"L’austérité est un désastre" (Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie)

lundi 15 octobre 2012.
 

Grand entretien. Prix Nobel d’économie en 2001, ancien conseiller de Bill Clinton, Joseph Stiglitz dénonce une démocratie au service des plus riches (1 %), où le principe d’un citoyen-une voix s’est transformé en un dollar-une voix, creusant de plus en plus les inégalités et affaiblissant la croissance.

Que pensez-vous de l’affaire 
Bernard Arnault  ?

Joseph Stiglitz. C’est une expression très étonnante d’un manque de solidarité sociale. Quelqu’un comme lui a bénéficié de la communauté française, de la législation française pour réaliser tous ces bénéfices. Maintenant qu’il en a fait son bien, il s’en va.

Dans votre essai, vous dénoncez les dégâts sociaux causés par la crise financière aux États-Unis. Vous écrivez, notamment  : «  C’est donc désormais près d’un Américain sur six qui se trouve en situation de pauvreté.  » Pouvez-vous illustrer rapidement cette réalité  ?

Joseph Stiglitz. Un Américain sur sept perçoit une aide sociale. En dépit de cette aide, 14 % d’entre eux se couchent en ayant faim au moins une fois par mois. Non pas parce qu’ils font un régime, mais parce qu’ils ne peuvent pas se permettre d’avoir suffisamment de nourriture. Pour les pauvres, l’insécurité est énorme. Ne disposant pas de réserves, ils sont constamment au bord du précipice. Une voiture qui tombe en panne, la nounou qui tombe malade sont autant d’imprévus qui peuvent leur coûter leur emploi.

Vous insistez également sur la perte de richesse des classes moyennes avec la crise…

Joseph Stiglitz. La plus grande partie de leurs biens étant constituée de leur habitation, avec la chute des prix de l’immobilier, la classe moyenne américaine a énormément perdu. De telle sorte que le niveau de richesse des familles est aujourd’hui le même qu’au début des années 1990. Durant les deux dernières décennies, toutes les augmentations de richesse sont allées tout en haut de l’échelle sociale.

Vous dénoncez les politiques qui ont été conduites depuis les années 1980, y compris celles d’Obama. Vous leur reprochez de privilégier les plus riches (1 %) et d’avoir conduit à la grande récession. Est-ce votre manière d’intervenir dans la campagne  ?

Joseph Stiglitz. Le choix est très réduit aux États-Unis. Même ceux qui critiquent Obama, qui pensent qu’il aurait dû faire plus pour stimuler l’économie ou être plus dur avec les banques, n’ont d’autres choix que de le soutenir. Romney (le candidat républicain – NDLR) est le candidat du 1 %, insensible aux problèmes de société. Le milliardaire Warren Buffett déclarait vouloir payer au moins autant d’impôts que sa secrétaire. Romney ne dit rien de tel. Pis, la réforme fiscale qu’il propose consiste à diminuer davantage les impôts des plus riches (1 %). Dans mon livre, je montre que la richesse de ces derniers ne vient pas de leur contribution à la société, mais de la rente qu’ils prélèvent sur les classes les plus pauvres. Ils n’ont pas inventé le transistor ou le laser, mais pris l’argent des autres. Romney reflète les abus et les excès de cette classe dirigeante.

Vous affirmez que l’inégalité coûte très cher et qu’elle rend nos économies inefficaces, pourquoi  ?

Joseph Stiglitz. Premièrement, aux États-Unis, il n’y a pas d’égalité des chances. Les enfants pauvres ne peuvent pas exprimer leur potentiel, ce qui représente une perte de ressources humaines. Deuxièmement, le haut de l’échelle sociale dépense moins que ceux qui sont en dessous. Avec la crise et la chute du pouvoir d’achat des classes moyennes, la demande baisse. Le taux de chômage augmente, les salaires diminuent et les inégalités augmentent. Troisièmement, une grande partie des inégalités aux États-Unis et dans d’autres pays provient de la recherche de la rente. Les plus riches cherchent à faire de l’argent non pas en augmentant la taille du gâteau, mais en utilisant leur énergie pour avoir une part plus importante du gâteau. Les banques qui se sont mis à faire des prêts prédateurs ont affaibli l’économie en prenant l’argent en bas de l’échelle sociale pour le mettre en haut. Quatrièmement, une société qui fonctionne correctement doit réaliser des investissements, développer ses infrastructures, dépenser en recherche… Mais, lorsqu’il y a beaucoup d’inégalités, le gouvernement ne fait pas ces investissements. Les riches n’ont pas besoin de transports en commun, ni de jardins publics, par exemple

Vous accusez fortement les banques et les banquiers d’être responsables de la crise, comment les ramener à la raison  ?

Joseph Stiglitz. La seule façon est de les réguler pour qu’ils reviennent à leur métier. Une banque n’est pas un casino de Las Vegas  ! Le métier d’une banque est de prendre l’épargne des citoyens et de la traduire en investissements qui vont créer de l’emploi et améliorer la situation économique. Aujourd’hui, il est toujours trop facile pour les banques, malgré les nouvelles réglementations, de faire de l’argent grâce à la spéculation ou par la manipulation des marchés, comme dans le cas du Libor. Avec ce scandale, les banquiers ont créé un marché de 350 millions de milliards de dollars fondé sur des chiffres complètement faux, et on ne le sait que maintenant.

Les banques centrales, écrivez-vous, sont actuellement le bras armé des financiers. Pourquoi les politiques monétaires sont-elles si importantes  ?

Joseph Stiglitz. Les marchés ne se régulent pas d’eux-mêmes. Parfois, ils ne produisent pas assez, ou il y a trop de demande, ce qui provoque de l’inflation, c’est pour cela qu’il faut réguler le niveau d’activité économique. Et l’un des instruments que nous avons, ce sont les politiques monétaires au travers des banques centrales. En cas de surplus de la demande, les banques centrales réduisent les flux du crédit ou augmentent les taux d’intérêt. À l’inverse, lorsque la demande est insuffisante, elles baissent les taux d’intérêt et tentent de fournir davantage de crédits. En Europe, lorsque l’euro été créé, une grave erreur a été commise concernant le rôle de la Banque centrale. Il a été indiqué qu’elle ne devait s’occuper que de l’inflation. Aux États-Unis, la FED, la banque centrale, se concentre sur l’inflation mais aussi sur l’emploi, la croissance et la stabilité financière. La BCE se concentre sur un objectif extrêmement restreint, c’est pour cela qu’elle n’arrive pas à stabiliser l’économie européenne.

Comment expliquer l’acharnement à imposer des politiques d’austérité un peu partout, alors qu’elles sont injustifiables économiquement  ?

Joseph Stiglitz. C’est pour moi un véritable mystère. Nous avons expérimenté de telles politiques d’austérité des dizaines de fois et, à chaque fois, cela a été un échec. En 1929, cela a été le cas avec le président des États-Unis, Herbert Hoover, qui a transformé l’effondrement de la Bourse en une grande dépression. Plus récemment, le FMI a fait pareil dans le Sud-Est asiatique et en Argentine, et cela a été un désastre. La plupart des pays européens qui ont engagé des politiques d’austérité sont maintenant en récession  ; l’Espagne, la Grèce sont en dépression. Compte tenu de toutes ces expériences, la possibilité pour les politiques d’austérité de réussir paraît minime. La plus forte probabilité est que l’économie cesse de croître, les recettes fiscales cessent d’augmenter, les dépenses sociales et le chômage continuent de croître et que, au final, les améliorations budgétaires espérées ne soient pas au rendez-vous.

Quels leviers permettraient de relancer l’économie mondiale  ?

Joseph Stiglitz. Plusieurs choses pourraient y aider. Les pays qui ont une grande marge budgétaire, comme les États-Unis et l’Allemagne, pourraient stimuler davantage leur économie. L’accroissement de leurs importations, en retour, pourrait avoir un effet d’entraînement sur les autres pays. En ce qui concerne les États-Unis, d’autres facteurs peuvent intervenir. Nous devons, par exemple, nous occuper des problèmes du logement. La deuxième chose qui pourrait jouer serait de fixer un prix élevé pour les énergies fossiles. Cela pousserait les entreprises à investir pour rééquiper l’économie afin de faire face au problème du réchauffement planétaire. En ce domaine, les besoins d’investissement sont énormes. Pour moi, l’ironie de l’histoire est qu’on sous-utilise nos ressources. Il y a, d’un côté, des gens qui veulent travailler, du capital qui ne produit rien et, de l’autre, ces besoins énormes en matière d’environnement, de développement, de lutte contre la pauvreté. Cette réalité est la preuve que notre système de marché et notre système politique ne fonctionnent pas.

Ce que vous appelez la «  grande récession  » ne témoigne-t-il pas du fait que le libéralisme est entré en crise  ?

Joseph Stiglitz. Clairement, la crise montre que l’idéologie de la dérégulation est erronée. Elle n’a pas été efficace économiquement, elle a provoqué un gâchis considérable des ressources, et son échec a coûté énormément à la société. La liberté laissée aux banquiers a obligé le reste de la société à payer leurs erreurs. De ce fait, ils ont rogné la liberté des autres. C’est une réalité qu’on a tendance à oublier  : la liberté de quelqu’un peut être la non-liberté de quelqu’un d’autre.

Vous évoquez différentes formes d’inégalité  : de revenus, de patrimoine, de formation… Mais n’y a-t-il pas une autre forme d’inégalité particulièrement importante, l’inégalité de pouvoir, celle du citoyen mais aussi celle du salarié à l’entreprise, par rapport aux dirigeants et aux gros actionnaires  ? Peut-on laisser les choix d’investissement des grands groupes au bon vouloir de ces derniers ou même de l’État  ?

Joseph Stiglitz. Vous avez raison, l’inégalité économique n’est qu’une des dimensions de l’inégalité. Une des thèses de mon livre est que l’inégalité économique provient de l’inégalité politique, qui elle-même renforce l’inégalité économique.Cette inégalité économique et politique se manifeste dans beaucoup d’autres domaines de la société, dans la nature des investissements, des entreprises. Vous avez des compagnies pétrolières qui font des investissements sans s’occuper des coûts qu’ils vont imposer au reste de la société, que ce soit par le réchauffement durable ou, dans le cas de BP, par la pollution de la mer. Elles ont utilisé leur pouvoir politique pour bénéficier d’une immunité judiciaire. L’une des remarques critiques que je fais, c’est que la forme de capitalisme que nous connaissons aujourd’hui ne maximise pas le bien-être des gens. Les PDG s’occupent plus de leur bien-être que de celui des actionnaires. Ils font tout pour que les prix des actions monte parce qu’ils sont payés en stock-options. Ils manipulent les comptes. Par ailleurs, nombre d’actionnaires ont une pensée à court terme. Ils font tout pour maximiser le plus vite possible leurs bénéfices, plutôt que d’envisager une croissance à long terme. C’est aussi dû au fait que les marchés eux-mêmes fonctionnent davantage à court terme. Troisièmement, nous savons que, même lorsque les dirigeants maximisent les bénéfices des actionnaires à long terme, cela ne veut pas dire que cela soit profitable pour le reste de la société.

Suffit-il qu’il y ait un «  bon État  » pour sortir de la crise  ?

Joseph Stiglitz. C’est complexe car qu’entendez-vous par un «  bon État  »  ? On peut avoir un État bien intentionné qui ne comprend rien à l’économie ou qui croit que l’austérité, ça fonctionne. Mais s’il met en œuvre une politique d’austérité, aussi bien intentionné soit-il, il est probable que le résultat ne sera pas bon. D’un autre côté, si vous avez un État qui reflète l’intérêt des banquiers, on peut être certains qu’il sera incapable de sortir de la crise d’une manière qui serait profitable à la plupart des citoyens.

Êtes-vous solidaire des forces progressistes qui se battent contre l’adoption d’un pacte budgétaire dans les pays de la zone euro  ?

Jospeh Stiglitz. Je pense qu’il y a un diagnostic totalement erroné du problème européen. L’attention est concentrée sur la Grèce. Celle-ci a trop dépensé. L’Espagne, l’Irlande avaient des surplus avant la crise et même si ces pays n’avaient pas de déficit, cela n’aurait pas réglé les problèmes de l’Europe. Si celle-ci en a, c’est parce que les banques n’étaient pas et ne sont pas suffisamment régulées. L’Europe a créé un système instable. C’est un des exemples de l’erreur fondamentale du système européen et ce n’est pas le pacte budgétaire qui résoudra les problèmes. Dans le contexte actuel, ce pacte imposerait plus d’autorité, une moindre croissance. Les dirigeants européens disent  : «  il faut restaurer la confiance  », mais ils ne comprennent pas que le problème sous-jacent, auquel l’Europe fait face, c’est qu’eux-mêmes torpillent la confiance.

Entretien réalisé par 
Pierre Ivorra 
et Clotilde Mathieu (traduction  : 
Michel Zlotowski), L’Humanité


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