Face au libéralisme, quelle démocratie en Afrique ?

lundi 22 octobre 2012.
 

Rappel des faits Le Mali et le Sénégal ont connu ces derniers temps des sorts politiques opposés. L’un a vu son président élu destitué par un putsch militaire tout en subissant une partition désastreuse. L’autre a élu un nouveau président et cherche la voie d’une renaissance économique. Leur point commun  : un néolibéralisme destructeur. La célèbre formule d’Aminata Traoré, selon laquelle «  le principal problème de l’Afrique ce n’est pas la pauvreté mais sa richesse  », est toujours d’actualité. Comme le soulignait Pierre Barbancey, en introduisant le débat au village du monde, dimanche à la Fête de l’Humanité, les autres richesses de l’Afrique, ce sont ses peuples. Et celles-là ne sont pas près, comme le platine ou le diamant, d’être épuisées. La citoyenneté, la démocratie sont les armes de ces Africains engagés dans une lutte pour un mieux-être. Mais ne sont-elles pas émoussées face au néolibéralisme déchaîné  ?

Le Mali était souvent cité en exemple dans le monde comme le pays où le militaire avait démocratiquement rendu le pouvoir au civil (en 1992) et où une alternance politique s’était produite (en 2002) sans violence. Comment expliquer alors le putsch militaire qui vient de démettre le président Amadou Toumani Touré (ATT)  ?

Aminata Traoré. Mon pays, le Mali, est confronté actuellement à la situation la plus grave qu’il ait connue depuis son indépendance formelle en 1960. Je voudrais que ceux qui veulent exprimer leur solidarité ne s’apitoient pas sur le Mali et jettent un nouveau regard sur mon pays. Il n’y a pas de crise malienne en tant que telle, mais la situation dramatique qui s’y déroule est la conséquence du désordre mondial actuel. Avant l’occupation du nord du pays, il y avait déjà la dette, l’austérité, le chômage, c’est-à-dire tous les terribles préjudices que nous inflige depuis trente ans le néolibéralisme sans que nous ayons les moyens de nous inscrire dans ce système de marché libre et concurrentiel, sans que nous puissions ouvrir notre économie sur le monde.

Le coup d’État au Mali peut en partie s’expliquer par une clochardisation de l’armée et par une révolte contre la corruption. Des généraux sont dans le business, tandis que les hommes de troupe crèvent de faim. On me dit que faire un coup d’État, ce n’est pas bien. D’accord, mais combien de coups d’État, en Afrique, la France a-t-elle fomentés  ? Et lorsqu’il y a un coup d’État fomenté avec l’aide d’un pays occidental, personne ne dit rien, tandis que l’on crie au scandale quand des Africains parviennent à renverser un dirigeant à la solde du néolibéralisme. Ce n’est pas l’Afrique qui a besoin de ce système économique néolibéral, mais c’est plutôt ce système qui a cruellement besoin de l’Afrique et de ses immenses ressources naturelles. Cela n’est jamais dit. On continue en Europe de stigmatiser le continent africain comme celui des dictatures – oui, mais pourquoi  ? – ou des flux migratoires incontrôlés – oui, mais pourquoi  ? – ou bien encore de la corruption. Cependant, pour lutter contre le chômage, la précarité, l’austérité, chez vous, il faut bien aller chercher l’uranium, le pétrole et le gaz chez nous. N’est-ce pas cela qui créé des dictatures et de la corruption aussi  ?

André Bourgeot. La source des problèmes du Mali et des tentatives d’implosion de l’intérieur résulte de la situation au nord où les rebellions touareg sont cycliques. Depuis 1963, date de la création d’un État nation à orientation socialiste, les zones désertiques demeurent difficiles à gérer. Les forces néocoloniales ont toujours cherché à séparer le Nord et son pétrole du Sud. Le meilleur moyen pour exercer un contrôle politique sur ces régions est de les déstabiliser, de l’extérieur ou de l’intérieur. Pour comprendre ce qui se passe actuellement au Mali, il faut donc analyser l’ensemble de la zone saharo-sahélienne. Au nord, l’intervention franco-anglo-américaine, en 2012, en Libye, a entraîné le retour au Mali des Touareg enrôlés dans l’armée de Kadhafi. Ils se sont alliés avec des djihadistes pour occuper le nord du pays. Des colonnes de véhicules armés de missiles récupérés dans les arsenaux libyens ont pu traverser l’Algérie ou le Niger sans être interceptées malgré les demandes du président malien ATT. Les forces régionales qui jouaient habituellement un rôle de médiateur ont cette fois contribué à la déstabilisation du Mali, à un moment où le pouvoir central était absent, voire complètement inexistant au nord.

Mansour Sy Jamil. Je partage ces analyses en ajoutant que la facilité avec laquelle le Mali a été déstructuré montre que cet État (et d’ailleurs la plupart des États africains) ne découle pas d’un processus historique. Ce qui s’est passé au Mali peut donc se passer également au Sénégal avec le problème de la Gambie. Il y a deux ans, j’entendais de beaux discours sur le Mali, présenté comme un modèle de démocratie. Il se dit la même chose sur le Sénégal aujourd’hui. Nous qui vivons dans ce pays, nous savons qu’il n’y a aucun acquis définitif en matière de démocratie et que tout peut être remis en cause d’un jour à l’autre.

De votre point de vue, cette fragilité, voire cette absence de démocratie en Afrique, est-elle liée, et réciproquement, au retard pris dans son développement économique et social  ?

Mansour Sy Jamil. Je voudrais quand même rappeler que ce n’est pas d’aujourd’hui que les Africains réfléchissent par rapport à cette problématique de la démocratie et du développement. Il y a eu l’apport de Lumumba ou de N’Krumah, et de toute une série de patriotes africains… mais ils ont été éliminés par les puissances coloniales qui ont mis en place des dictateurs et fomenté des coups d’État. Les élites intellectuelles de nos pays ont été réprimées. Au Sénégal, par exemple, le secrétaire général du Parti de l’indépendance et du travail (PIT, marxiste – NDLR) a passé son agrégation de mathématiques en prison  ! Ce que nous avons fait au Sénégal pour chasser du pouvoir par les urnes Abdoulaye Wade et sa politique néolibérale, c’est une «  endogénéisation  » de la réflexion politique, c’est-à-dire que ce soient les Sénégalais eux-mêmes qui, à l’occasion d’assises nationales, définissent leurs institutions démocratiques. Nous avons provoqué une réflexion collective sur l’ensemble des problèmes du Sénégal depuis l’indépendance, époque où nous étions alors au même niveau de développement que l’Afrique du Sud tandis que maintenant, il nous faudra trente ans pour le rattraper. Cela a été quelque chose d’extraordinaire de voir que des instances de réflexion politique et des associations citoyennes se rejoignent dans un même mouvement organisé pour mettre en œuvre une nouvelle politique. Notre développement économique passe certainement par une consolidation de nos institutions démocratiques. Celles-ci doivent s’inspirer, non pas d’un modèle occidental, mais de nos structures traditionnelles. Au Botswana, par exemple, qui a le taux de croissance le plus élevé d’Afrique, certaines institutions s’inspirent de l’arbre à palabres.

André Bourgeot. La démocratie, et toutes les formes diverses qu’elle peut avoir, est un combat et un enjeu permanents en Afrique, notamment au Mali où le peuple a su, en 1991, au prix de nombreux morts, renverser la dictature de Moussa Traoré, puis lutter pour imposer un processus démocratique. On constate aussi que cette démocratie au Mali a été détournée à des fins personnelles ou claniques, et qu’elle est même absente, en même temps que le pays s’enfonce dans une misère qui fait s’exiler des milliers de Maliens. La démocratie demeure un grand idéal pour de très nombreux Africains et un enjeu politique d’importance. Mais, concernant le Mali, il ne faut pas se laisser enfermer dans le 
débat pour ou contre le putsch, qui finalement ne peut faire que le jeu des néolibéraux. On devrait plutôt s’intéresser aux conséquences 
de ce coup d’État pour l’avenir 
politique et économique du Mali, où une partition du territoire vient de s’opérer.

Aminata Traoré. Effectivement, on a vanté, en Occident, le modèle démocratique du Mali, mais nous, les Maliens, nous nous sommes efforcés de vous dire  : «  Attention  ! Nous sommes un pays sous perfusion, ce qui rend cette démocratie très fragile.  » En Afrique, nous sommes des peuples en danger. Actuellement, nous sommes agressés, occupés, mutilés, asphyxiés, et on nous dit  : «  Faites des élections et après, nous vous aiderons, nous rétablirons l’aide budgétaire  !  » Mais finalement, on préfère donner de l’argent à l’aide humanitaire plutôt que pour le développement. Alors certains pays comme le Mali se mettent en grève démocratique. Ou plutôt en grève de l’acharnement démocratique. Comme il y a un acharnement thérapeutique vis-à-vis d’un malade qui est aux portes de la mort, il y a un acharnement démocratique qui est une réalité. On ne peut que constater que le Mali est de plus en plus pauvre, tandis que les Maliens sont de moins en moins nombreux à voter (20 % aux dernières élections). Jusqu’à présent, beaucoup d’Africains se sont sentis comme du bétail électoral, qui a mis au pouvoir des dirigeants qui n’ont fait qu’appliquer une politique dictée par Washington, Bruxelles ou Paris. En Afrique, il n’y a pas de démocratie possible dans le contexte actuel sans démocratisation du système global. Nous subissons depuis des années une politique économique «  d’ajustements structurels  », en même temps que nous avons copié notre Constitution, d’ailleurs écrite en français, sur la Constitution française de 1958, et tout cela ne marche pas. Et le Mali paye aujourd’hui pour ce système néolibéral qui détruit le lien social et les écosystèmes. Nous nous retrouvons piégés dans des modèles occidentaux qui ne fonctionnent pas chez nous et, actuellement, nos maîtres à penser nous demandent de faire des miracles alors qu’eux aussi sont dans l’impasse  ! Je crois que personne ne peut dire qu’il a le monopole de la démocratie aboutie. D’où ma question  : est-il acceptable que, du haut de votre cette démocratie performante et merveilleuse, on pose un regard condescendant sur l’Afrique et les Africains en nous disant qu’en cette matière-là, nous ne sommes pas «  entrés dans l’histoire  »  ?

François Hollande reçoit tour à tour, peut-être pour des raisons différentes, les présidents Ali Bongo (Gabon) et Blaise Compaoré (Burkina Faso). Avez-vous ressenti pour autant un changement dans la politique africaine de la France  ?

Aminata Traoré. J’ai été profondément navrée que certaines questions, comme l’immigration ou la dette, aient été discutées pendant la campagne électorale en France sans faire jamais référence à l’Afrique. J’espère me tromper mais j’ai le sentiment que le «  changement, c’est maintenant  » ne concerne pas la politique africaine de la France. Ou plutôt que la politique africaine de la France n’est que le prolongement de votre politique intérieure  : vous allez chercher en Afrique des réponses à des questions que vous vous posez en France. La première intervention de Hollande à propos de ce qui se passe dans le Sahel a été pour dire qu’il veillerait aux intérêts de la France dans la région. Et nos vies à nous  ? Pouvez-vous croire sérieusement qu’on peut démocratiser et développer économiquement l’Afrique sans les Africains  ?

André Bourgeot. Pour l’instant, on ne distingue pas très bien ce qu’est la politique de François Hollande et du nouveau gouvernement vis-à-vis de l’Afrique. Je relève cependant que, concernant la situation au Sahel, la France a proposé une association avec le président du Niger pour un apport logistique afin d’aider à libérer le nord du Mali. Je remarque que c’est le contraire à propos de la Syrie. D’où ma question  : y aura-t-il deux poids, deux mesures lorsqu’il s’agira, pour la France, d’apporter ou non, une aide à des mouvements autonomistes ou rebelles  ? Au Niger, justement, le gouvernement vient d’acheter pour des milliards de l’armement lourd (hélicoptères et autres), alors que le pays s’enfonce dans la pauvreté. Cet armement doit officiellement servir à la sécurité. Mais de qui  ? Sans doute des mines d’uranium d’Areva ou des puits de pétrole exploités par les Chinois  ! On retombe ainsi dans la problématique infernale des stratégies néolibérales pour confisquer les ressources extractives de l’Afrique, stratégies développées par des pays aussi divers que la France capitaliste ou la Chine «  communiste  ». On voit donc bien en Afrique, notamment dans cette zone de l’Ouest et du Sahel, que se constituent des enjeux de prise du pouvoir politique à des fins économiques. Enfin, j’attire l’attention sur le processus en cours de militarisation de l’Afrique, avec en particulier une nouvelle implantation des forces françaises en Mauritanie et au Burkina Faso.

Mansour Sy Jamil. Je veux croire et espérer que le gouvernement de gauche comprendra que la France ne peut plus gérer ses anciennes colonies comme elle l’a fait jusqu’à présent. Il est temps que soient renégociées les coopérations entre pays souverains. J’ai la faiblesse d’être optimiste en ce qui concerne notre sortie du sous-développement et du néocolonialisme.

Propos recueillis par Philippe Jérôme


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