L’Algérie et la France : colonisation et repentance

vendredi 21 décembre 2012.
 

Il est une constante de l’histoire de l’humanité : l’installation, par la violence, de peuples agressifs et prédateurs sur les territoires de populations vaincues. De telles intrusions au sein d’une population déjà établie, laquelle devant alors s’effacer au profit des nouveaux venus, relèveraient même d’une pulsion biologique inhérente à tous les êtres vivants. Nul ne songe, et certainement pas les conquérants eux-mêmes, à se poser la question de savoir s’il est légitime ou non de s’accaparer des terres appartenant à d’autres, surtout quand ces « autres » sont des indigènes, c’est-à-dire, une catégorie automatiquement frappée du sceau de l’infériorité.

L’histoire de l’espèce humaine foisonne également de massacres de masse et de génocides. Certes, les plus proches de nous choquent notre conscience en ce qu’ils furent commis en violation de principes humanistes universellement admis depuis la Renaissance européenne, les Lumières et la sacralisation des droits humains, née des révolutions anglaise (Bill of Rights, 1689) et française (Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen, 1789). Comme la colonisation qui leur a donné naissance, les atrocités qu’ont fait subir des hommes à d’autres hommes, sont du domaine de l’histoire même si la mémoire en garde des cicatrices encore vives. Ce qui, en vérité, pèse plus lourdement dans la mémoire algérienne, c’est autre chose. C’est le fait — plus encore dans l’Afrique subsaharienne — que la colonisation se soit imposée comme un système de domination poussée jusqu’à la « réification » des autochtones. Alors que dans une Europe baignée des Lumières, l’intelligentsia saint simonienne prétendait s’engager dans « une association avec le vaincu, qui lui soit, en définitive, aussi avantageuse qu’au vainqueur », la domination coloniale s’était au contraire imposée comme « l’une des oppressions majeures de notre temps », selon la formule d’Albert Memmi. Telle était la spécificité du colonialisme, qui fait de « la présence française en Algérie », tout autre chose que ces banals mouvements migratoires si familiers de l’histoire humaine.

Alors s’agit-il ici de faire le procès du colonialisme et de la colonisation ? Non bien évidemment, car c’est déjà fait. A l’inverse, il serait vain de rechercher dans le « viol à main armée » d’un peuple, dans sa soumission brutale par la force conjuguée des armes et des lois, de quelconques philanthropie et noblesse de dessein, comme le fait accroire encore la rhétorique de « l’intention civilisatrice ». Même les exécuteurs des « hautes œuvres » coloniales, ces fanfarons de l’infâme, n’y voyaient eux-mêmes que « compression », « répression » et même parfois « extermination » dont ils tiraient souvent panache et gloire.

Il ne s’agit pas non plus, pour les Algériens, de demander une quelconque réparation. Ce serait dérisoire. Car la saignée démographique, les souffrances incommensurables, l’abaissement et les humiliations subies, sont « irréparables », pour reprendre le mot d’Aimé Césaire. Que répondre alors aux promoteurs de la loi négationniste du 23 février 2005 à tous ceux qui assènent sans vergogne que la colonisation a joué un « rôle positif » en apportant aux colonisés le progrès et les « bienfaits » de la civilisation ? Que cela relève du cynisme de ce violeur qui légitime son crime en soutenant, sûr de sa suprématie machiste, que sa victime a pris du plaisir. Quand un enfant naît d’un crime horrible et inexpiable, on fait avec. Mais nul n’oserait avancer ou même imaginer que l’acte abominable qui lui a donné naissance, ait pu « jouer un rôle positif » ou qu’il ait été, d’une quelconque façon, pourvoyeur de « bienfaits ».

Et que penser de cette comptabilité obscène qui consiste à faire un bilan de la colonisation comme si celle-ci était le passage obligé pour inonder les peuples dits « sauvages » des bienfaits et des progrès d’une civilisation décrétée une fois pour toutes comme norme supérieure et universelle ? A supposer que « les nations inférieures » n’aient pas eu les capacités de produire leurs propres progrès et que l’intention civilisatrice du colonisateur ait été sincère, n’y avait-il pas d’autres moyens que l’horreur dévastatrice d’une conquête militaire ? « Je me demande pourquoi mon pays doit être ébranlé dans tous ses fondements et frappé dans tous ses principes de vitalité… par une armée… qui ne cherche qu’à introduire la civilisation », écrivait en 1833, déjà, Hamdan Khodja, dernier secrétaire du gouvernement d’Alger.

Entrons, cependant, dans ce raisonnement et poursuivons la logique « du rôle positif » jusqu’à ses retranchements. Comme les colonialistes d’hier, les « révisionnistes » d’aujourd’hui clament que ce ne fut pas si noir, que la colonisation a mis l’Algérie sur la voie de la modernité économique. L’Algérie, sans la colonisation, serait donc restée figée pendant plus d’un siècle dans sa situation de 1830 ! Soit. Rappelons que cette « modernisation » à la hussarde que lui impose la colonisation s’est faite au bénéfice des colons et au détriment d’une population autochtone massivement dépossédée de sa terre, sans cesse refoulée et abandonnée dans le dénuement le plus total, aux famines et aux épidémies. Les laudateurs de la colonisation rappellent également que celle-ci a créé une infrastructure, tracé des voies de communication (routes, chemins de fer…), érigé des barrages, bâti des hôpitaux. Certes. Mais rappelons aussi que cette « bonne colonisation » du pays était destinée à la population allogène même si par ricochet une poignée d’autochtones « évolués » y trouvait son compte. Quant à la masse algérienne qui en paya lourdement le prix, elle en était quasiment exclue. Ce progrès matériel qu’elle regardait passer comme un mirage ne faisait en réalité qu’exacerber davantage sa condition de colonisée. « Que m’importe, clamait Ferhat Abbas, avec humour, qu’on mette l’électricité dans la maison si cette maison n’est pas la mienne. »

L’agriculture coloniale, on dira à juste titre qu’elle fut l’une des plus modernes du monde et que les domaines colons pouvaient rivaliser avec les meilleures exploitations californiennes. Orientée vers la satisfaction des besoins de la métropole, notamment la viticulture qui en était l’une des activités essentielles, dans un pays où 90% de la population ne consommaient pas de vin, l’exploitation coloniale désorganisa brutalement, par la violence militaire, le système agraire algérien, basé sur la propriété communautaire et solidaire. Elle produira dans son sillage une effroyable casse humaine. Au demeurant, l’Algérie n’était pas une terra nullus, ni ce marécage que prétendaient les chantres de « la colonisation bienfaitrice ».

Les silos du Directoire ne regorgeaient-ils pas de ce blé des Hauts-Plateaux, destiné aux armées du général Bonaparte ? C’était bien ce blé algérien livré à crédit, que la Restauration refusera de payer. Au grand dam du colérique dey Hussein dont le malencontreux coup d’éventail aura été, pour la petite histoire, l’incident déclencheur de l’aventure coloniale française en Algérie. Et l’école ? Oui naturellement, on a construit des écoles et il y eut même des hommes inspirés comme le recteur Jeanmaire, pour prêcher avec constance et persévérance « l’école pour les indigènes », malgré l’opposition résolue des colons. Mais il suffit de rappeler la proportion des enfants européens et celle des enfants indigènes qui fréquentaient ces écoles pour s’apercevoir que les portes de l’instruction républicaine largement ouvertes aux premiers, étaient quasiment fermées aux seconds (à peine 10% d’enfants algériens scolarisés en 1954). Résultat de cette politique : le taux d’analphabétisme en français est, au début des années 1950, estimé à 94% chez les hommes et 98% chez les femmes. Chiffres on ne peut plus révélateurs, sur le très faible degré de pénétration de la culture et de la civilisation françaises dans les foyers musulmans.

Venons-en à cette « renaissance démographique » tant vantée, de la population algérienne, attribuée à la vaccination et aux bienfaits de la médecine coloniale. Rappelons d’abord que cette résurrection fait suite à l’hécatombe de la conquête aggravée au cours des années 1860, par les famines et les épidémies résultant du bouleversement de la société algérienne. Véritable catastrophe « écologique » organisée, qui frappa une population réduite en « poussière d’individus », la saignée démographique amputa la population indigène de son tiers, dans les estimations les plus optimistes. La croissance démographique durant les cinquante premières années du XXe siècle était-elle le résultat d’une politique sanitaire ? S’il existait un système de santé colonial, la masse indigène en était, en vérité, quasiment exclue comme elle l’était, du reste, de tous les progrès sociaux que prodiguait déjà l’Etat social libéral français à ses citoyens. Ainsi, la vaccination ne touchait que les enfants scolarisés, soit une infime proportion des enfants d’âge scolaire (près de 10% en 1954). Du reste, les ravages de la tuberculose et de la poliomyélite dans la population algérienne jusqu’en 1962, prouvent, s’il en était besoin, la faiblesse de la couverture vaccinale chez les enfants indigènes. Ces deux maladies infectieuses, comme beaucoup d’autres, ont sévi, notamment chez les enfants, comme de véritables fléaux jusqu’à l’indépendance. A la vérité, l’immense majorité de la population algérienne ne verra jamais passer l’ombre d’un progrès sanitaire durant la période coloniale. Et pour être tout à fait exact, elle ne le recherchait pas, faute de moyens, mais aussi parce qu’elle se méfiait de tout ce qui venait du colonisateur. Quant à sa survie et à son exubérance démographique, elles relèvent d’un véritable phénomène d’adaptation et de sélection naturelle. Décimée par une mortalité dévastatrice, la population algérienne ne trouvait son salut que dans la transmission intensive des gènes : faire beaucoup d’enfants dans l’espoir d’en soustraire quelques-uns à la fatalité infantile. Plutôt que de progrès sanitaires, c’est, d’une certaine manière, de résistance démographique qu’il s’est agi...

Par Bélaïd Abane, Professeur de médecine, politologue, auteur de l’Algérie en guerre et les fusils de la rébellion, L’Harmattan 2008.

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