Comment une Inquisition moderne, avec l’aide du pape François, réprima le mouvement de protection des pauvres

vendredi 19 avril 2013.
 

NDLR - Article de George Monbiot publié dans le Guardian, le 18 mars 2013, sous le titre “Péchés cardinaux” et traduit de l’anglais par Hervé Le Gall

« Lorsque je donne aux pauvres de la nourriture, on me donne le nom de saint. Lorsque je cherche à connaître les raisons de leur pauvreté, on me donne celui de communiste ». Ainsi s’exprimait l’archevêque brésilien Dom Hélder Câmara. Son adage met en lumière, d’une part l’une des principales lignes de faille à l’intérieur de l’Église Catholique, d’autre part la vacuité du discours papal, lorsqu’il prétend se trouver du côté des pauvres.

Les individus les plus courageux que j’ai rencontrés étaient tous des prêtres catholiques. Lorsque mon travail m’amena, d’abord en Papouasie Occidentale (1), puis au Brésil, j’y fis la connaissance d’hommes prêts à risquer leur vie autant de fois qu’il le faudrait, pour protéger celles des autres. Le jour où je frappai pour la première fois à la porte de la confrérie de Bacabal, qui se situe dans l’état brésilien du Maranhão, le prêtre qui l’ouvrit pensa qu’on m’avait envoyé pour le tuer. Il avait reçu, le matin même, la dernière d’une série de menaces de mort que le syndicat des propriétaires de ranchs de la région lui avait envoyées.

À l’intérieur de la confrérie, des paysans s’étaient regroupés, certains en pleurs, d’autres tremblants, des coups de crosses de fusils avaient couvert leurs corps d’ecchymoses et leurs poignets brûlés portaient la marque de cordes. Ils faisaient partie des milliers de personnes que les prêtres essayaient de protéger, au moment où des propriétaires avides d’expansion, soutenus par la police, les politiciens de la région, et un système judiciaire corrompu, incendiaient leurs maisons, les chassaient de leurs terres, et torturaient, ou tuaient, ceux qui résistaient.

J’appris quelque chose de la peur dans laquelle ces prêtres vivaient, le jour où la police militaire me tabassa, avant d’être tout près de m’exécuter (2). Mais contrairement à eux, je pus poursuivre mon chemin. Eux restèrent, afin de défendre ceux dont la lutte pour conserver leur terre était souvent une question de vie ou de mort : une expulsion était synonyme de malnutrition, maladie, puis d’assassinat dans un bidonville, ou une mine d’or.

Les prêtres appartenaient à un mouvement qui s’était propagé à travers l’Amérique Latine, à la suite de la publication en 1971 du livre de Gustavo Gutierrez, Une Théologie de la Libération. Les théologiens de la libération ne se contentaient pas de s’interposer entre les pauvres et les tueurs, ils mobilisaient également leurs ouailles afin qu’elles résistent aux expropriations, connaissent leurs droits, et perçoivent leur lutte comme un moment d’une longue histoire de résistance, que les Israélites initièrent lorsqu’ils s’enfuirent d’Égypte.

En 1989, à l’époque où je me joignis à eux, sept prêtres brésiliens avaient été assassinés. L’archevêque de San Salvador, Óscar Romero, avait été tué par balles, de nombreux autres, sur tout le continent avaient été arrêtés, torturés, exécutés.

Mais les dictateurs, les propriétaires, la police, les tueurs à gages, n’étaient pas leurs seuls ennemis. Sept ans après ma première mission là-bas, je repris la route de Bacabal, pour y rencontrer le prêtre qui avait ouvert la porte (3). Il ne put me parler. On l’avait réduit au silence, au cours de la grande purge de voix dissidentes à laquelle l’Église avait procédé. Des ânes guidaient les lions de Dieu. Les paysans avaient perdu leur protection.

C’est la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (un corps que l’on connaissait auparavant sous le nom d’Inquisition) qui lança l’assaut en 1984, lorsqu’elle publia un document rédigé par l’homme qui la dirigeait : Joseph Ratzinger, qui devint par la suite le pape Benoît XVI. Il dénonçait « les déviations, et risques de déviation », de la théologie de la libération (il ne niait pas ce qu’il appelait « la confiscation de la quasi-totalité des richesses par une oligarchie de propriétaires … les dictateurs militaires, qui bafouent les droits humains élémentaires [ainsi que] les pratiques sauvages de certains détenteurs de capitaux étrangers » en Amérique Latine. Mais il insistait sur le fait que « c’est de Dieu seul que l’on peut attendre le salut, la guérison. Dieu, pas l’homme, a le pouvoir de changer les situations de souffrance ».

La seule solution qu’il proposait, consistait à conseiller aux prêtres de convertir les dictateurs et leurs tueurs à gages, à l’amour du prochain, ainsi qu’à l’entraînement à la maîtrise de soi. « Ce n’est qu’en faisant appel au « potentiel moral » de la personne, et au besoin permanent de conversion intérieure, que le changement social se réalisera … » (5). J’ai la certitude que les généraux, comme leurs escadrons de la mort, en tremblaient dans leurs bottes.

Cela dit, Ratzinger, qui vivait cloîtré au Vatican, pouvait-il au moins invoquer pour se défendre sa méconnaissance de ce qu’il contribuait à détruire. Au cours de l’inquisition, qui se déroulait à Rome, de l’une des figures de proue de la libération, le père Leonardo Boff, l’archevêque de São Paulo invita Ratzinger à venir constater par lui-même la situation des pauvres du Brésil. Il refusa – avant de dépouiller l’archevêque de la plus grande partie de son diocèse (6). Son ignorance était délibérée. Mais le nouveau Pape ne peut même pas se prévaloir de cette excuse.

Le Pape François connaissait le visage de la pauvreté, comme celui de l’oppression : plusieurs fois par an, il célébrait la messe dans le bidonville 21-24 de Buenos Aires (7). Pourtant, en tant que chef des Jésuites en Argentine, il dénonça la théologie de la libération, insistant pour que les prêtres qui cherchaient à défendre et mobiliser les pauvres déménagent des bidonvilles, et mettent un terme à leurs activités politiques (8,9,10,11).

Il soutient aujourd’hui qu’il « voudrait une église pauvre, pour les pauvres ». (12) Mais cela signifie-t-il donner aux pauvres de la nourriture, ou également chercher à connaître les raisons de leur pauvreté ? Les dictatures d’Amérique Latine ont mené une guerre contre les pauvres, qui s’est poursuivie en de nombreux endroits après l’effondrement de ces gouvernements. Au cours de cette guerre, des factions différentes de l’Église Catholique choisirent des camps opposés. Quelles que furent les intentions réelles de ceux qui agressèrent, réprimèrent la théologie de la libération, ils étaient les alliés objectifs des tyrans, des créanciers esclavagistes, des accapareurs de terres, des escadrons de la mort.

Aussi ostentatoire que soit son humilité, c’est leur camp que le pape François avait choisi.

NOTES

1. George Monbiot, 1989. Poisoned Arrows : an investigative journey through Indonesia. Michael Joseph, London.

2. L’histoire complèe est à lire dans George Monbiot, 1991. Amazon Watershed : the new environmental investigation. Michael Joseph, London.

3. http://www.monbiot.com/1996/07/09/h...

4. Joseph, Cardinal Ratzinger, 1984. Instruction on Certain Aspects of the “Theology of Liberation” Congregation for the Doctrine of the Faith

http://www.vatican.va/roman_curia/c...

5. Joseph, Cardinal Ratzinger ; voir ci-dessus.

6. Jan Rocha, August 2004 . Justice vs Vatican. New Internationalist magazine. http://newint.org/features/2004/08/...

7. http://www.guardian.co.uk/world/201...

8. http://www.democracynow.org/2013/3/...

9. http://www.guardian.co.uk/world/201...

10. http://www.guardian.co.uk/world/201...

11. http://ncronline.org/blogs/ncr-toda...


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