Delphine Beauvois (PG) « Le féminisme est indissociable de la lutte des classes »

dimanche 28 avril 2013.
 

Mariage gay, PMA, GPA, prostitution, autant de sujets travaillés par le féminisme qui font aujourd’hui débat dans la cité. Ragemag a donc décidé de s’entretenir avec Delphine Beauvois, Secrétaire nationale au féminisme et à l’égalité du Parti de Gauche.

Clément Sénéchal

Adoptée par le Sénat, la loi famille, qui ouvre le droit au mariage pour tous, est de retour à l’Assemblée pour être ratifiée : est-ce un projet que vous soutenez ?

Oui, parce que c’est une défense de l’égalité des droits pleine et entière : il n’est pas normal que des citoyens n’aient pas accès aux mêmes droits que d’autres. Les parents doivent bénéficier des mêmes droits vis-à-vis de leurs enfants, qu’ils soient hétéro ou homosexuels. Avant cette loi, dans un couple lesbien, l’une des deux mères n’avait aucun droit sur l’enfant.

C’est également une avancée quant à l’idée de famille, aujourd’hui encore très ancrée dans un modèle patriarcal rigide et bourgeois : un père, une mère, des enfants. Il existe pourtant de nombreux types de familles différentes : recomposées, monoparentales etc… Or ce qui compte pour un enfant, c’est avant tout l’amour qu’on lui porte. Reconnaître le mariage pour tous permet de desserrer la norme et d’atténuer la stigmatisation de ce type de familles.

La jonction des droites qui s’opère dans la contestation du mariage pour tous vous inquiète-elle ?

Oui, d’autant qu’elle utilise des éléments symboliques ahurissants : le site printemps français récupère par exemple un grand nombre des motifs contestataires du Front de Gauche (« on lâche rien », etc). On voit les Homen qui récupèrent les codes d’un mouvement féministe (les Femens), qui récupèrent le peace and love… et puis le Jean Moulin et le Delacroix sur leur page Facebook. C’est un peu inquiétant. Les connexions entre l’extrême-droite et la droite, dont nous avions eu les prémices sous Sarkozy, deviennent beaucoup plus claires et se réaffirment.

Ce qui est plus étonnant, c’est la façon dont Hollande a laissé traîner ce débat depuis huit mois, laissant les forces droitières s’organiser. Bien entendu, personne n’est dupe de sa stratégie : il préfère mettre en scène une question qu’il pense sociétale – alors que le mariage pour tous est une question beaucoup plus importante – et ainsi éviter qu’on se penche sur les problématiques sociales qui semblent pour beaucoup de Français plus urgentes : emploi, chômage etc. Au final les électeurs et électrices de François Hollande ne s’y retrouvent pas. Mais c’est à double-tranchant, car il laisse ainsi une porte ouverte à la radicalisation du mouvement, à la résurgence de courants dangereux comme le GUD, au maillage de passerelles dans les droites. Il donne du grain à moudre à ses adversaires de droite plutôt que d’entendre les propositions de l’autre gauche.

La procréation médicalement assistée (PMA) a été retirée de la loi ; qu’en pensez-vous ?

Je reste attachée au fait qu’elle y soit. Il est faux de prétendre qu’elle ouvre la voie à la gestation pour autrui (GPA) : aujourd’hui, quand on est une femme célibataire, on peut avoir recours à la PMA. Alors pourquoi l’interdire à une femme homosexuelle ? Pourquoi sa compagne ne pourrait-elle pas reconnaître l’enfant issu de cette PMA ? C’est parfaitement absurde.

En cas de PMA, êtes-vous pour ou contre l’anonymat du donneur ?

Pour l’anonymat du donneur, comme je suis pour l’accouchement sous X. Je ne crois pas au mythe de la généalogie, à la question de l’origine. Je pense que la parenté se construit culturellement et affectivement. Peu importe la filiation biologique.

Pourquoi vous opposez-vous par contre à la GPA ?

La GPA implique la location rétribuée du corps d’une femme pendant neuf mois, c’est-à-dire sa marchandisation. C’est continuer à faire du corps des femmes un outil de domination économique. Moi, j’attends toujours de voir la fille de madame Bettencourt louer son ventre à n’importe qui. Dans les pays qui ont reconnu la GPA, ce sont les femmes les plus précaires qui s’y collent ; non pas pour le plaisir d’être enceinte mais parce que c’est un moyen de subsistance.

Eshter Benbassa a fait voter une loi sur la dépénalisation du racolage passif, un délit inventé par Sarkozy. Est-ce une bonne chose ?

Effectivement, j’étais pour l’abrogation du racolage passif, institué en 2003 par la loi sur la sécurité intérieure de Sarkozy ; c’est une proposition que nous avons portée au Front de Gauche. L’invention de ce nouveau délit consistait à criminaliser les prostituées plutôt qu’à remettre en cause le système réel de la traite sexuelle des femmes, dont le proxénétisme est la clé de voûte. Et puis cela revenait à rendre la vie encore plus compliquée pour les prostituées. C’est au proxénétisme qu’il faut s’attaquer. On a mis une semaine à remonter le réseau de la viande chevaline dans les lasagnes, mais bizarrement, dès qu’il s’agit de démanteler un réseau de prostitution, on a beaucoup plus de mal.

Vous êtes contre le délit de racolage passif, mais pour autant vous défendez une position abolitionniste…

L’abolitionnisme consiste à penser que la prostitution est une forme d’esclavage qui doit être abolie. Abolition ne veut pas dire seulement prohibition, cela veut dire se donner les moyens de son éradication définitive, notamment par l’éducation et la pénalisation des clients. Je ne suis pas pour autant pour une société du tout pénal où le moindre fait et geste passerait devant les tribunaux. Mais ce qui m’intéresse là-dedans, c’est la valeur normative de la loi, qui permet d’élever les petits garçons et les petites filles dans l’idée que non, le corps d’une femme, d’un homme, que la sexualité ne s’achètent pas. Je suis pour une sexualité libre et épanouie : peu m’importent les pratiques, quelles qu’elles soient, tant qu’elles n’appartiennent pas à la sphère marchande.

On entend souvent dire que la prostitution aurait une utilité sociale : elle permettrait à tous les hommes frustrés de se décharger régulièrement sous peine de se transformer en violeur en puissance. Je ne crois pas du tout à tout cela. Pour moi, il s’agit d’une construction sociale.

La « misère sexuelle » n’existe pas ?

Je ne dis pas qu’elle n’existe pas. Je dis qu’elle n’est pas un fondement valable à un quelconque droit à la sexualité – comme d’ailleurs je ne reconnais pas de droit à l’enfant, via la GPA. Il existe des moyens aujourd’hui de développer une sexualité transitoire seul. Il faut sortir de l’imaginaire du tout marchand et de la fétichisation publicitaire du corps véhiculée par la pornographie et son esthétisme clinquant. Demander à des hommes d’être membrés comme des taureaux ou à des femmes d’être des poids plume avec des seins géants crée précisément des frustration sexuelles.

Et sur la question de l’assistance sexuelle pour les handicapés, que le député PS Jérôme Guedj a récemment portée en vain, comment vous situez-vous ?

J’y suis fortement opposée : tout le monde sait que c’est un cheval de Troie pour normaliser l’idée de « travailleurs du sexe ». Cette idée est instrumentalisée par le STRASS, qui est en fait un lobby du proxénétisme. Il n’y a qu’à lire l’interview récente de Morgane Merteuil, la porte-parole du STRASS, donnée dans L’Express : elle dit texto qu’elle est contre les poursuites engagées à l’encontre des proxénètes.

Comment combattre le proxénétisme ?

Le premier terrain à occuper, c’est la lutte contre le précariat féminin. À la source de la prostitution, on trouve le manque de formation, de diplômes, de ressources familiales etc. Donc les jeunes femmes ont le choix entre des passes mieux payées que du travail dans du service à la personne, comme de l’aide-ménagère à temps partiel payé une misère. Quand on a une famille à nourrir, ça fait une réelle différence. Au milieu de ce problème, il y a donc l’indécence des salaires proposée aux femmes précarisées. Il faut ainsi se battre sur le terrain du travail : lutter contre l’intérim, le temps partiel imposé, revaloriser les salaires des métiers féminisés, garantir l’autonomie financière des étudiants etc. La lutte sociale contre l’austérité et contre le système prostitueur vont de pair : la prostitution est un problème économique.

Contre la marchandisation de la sexualité, faut-il également abolir la pornographie ?

C’est très compliqué. L’érotisme et la pornographie ont aussi été des grands moments d’émancipation face à l’emprise de l’Église catholique et de l’ensemble des réactionnaires qui voudraient que le plaisir n’existe pas dans ce monde de brutes. L’érotisme est d’abord passé par l’écrit, la poésie, la peinture et le dessin. Le plaisir et l’excitation qui peuvent émaner de l’érotisme me semblent importants. Ce qui m’interpelle plus, c’est l’industrie pornographique et les conditions de travail qu’on y trouve, la violence, le travail à la chaîne. Le piège aujourd’hui est qu’un grand nombre sont prêtes à tout pour récolter un peu de notoriété.

Par ailleurs, toutes les études montrent que la pornographie est très stérétotypée, hétéronormée, très peu tournée vers la jouissance féminine, et qu’elle présente une vision faussée de l’expérience sexuelle réelle. Les représentations auxquelles elle concourt restent majoritairement imprégnées d’une violence patriarcale – voire raciste, puisque l’on fait jouer aux noirs par exemple des rôles très codifiés dignes de l’époque coloniale.

Et puis la pornographie a aussi cette fonction d’expédient facile : masturbez-vous plutôt que de vous occuper de la société dans laquelle vous vivez ! C’est comme le coca-cola qui bouffe notre temps de cerveau disponible. C’est un exutoire pulsionnel à une société déplaisante. Changeons plutôt cette société.

De même, les sites de rencontre ne génèrent-ils pas une marchandisation de l’amour ?

Ce qui m’effraie dans ces plateformes, ce n’est pas tellement l’occasion de la rencontre : après tout on se rencontre bien où l’on veut. Non, ce qui me gêne plus, c’est le fichage des gens qui s’y opère et tue finalement jusqu’à l’idée même de rencontre, avec sa part de hasard et d’inconnu. Ce n’est pas très romantique. Et puis c’est encourager une sorte d’homogamie sociale assez décevante : une toubib cherche un toubib, blond ou brun, comme si on ne pouvait pas tomber amoureuse d’un employé municipal roux etc. On finit par réduire tristement les possibilités amoureuses.

Que pensez-vous des Femen ?

Au début j’étais très embêtée, et pas forcément convaincue du mode d’action choisi, qui me semblait pertinent en Ukraine mais beaucoup moins en France. Il y a cependant eu beaucoup d’autres mouvements dans le même genre – qui perdurent encore aujourd’hui d’ailleurs, comme les marches des salopes, où des filles viennent manifester à moitié nues dans la rue. Le débat sur l’instrumentalisation politique et médiatique du corps traverse le mouvement féministe depuis toujours. On peut les attaquer en disant que l’utilisation racoleuse qu’elles font de leur corps est le signe d’un assujettissement aux normes patriarcales – d’autant plus qu’il s’agit presque exclusivement de jolies femmes.

Mais en regardant de plus près et en écoutant leur discours, on voit qu’elles portent quand même un message politique. Et on peut se dire qu’il s’agit après tout d’un mode d’action comme un autre. À une certaine époque, les féministes brûlaient des soutiens-gorge dans les rues et pratiquaient des avortements en public. La transgression fait partie de cette culture militante. On s’est outré de l’action récente des Femens à Notre-Dame de Paris, mais c’était monnaie courante dans les années 1970.

Ce qui me fatigue surtout c’est la capacité qu’ont les divers courants féministes à se monter les uns contre les autres. Évidemment, leur dernière action devant la mosquée de Paris était idiote. Elle traduit d’abord une méconnaissance du monde musulman en France : s’il y a un endroit où on trouve un islam modéré, un islam qui n’est pas politique, c’est bien à la mosquée de Paris. Il ne faut surtout pas rentrer dans le discours ambiant islamophobe. Bref, elles ont fait l’erreur de croire qu’elles pouvaient décalquer partout ce qu’elles vivaient en Ukraine.

Pour autant, leur discours sur la religion est important : il ne faut pas oublier que l’Église a été et reste une institution qui opprime les femmes et leur corps au profit d’une vision étroitement patriarcale. Le plus farouche opposant à la contraception et l’avortement aujourd’hui reste l’Église. Or, dans notre État supposé laïc, il est affolant de voir la reconnaissance politique et médiatique – y compris sur les chaînes de service public – dont elle bénéficie toujours aujourd’hui ; je pense par exemple aux semaines que nous venons de vivre concernant le pape.

Le féminisme est-il un combat social ou sociétal ? Cette distinction a-t-elle un sens ?

C’est un combat indissociable de la lutte des classes comme il est indissociable de la lutte anti-rasciste : le patriarcat, comme le capitalisme, comme le racisme sont des systèmes de domination qui visent l’exploitation d’un groupe par un autre. Et ces modes de domination ne s’opposent pas mais au contraire se croisent et se renforcent. On s’aperçoit qu’on a testé sur les femmes toutes les variables d’ajustement du marché de l’emploi : intérim, temps partiel, flexibilité… tout ce qui va être généralisé par l’ANI. Quand on bataille pour le partage des richesses, on se bat nécessairement pour l’égalité hommes-femmes.

Les femmes qui parviennent à percer le plafond de verre ont la possibilité de le faire grâce au travail précaire des femmes migrantes qui gardent les enfants et font le ménage. De même, quand on ferme les services publics d’aide aux personnes âgées, qui est d’abord touché ? Les femmes, parce que c’est le rôle que leur assigne la société. C’est la femme qui arrêtera son job pour s’occuper de papy ou mamie, parce que de toute façon elle subit une inégalité salariale qui fait qu’elle gagne moins que son conjoint.

On ne peut donc pas signer des tribunes pour la parité dans le conseil constitutionnel (à laquelle je souscris) et ne pas s’attaquer aux racines économiques de la misère, comme le fait Madame Bachelot, qui se donne des brevets en féminisme à bon compte. Le féminisme est une cohérence politique d’ensemble, pas un segment.

Vous avez été membre du PS pendant longtemps : comment réagissez-vous à l’affaire Cahuzac ?

Je suis à la fois horrifiée et malheureusement pas surprise. J’ai passé 10 ans au PS, je connais bien ce parti. Pour moi, ça fait bien longtemps que la direction de ce parti est déconnectée, qu’elle a perdu pied, qu’elle s’est éloignée du peuple et du mouvement social et qu’elle se comporte comme une petite oligarchie qui n’a aucune notion de ce qu’est la vraie vie des gens, et qui à part pour s’entraider, gérer la carrière des uns et des autres, n’a plus de vocation et de fond politique. Je l’avoue : quand j’ai entendu Cahuzac dire à Mélenchon sur le plateau de Mots croisés qu’il n’avait « jamais cru à la lutte des classes », alors que j’avais été dans le même parti que ce mec-là, j’en ai chialé de colère. Une vraie haine de classe pour le coup !

Toutes ces affaires dégoûtent les gens de la politique, alors qu’on est des milliers de militants en France à défendre d’autres idées de la politique. Ces gens qui la pourrissent, il faut qu’ils dégagent, il faut qu’ils s’en aillent.


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