Le PCF et l’eurocommunisme : l’ultime rendez-vous manqué ?

vendredi 1er février 2013.
 

Au mitan des années 1970, le PCF participe d’un bref « moment » eurocommuniste. Une perspective nouvelle, détachée de Moscou et ancrée dans la démocratie. Mais qui s’interrompt brutalement, laissant place à un raidissement identitaire fatal au parti.

Par Fabien Escalona

Jeudi 3 juin 1976, environ 60 000 personnes sont massées à la porte de Pantin, à Paris. Le rassemblement, organisé par le Parti communiste français (PCF) en soutien au Parti communiste italien (PCI), a été annoncé dans Paris et la « banlieue rouge » par des grands portraits de leurs secrétaires généraux, Georges Marchais et Enrico Berlinguer. Les deux hommes, dont le second mène une campagne électorale de l’autre côté des Alpes, partagent la tribune. Ils sont alors engagés dans des stratégies de rénovation et d’ouverture de leurs partis respectifs.

De son côté, le PCF est partie prenante d’une Union de la gauche avec le PS d’Épinay. Celle-ci s’est concrétisée par la signature d’un programme commun en juin 1972, et par le soutien à la candidature présidentielle de François Mitterrand en 1974. La base militante du parti s’accroît en taille, tandis que sa composition se féminise, se rajeunit et s’ouvre davantage aux milieux non ouvriers. Le PCI, lui aussi en croissance, vient pour sa part d’accomplir le tournant du « compromis historique ». Celui-ci consiste en une main tendue vers la Démocratie chrétienne, c’est-à-dire l’autre grand parti appuyé sur des masses populaires.

Comme dans le cas français, le geste est justifié par la volonté d’un accès démocratique au pouvoir. Il est également nourri par la volonté, même en cas de majorité électorale, d’éviter un affrontement violent entre deux blocs antagonistes. Le spectre du coup d’État de Pinochet au Chili, perpétré en septembre 1973 contre une expérience de socialisme démocratique, plane sur les acteurs de l’époque.

La proximité affichée entre Marchais et Berlinguer s’inscrit par ailleurs dans une suite de rencontres entre dirigeants du communisme européen, lors desquelles plusieurs partis – dont le PCF, le PCI et le PC d’Espagne (PCE) – se distinguent d’autres formations nettement alignées sur l’Union soviétique. Il y a eu la conférence des PC des pays capitalistes en 1974, durant laquelle des divergences ont été publiquement exprimées. À la fin juin 1976, peu après le meeting parisien, une conférence des PC européens se tient à Berlin, qui fait écrire à Jacques Amalric dans Le Monde que « ce qu’on appelle le mouvement communiste international ne sera jamais plus ce qu’il était ».

Santiago Carrillo, le secrétaire général du PCE, y déclare sans ménagement que Moscou n’est plus « la Rome » des communistes, devenus adultes : « Nous, communistes, n’avons aujourd’hui aucun centre dirigeant, aucune discipline internationale qui s’imposent à nous. » Affirmant la pertinence de compromis avec d’autres forces politiques – car « [les communistes] ne prétend[ent] pas être les seuls à défendre les intérêts des peuples », il regrette aussi la négligence dont les « libertés formelles » ont fait l’objet. Nous sommes alors huit ans après la répression du Printemps de Prague, lorsque l’URSS a écrasé de ses chars une tentative de libéralisation du régime tchécoslovaque, visant à édifier un « socialisme à visage humain ». Même les communistes français, pourtant très orthodoxes en comparaison des Italiens, avaient réprouvé l’usage de la force, dans une prise de distance inédite.

Enfin, en mars 1977 à Madrid, une rencontre entre Berlinguer, Marchais et Carrillo fait l’objet d’une mise en scène soignée. Elle restera à la postérité comme le « sommet de l’eurocommunisme ». Le terme, désormais largement en circulation, a été endossé positivement par Berlinguer pour la première fois au meeting de la porte de Pantin. À la foule présente, il expose : « Ce n’est pas nous, ni vous, camarades français, qui avons forgé le terme d’eurocommunisme […]. Mais le fait même que ce terme circule aussi largement dans la presse internationale, et qu’il soulève dans des camps si différents tant d’espoirs et tant d’interrogations, est un signe clair de l’intérêt avec lequel on considère nos deux partis, leurs positions et leurs initiatives. »

L’eurocommunisme n’a jamais constitué une doctrine ou un mouvement unifié, et son préfixe même n’est guère approprié. Comme le relève Laurent Lévy dans la revue en ligne Contretemps, on peut ranger sous ce label « les partis communistes du Japon, d’Australie ou du Mexique, mais pas ceux de RFA [l’ex-Allemagne de l’Ouest – ndlr] ou du Portugal – et moins encore ceux des pays européens de l’Est… Et même pour les partis communistes européens que l’on peut désigner ainsi, leurs points d’accord portent sur bien des choses, mais précisément pas sur la question européenne ».

L’orientation eurocommuniste consiste effectivement en deux piliers, que rien n’attache par nature aux seuls PC ouest-européens : d’une part, un attachement proclamé à la démocratie et aux libertés ; d’autre part, une affirmation d’autonomie vis-à-vis de Moscou. « On vit alors la fin de la logique de l’Internationale communiste, confirme Pascal Delwit, professeur de science politique à l’université de Bruxelles et auteur d’une vaste fresque sur Les Gauches radicales en Europe. Ce n’est pas nouveau, mais cela s’exprime dans une séquence post-68, lors de laquelle l’image de l’URSS est très endommagée. »

Cinquante ans après Tours puis l’homogénéisation des « premiers communismes » européens, c’est comme si une nouvelle brèche des possibles s’ouvrait. Là où les spécificités et les compromis internes de chaque parti avaient été violentés pour correspondre à un schéma et à des intérêts essentiellement soviétiques, ce sont désormais les « voies nationales » vers le socialisme qui sont exaltées. Berlinguer l’exprime clairement sous le grand auvent des abattoirs de la Villette : « Nous, et vous, avons affirmé qu’il n’y a point de modèles de socialisme à imiter. Dans chaque pays, le mouvement ouvrier doit chercher sa voie, qui est nécessairement différente de celle d’autres pays. Ce qui implique également la reconnaissance et l’affirmation de la pleine indépendance de chacun des partis communistes. »

Il ne s’agit pas de la résurgence des dissidences écrasées pendant les années 1920 – encore moins de celles de gauche, syndicalistes révolutionnaires ou conseillistes. Selon Pascal Delwit, « l’eurocommunisme se développe sur fond d’une certaine impuissance. Les protagonistes prennent acte d’une forme d’épuisement de l’idée de révolution ». On n’assiste pas non plus à la résurgence d’un internationalisme enfin équilibré, entre partenaires égaux. Les asymétries de « l’internationalisme prolétarien », en réalité patronné par l’Union soviétique, sont combattues au nom de spécificités nationales. Or celles-ci ne s’articulent ni ne se retrouvent autour d’aucun autre centre ni instance de coordination pérenne.

Il n’en reste pas moins qu’une troisième voie se cherche entre l’héritage social-démocrate et l’héritage léniniste. Le fait le plus remarquable de cette quête stratégique, pointe l’ex-communiste Roger Martelli, réside dans son caractère simultané et global. « Pour la première fois, détaille le directeur de publication de Regards, l’eurocommunisme est une tentative d’alternative au modèle soviétique qui ne vient pas de la périphérie mais de l’intérieur des citadelles du capital. Elle s’exprime au cœur du système dominant. »

Le rôle de Jean Kanapa

En France, l’un des promoteurs les plus influents de l’orientation eurocommuniste au sein du PCF s’appelle Jean Kanapa. Le nouveau secrétaire général Georges Marchais, qui prend ses responsabilités au début des années 1970, s’appuie sur lui pour tout ce qui a trait aux affaires extérieures.

L’homme avait d’autant mieux compris le sens du Printemps de Prague, qu’il y avait été envoyé de 1958 à 1963, comme représentant du PCF auprès de La Nouvelle Revue internationale, un organe de liaison des partis communistes. À la suite de cet événement, il a joué un grand rôle dans la rédaction du « Manifeste de Champigny ». Ce texte, résume Laurent Lévy, « définit une stratégie fondée sur la conquête pacifique du pouvoir, dans le cadre d’alliances avec d’autres formations de gauche, pour la mise en place d’une “démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme” ».

Dans la même veine, et dans un contexte où la direction du PCF proteste de son attachement aux libertés publiques et individuelles, fût-ce en déplorant la situation en URSS, Kanapa participe à l’écriture du Défi démocratique, publié par Marchais en 1973. Trois ans plus tard, dans un article sur les caractéristiques de l’eurocommunisme, il écrit que « la démocratie est devenue aujourd’hui le terrain principal du combat de classe, du combat révolutionnaire pour la transformation de la société ».

Artisan du rapprochement avec le PCI de Berlinguer durant toute cette période, Kanapa pèse enfin dans l’orientation du XXIIe congrès de février 1976. Le caractère autonome, pacifique et démocratique de la conquête du pouvoir y est affirmé, notamment sous l’expression d’un « socialisme aux couleurs de la France ». Peu de temps avant, Georges Marchais a d’ailleurs annoncé la disparition de toute référence à la « dictature du prolétariat ».

La trajectoire antérieure de Kanapa ne laissait pas présager un tel rôle. Adhérent du PCF à la Libération, il devient en effet l’un des relais les plus zélés du « réalisme socialiste » forgé en URSS. À la tête de la revue La Nouvelle Critique, il fait passer tout travail intellectuel un tant soit peu original sous le tamis de la ligne officielle, n’hésitant pas à réécrire lui-même les contributions qu’il reçoit. Peu à peu déstabilisé par les révélations sur le stalinisme et ce qu’il apprend de ses séjours dans des pays communistes, il en vient à incarner l’aile la plus critique des Soviétiques auprès de Marchais.

Dans la seconde moitié des années 1970, explique le politiste Nicolas Azam, auteur du PCF confronté à « l’Europe » (Dalloz, 2017), « deux interprétations se font face à propos du fait que l’Union de la gauche ne profite pas assez au PCF. Pour certains, la raison en serait que les électeurs ne sont plus capables de distinguer entre le PS et le PCF à cause du programme commun. Pour d’autres, dont Kanapa, la raison résiderait plutôt dans la trop mauvaise image de l’URSS, qui déteint sur les communistes français. Il se trouve que Georges Marchais donne un peu raison aux uns et aux autres alternativement. Or, Kanapa meurt en 1978, ce qui va créer un gros vide ».

De fait, le raidissement identitaire qui s’enclenche alors va dilapider les acquis de l’ouverture précédemment menée.


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