des produits au coût le plus bas possible, tout en pressurant les salaires partout. En vérité, les vêtements fabriqués à bon marché ont un coût élevé. Certes, nous savons qu’en travaillant dans ces conditions misérables, l’ouvrier du Bangladesh et d’ailleurs, sort de l’extrême pauvreté rurale. Notre propos n’est pas de l’y ramener, ni de le mettre au chômage, mais de créer un mouvement solidaire, ici et là-bas, pour qu’il sorte de l’esclavage et qu’ici le chômage et la mal vie reculent, cessent de ronger la vie quotidienne de millions de salariés et de chômeurs. C’est un nouveau développement humain solidaire du monde qu’il faut inventer, dans le débat et l’action unitaire. Il passe par la liberté de parole, le droit de se syndiquer, au Bangladesh et ailleurs. Il nous appelle à intervenir solidairement auprès des grandes marques et des grands groupes de la distribution sur les conditions de production des vêtements. Une action européenne pourrait consister à aider le bureau international du travail à recruter des inspecteurs internationaux du travail pour faire respecter des normes sociales et de sécurité et à encourager les confédérations syndicales internationales du travail à s’engager auprès de ces travailleurs.

Les institutions européennes portent une lourde responsabilité dans cette situation puisqu’elles ont laissé détruire nos industries textiles, tout en ouvrant les portes aux importations, exemptées de droit de douane. Aujourd’hui, notre continent absorbe près de 60% de la production de vêtements du Bangladesh. Une Europe solidaire devrait créer des visas sociaux et environnementaux à ses frontières, taxant ces importations. Les sommes ainsi collectées seraient reversées à un fonds pour le progrès social, géré par les organisations de travailleurs du Bangladesh. Bref, l’amorce d’un autre type de mondialisation.

Le grand débat sur « l’autre monde à inventer » doit reprendre de la vigueur, sinon des flaques de sang continueront d’éclabousser nos vêtements.

Source : http://patricklehyaric.net/2013/05/...


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