Le CNR et les "jours heureux" de la Libération

samedi 24 novembre 2012.
 

A) Le CNR de 1943 à 1946 : l’originalité d’une démocratisation

par Serge Wolikow, Historien

La création du CNR et l’adoption d’un programme associant des mesures immédiates et de larges réformes de structures constituent une page de l’histoire de notre pays à réactualiser.

La disparition de Robert Chambeiron, soixante-dix ans après la création du CNR dont il a été partie prenante, nous incite à revenir sur un moment historique essentiel de l’histoire nationale française d’autant qu’une des manières de discréditer la Résistance a été de la réduire à une minorité. La création du CNR en mai 1943 et l’adoption en mars 1944 d’un programme associant des mesures immédiates en vue de la libération et de larges réformes de structures pour l’après-guerre ont été des événements majeurs dont il est utile de rappeler la portée historique. Lorsque, il y a dix ans, à l’appel de résistants, se sont tenues diverses initiatives pour rappeler ce qu’avait été la signification du CNR, d’aucuns ont moqué une nostalgie qui aurait participé de la mythologie de la Résistance. Les recherches historiques de ces dernières années attestent le contraire et permettent d’évaluer le CNR dans sa dimension internationale comme nationale (1).

L’unification de la résistance en France est une réussite politique qui, à bien des égards, est exceptionnelle à l’échelle de l’Europe résistante et a permis une libération sans guerre civile. Loin d’avoir été le résultat d’un simple rapprochement d’organisations, la création du CNR a fait l’objet de longues discussions et négociations pilotées par Jean Moulin et ceux qui, comme Robert Chambeiron, l’assistaient. Elles ont abouti à la constitution d’un accord qui a soudé la résistance intérieure et lui a donné une dimension internationale dans le cadre d’un accord avec la France libre de De Gaulle.

L’arrestation de Jean Moulin comme la très profonde clandestinité qui s’imposait aux membres du CNR n’ont pas fait capoter une organisation qui s’est renforcée par les discussions autour du programme finalement adopté en mars 1944, à l’issue de plusieurs mois d’échanges de documents autour desquels s’est construit un texte qui a fait date dans l’histoire politique et sociale de la France, même s’il comportait des lacunes et des silences sur des questions aussi importantes que le vote des femmes, les institutions ou l’indépendance des peuples.

Une expérience et une réflexion internationales

La partie du programme consacrée aux mesures économiques et sociales recoupe partiellement une expérience et une réflexion internationales que l’on trouve en Grande-Bretagne et aux États-Unis où sont engagées, esquissées des politiques dans le domaine de la santé ou de la fiscalité. Ce qui fait l’originalité du programme de démocratisation du CNR, c’est le lien entre l’économique et le social dans quatre grands domaines  :

- le «  retour à la nation  » des activités économiques jugées essentielles pour le développement du pays,

- la planification associant les différents acteurs de l’économie,
- l’instauration d’un système de Sécurité sociale fondée sur les principes de l’égalité des prestations,

- enfin la mise en place d’une représentation des salariés dans les entreprises.

Loin d’être restées lettre morte, ces mesures envisagées dans les heures sombres de la lutte clandestine sont devenues effectives et, pour l’essentiel, mises en œuvre par les assemblées et les gouvernements de la Libération. Le démantèlement de la planification puis la remise en cause des nationalisations ont été réalisés au terme de plus de trente années de développement économique et sociale, au cours desquelles hausse de la productivité et progrès social ont marché de pair. Veillons à ce que l’expérience du CNR et l’élaboration de son programme ne soient pas chassées de la mémoire nationale et discréditées au nom de la prétendue modernité libérale revenant à justifier la société inégalitaire dans une économie stagnante et dépendante que les tenants de la collaboration et de l’extrême droite ne purent imposer en leur temps.

B) Des «  Jours heureux  » que le patronat et les libéraux ont toujours en travers de la gorge

Le programme du Conseil national de la Résistance subit depuis des décennies les attaques incessantes de la classe dirigeante, depuis peu relayée, jusqu’à l’Elysée et Matignon, par des socialistes convertis au libéralisme.

Lorsque, en octobre 2007, l’ex-numéro deux du Medef, Denis Kessler, écrivait dans l’hebdomadaire Challenges qu’il fallait «  sortir de 1945 (et) défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance  », il provoquait un tollé dans la France sarkozyste. Mais quand, en novembre 2012, Louis Gallois, estampillé patron de gauche, déclarait devant le Sénat (alors à majorité de gauche) que «  le pacte social de 1946 (était) à bout de souffle et (qu’il fallait) le renouveler  », la France hollandiste n’a pas relevé. L’aboutissement d’un long processus de dénigrement du programme du CNR, les «  Jours heureux  », entamé par les patrons de combat des années 1960 et achevé avec les sociaux-libéraux installés aujourd’hui à Matignon et à l’Élysée  ? La lecture du discours de François Hollande, hier (lire en page 7), pouvait donner cette impression.

En 1967, les ordonnances Jeanneney entament la livraison progressive de la Sécurité sociale au privé. Viendront le tour des retraites, censées «  débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain  » mais dont les conditions d’accès ne cessent de se durcir, tandis que le niveau baisse d’année en année. Dans la foulée, le financement de la protection sociale, «  deuxième salaire  » socialisé, soustrait au capital parce que directement prélevé sur la richesse créée, est sans cesse réduit. Sous pression du patronat et avec la bénédiction des gouvernements de droite et socialistes successifs, les allégements de «  charges  » patronales se multiplient, ce que consacre le pacte de responsabilité entré en vigueur hier. Quant au service public, il se réduit comme peau de chagrin. Le CNR avait instauré nationalisations, statuts des mineurs, des électriciens et des gaziers  ? Aujourd’hui règne le credo reaganien, «  l’État est le problème  ».

En cinquante ans, le programme du CNR a subi les attaques frontales du patronat dont les effets n’ont jamais été jugulés par les atermoiements d’une gauche atone. Lors de la dernière université d’été du Medef, Denis Kessler jubilait  : «  C’est la première fois qu’un premier ministre socialiste (Manuel Valls, NDLR) nous dit qu’il aime les entreprises.  » Avant même la mort du dernier représentant du CNR, pour cette gauche-là, les «  Jours heureux  »ne sont plus la «  référence des forces de progrès  » (1).

Grégory Marin, L’Humanité du 2 janvier 2015

C) Robert Chambeiron : Les valeurs de la Résistance menacées

Nous célébrons le 70e anniversaire de la première réunion du CNR. Que retenez-vous principalement de cet événement  ?

Robert Chambeiron Le CNR fut le point de rassemblement de tous les Français patriotes, qui se retrouvaient dans les valeurs permanentes de la République, la liberté, la justice sociale, la solidarité, le rejet de l’intolérance, et dans le même attachement à la souveraineté du pays.

Les idéaux de justice sociale, d’égalité et de liberté qu’il fixait sont-ils atteints  ?

Robert Chambeiron Il y a eu la création de la Sécurité sociale, fondée sur la solidarité de tous. Mais la justice sociale va au-delà. Elle a progressé jusqu’au moment de la crise mondiale, ou plutôt des crises à répétition, financière, économique, sociale, qui ont frappé notre pays, sur fond de démission vis-à-vis de l’Europe libérale.

Quel message adresseriez-vous aux générations futures pour perpétuer ce combat  ?

Robert Chambeiron Aujourd’hui, les valeurs de la Résistance sont menacées. On voit resurgir de plus en plus de campagnes de dénigrement, l’apologie de Vichy, le racisme est quotidien. Cela signifie que les valeurs humanistes ne sont pas acquises pour toujours. Nous devons nous unir, lutter avec fermeté et sans concession contre les résurgences du nazisme 
et du racisme. Autrement dit, au volontariat qui fut le nôtre, il y a soixante-dix ans, doit succéder un nouveau volontariat au service des valeurs de la Résistance. Une société est en péril lorsque le tissu social se déchire, quand la fracture s’élargit entre «  le peu  » qui a trop et le «  reste  » qui a peu, quand la désespérance frappe une large fraction de la 
population. Sans justice, sans égalité, sans solidarité, la 
démocratie devient un mot vide de sens. La remise en cause de ce qu’on appelle les acquis de la Résistance, notamment sur le plan social, constitue un recul historique qui tend à priver de son sens véritable le combat du peuple français pour sa libération.


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