Comment la gauche a largué les ouvriers

vendredi 18 janvier 2013.
 

De l’abandon au mépris, c’est un bon titre pour raconter comment le PS a tout fait pour que la classe ouvrière n’aille pas au paradis. Sur ce sujet douloureux, notre collaborateur Bertrand Rothé a écrit un livre simple, direct, efficace, construit comme un documentaire de Dziga Vertov (1896-1954), mêlant coupures de presse et études approfondies, pour nous remettre en mémoire l’histoire du « réalisme de gauche », cette maladie infantile des modernisateurs qui rognent sur l’idéal pour ne plus avoir à se soucier de la justice sociale et pour renvoyer le peuple dans les cordes.

Il a écrit un livre sur la traîtrise de cette « gauche divine » qui, en deux générations à peine, est passée, comme disait avec humour Jean Baudrillard, de « la lutte enchantée à la flûte finale ». Car il aura fallu jouer bien des airs pour en arriver à trahir à ce point la classe ouvrière et à se mettre à dos les classes populaires – qui, contrairement à une idée reçue, ne sont pas majoritaires au sein de l’électorat FN –, pour être sûr de ne pas désespérer Bruxelles et les actionnaires des firmes mondialisées.

Bertrand Rothé pratique avec tact cet art de la superposition. Il fait converger les éléments factuels, les fermetures d’usines depuis le 10 mai 1981, par exemple, avec les choix stratégiques des hiérarques socialistes, sans oublier la cohorte d’intellectuels, d’économistes, de communicants – Alain Touraine, Michel Wieviorka, Daniel Cohen, pour ne citer qu’eux –, qui ont laissé croire que la désindustrialisation de la France était inéluctable, avant que le ministre du Redressement productif n’affirme le contraire. Aussi est-ce avec un certain vague à l’âme que l’on referme son livre en gardant à l’esprit les noms de la Chiers dans les Ardennes, Vilvorde, Lejaby, Cellatex, et maintenant Florange et PSA, comme autant de symboles d’un monde ouvrier déchu, trahi par les siens, cette gauche sans le peuple, incapable de gouverner avec lui, mais qui se fait simplement élire encore grâce à lui en 2012. Jusqu’à quand ?

Philippe Petit

EXTRAITS

Vilvorde, le point de rupture

L’histoire commence alors que le Parti socialiste est encore dans l’opposition. En février 1997, Renault annonce la fermeture de son usine de Vilvorde, en Belgique. L’événement est très médiatisé. « Trois mille travailleurs... jetés à la rue », « Renault Vilvorde l’intolérable », titre le Soir de Bruxelles. Dès le lendemain, la presse française emboîte le pas. Le Monde lui consacre 43 articles entre mars et juin, Libération, un peu plus. Il faut dire que Louis Schweitzer, l’ancien directeur de cabinet de Laurent Fabius devenu le patron de la Régie, ne fait pas dans la dentelle (l’homme dont l’actuel gouvernement aurait souhaité qu’il représente l’Etat chez PSA...). Quelques jours après l’annonce de la fermeture de l’usine belge, il remet le couvert : 3 000 suppressions de postes en France.

La réaction du premier secrétaire du PS est instantanée. Lionel Jospin, en charge de l’opposition, demande que l’entreprise et le gouvernement reconsidèrent leurs positions. Cette décision est « financièrement, industriellement et socialement aberrante, alors que le groupe Renault a récemment investi 1,4 milliard de francs [210 millions d’euros] dans la modernisation » de l’usine belge. Se rend-il compte que ses déclarations vont l’engager, pour ne pas dire l’obliger ? Le PS a besoin de renforcer son ancrage à gauche pour les prochaines batailles électorales. Lionel Jospin décide donc de mouiller sa chemise. Le 16 mars, il participe à la manifestation européenne pour l’emploi à Bruxelles. « On a été trop loin dans le sens du libéralisme. On prend en compte les contraintes économiques et on oublie les contraintes sociales... Il faut faire une place au social dans la bataille économique que l’Europe doit conduire », déclare-t-il à la télé.

Pendant la campagne législative qui se déclenche donc inopinément, Lionel Jospin ne renie pas son discours ni sa manifestation bruxelloise. Il va même plus loin. Le 29 mai, lors de son dernier meeting à Lille, il reçoit une délégation syndicale et lui répète : « En tant qu’actionnaire de Renault, les représentants de l’Etat au conseil d’administration exigeraient que d’autres mesures soient envisagées, étudiées et préparées, pour résoudre les difficultés qui peuvent exister en matière de coût de production de l’usine de Vilvorde. » Voilà qui fait chaud au cœur du monde ouvrier. Pourtant, à bien écouter, les mots ont déjà changé. Comme à chaque fois, les ouvriers espèrent. C’est tellement humain. Ils se répètent les arguments suivants :

Le PS n’osera jamais abandonner les ouvriers de Renault. Les syndicats se rappellent les grands discours historiques : « La forteresse ouvrière », « Renault, vitrine sociale », « Il ne faut pas désespérer Billancourt ».

Le PS n’osera jamais abandonner les ouvriers de Renault. D’autant plus qu’en 1994 la droite a commencé à privatiser la Régie.

Le PS n’osera jamais abandonner les ouvriers de Renault. C’est pour le PS le moyen d’affirmer son nouvel engagement. De montrer qu’il a su tenir compte de ses erreurs passées.

Le PS n’osera jamais abandonner les ouvriers de Renault. Car l’Etat a encore les moyens d’intervenir sur cette décision. C’est un actionnaire important. Avec 44,2 % du capital de l’entreprise, ses voix associées à celles des salariés lui donnent le pouvoir de refuser la fermeture de l’usine belge.

L’engagement ne dure que le temps de l’élection. Quelques jours après la victoire, le 6 juin, le ton change. Le nouveau Premier ministre est en Suède, à Malmö, où il assiste à une réunion des socialistes européens : « J’ai une sensibilité en tant que responsable politique, mais je ne peux pas apporter une réponse à une question industrielle. » Il bisse le lendemain en Belgique. Le nouveau chef du gouvernement fait savoir à son homologue belge que, « sur le dossier Vilvorde, ce n’est pas le gouvernement français qui décide ». La messe est dite.

C’est fini, mais il faut bien y mettre les formes. Quelques jours plus tard, à la demande du gouvernement, le président de Renault nomme une mission pour proposer des alternatives à la fermeture pure et simple. La stratégie du gouvernement socialiste est claire : il faut faire durer l’espoir jusqu’aux vacances. Comme par hasard, l’expert remet son rapport le jour des départs, un samedi qui plus est. Le conseil d’administration tranche. Il confirme : Vilvorde doit fermer. Le gouvernement s’abstient de tout commentaire. Seule Martine Aubry, « en tant que ministre de l’Emploi », s’engage à « regarder la qualité du plan social ». Fermez le ban.

Pour compenser, sans doute, le gouvernement annonce, le 1er juillet, une augmentation du Smic de 4 %. Une invitation à faire le deuil de 6 000 emplois en France et en Belgique.

Que s’est-il passé pour que le Premier ministre se plie si rapidement au « réalisme de gauche » ? Personne ne croit que le dossier était à ce point avancé qu’on ne puisse « revenir en arrière sur un plan industriel », comme tenta de le faire croire Lionel Jospin.

DSK entre en scène

La réponse se trouve du côté de Bercy et de la conversion de DSK, ministre de l’Economie, aux privatisations. Dans ce domaine, les ambitions du gouvernement deviennent rapidement très importantes, voire énormes, et pour cela il lui faut des investisseurs. Or les temps ont changé depuis le début des années 90, la mondialisation financière est en marche ; 30 % des actionnaires de Renault sont étrangers, il s’agit essentiellement des fonds de pension, dont Templeton Global Investment, l’un des monstres américains. Ces institutions financières ne souhaitent pas que les gouvernements se mêlent de la gestion des entreprises. Ils le font savoir immédiatement.

Pas besoin de diplomates, ni d’ambassadeurs, ni de discours, et encore moins d’un dessin : le lendemain de l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon, l’action Renault perd 21 % de sa valeur. Les premiers de la classe qui entourent DSK comprennent instantanément. L’information remonte dans l’heure à Matignon... « Sur le dossier Vilvorde, ce n’est pas le gouvernement français qui décide. » En d’autres mots, il ne faut pas se fâcher avec ceux qui détiennent le pouvoir, le vrai. Templeton se montre magnanime. Le gouvernement a plié, il a droit à une récompense.

Le 1er août, le fonds annonce que sa participation a franchi les 5 % chez Renault. Un investissement judicieux et fructueux puisque, en 2008, le constructeur au losange annonce un bénéfice de 8,8 milliards de francs (1,34 million d’euros), le deuxième plus gros de son histoire. Le fonds participera ensuite aux privatisations, tout à son bénéfice.

Entre le PS et la classe ouvrière, il y aura désormais un avant et un après Vilvorde.

La fermeture de Vilvorde doit beaucoup à l’Europe. Le gouvernement socialiste décide de continuer les privatisations parce qu’il s’est très vite aperçu que la conjoncture économique ne lui permettra pas de tenir les engagements de Maastricht. Son soutien aux actionnaires et à l’Europe se mesure également à la baisse de la fiscalité des sociétés. Moins pour l’Etat, plus pour les fonds. Du sarkozysme avant l’heure, on l’a trop oublié. DSK va ainsi tenter de réduire les prélèvements obligatoires sur les stock-options, au prétexte d’éviter le départ des sièges sociaux. Le ministre des Finances veut revenir sur une décision d’Alain Juppé, qui avait augmenté leur fiscalité, la jugeant beaucoup trop faible. Le ministre socialiste propose de baisser l’impôt sur les plus-values de 40 à 26 %. En prime, les heureux propriétaires auront le droit de jouir de cette fiscalité ultra-avantageuse au bout de trois ans, contre cinq ans précédemment. Un vrai jackpot pour les managers. Mais trop, c’est trop. Les communistes et les écologistes protestent. Pour finir, un amendement socialiste envisage d’augmenter le taux d’imposition à 54 %, c’est-à-dire de revenir à une fiscalité de droit commun. Face à cette offensive, DSK retire son projet. Au Medef, on ne lui en veut pas trop, bien au contraire : « Il est infiniment plus libéral qu’Arthuis et plus pragmatique que Madelin. »

C’est compliqué, une usine

Retrouver un travail, qu’ils disent ! Mais, même pour les ouvriers sans qualification, c’est difficile. C’est compliqué, une usine. Un outil mal placé : deux fractions de seconde perdues. Avec son talent, Robert Linhart le met en mots : « Là, j’inonde le métal d’étain pour avoir tenu le chalumeau trop près du bâton et trop longtemps. [...] Là, je ne mets pas assez d’étain et la palette fait réapparaître la fissure qu’il fallait recouvrir. [...] Je m’embrouille dans l’ordre des opérations : il faut mettre les gants pour le coup de chalumeau, les enlever pour le coup de palette, ne pas toucher l’étain brûlant à mains nues, tenir le bâton de la main gauche, le chalumeau de la main droite, la palette de la main droite, les gants qu’on vient d’enlever dans la main gauche, avec l’étain. » Il ne faut pas « couler » la chaîne.

Et le vocabulaire ! C’est complexe, une usine. « Tu me gerbes cinq caisses au HN1. » Comment fait-on quand on ne sait pas ce que cela signifie ? Qu’est-ce que c’est qu’une caisse ? Et où est le HN1 ? Et cela sans compter les apprentissages sociaux.

La plupart des camarades sont fiables, d’autres moins, quelques-uns pas du tout. Auquel puis-je me confier ? Comment le chef d’équipe va-t-il réagir à mes problèmes de prostate ? Le chef d’équipe « fait beaucoup de bruit, mais ce n’est pas le mauvais gars. Ce qu’il y a, c’est qu’il a peur de Gravier, le contremaître ».

« De l’abandon au mépris », Le Seuil, 264 p., 19,50 €.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message