L’Union européenne entre éclatement et refondation

lundi 10 septembre 2012.
 

Depuis l’autonome dernier, ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des dettes souveraines » n’a cessé de s’approfondir en Europe. L’attention s’est essentiellement focalisée sur ses rebondissements en Grèce, en rejetant ainsi dans la pénombre la détérioration de la situation en Espagne et en Italie, potentiellement bien plus dangereuse. Tandis que la répétition des « sommets européens », tous réputés de « la dernière chance », au terme desquels ce sont inlassablement les mêmes remèdes néolibéraux qui sont préconisés pour « sortir de la crise », est le meilleur indice qui soit de leur inefficacité. Une inefficacité d’autant moins étonnante que les principes dont ils s’inspirent sont précisément à l’origine de cette crise et n’ont cessé de l’alimenter au cours des dernières années. Si bien que la nécessité et l’urgence même d’une autre voie s’imposent aujourd’hui.

La crise de l’endettement public continue à s’approfondir… et à s’élargir

Et d’abord en Grèce, « l’homme malade » de la zone euro. En dépit de l’abandon par ses créanciers de la moitié de la dette publique grecque (sous forme d’une décote de leurs créances) et d’une aide supplémentaire de 130 milliards d’euros (Mds €) au cours de l’hiver, la situation grecque continue à se dégrader. Pour la cinquième année consécutive, le produit intérieur (PIB) grec va reculer de 4 ,7 % en termes réels (déduction faite de l’inflation) au cours de cette année, en enregistrant ainsi une baisse cumulée de 17,7 % depuis 2008 [1]. Le taux de chômage (officiel), qui n’était encore que de 7,5 % en septembre 2008, n’a cessé depuis lors de se dégrader pour se situer à 22,5 % – un triplement ! – en avril dernier [2] ; tandis que le taux de chômage des jeunes de 15-24 ans a bondi de 22,3 à 51,5 % entre avril 2008 et avril 2012 [3]. Dans ces conditions, il ne faut s’étonner ni de la baisse du pouvoir d’achat moyen (d’ailleurs programmé [4]) ni de l’augmentation de la pauvreté, de la misère et de l’exclusion [5] ni, par conséquent, de l’incapacité des pouvoirs publics grecs de faire entrer l’impôt [6], d’autant plus que les principaux propriétaires du pays (l’Église orthodoxe et les armateurs) continuent à bénéficier de très larges exemptions fiscales. En conséquence, l’État grec peine évidemment de plus en plus à réduire son déficit et à rembourser ses créanciers, accroissant la probabilité d’un défaut de paiement ; risque sur lesquels ces derniers anticipent par les taux élevés auxquels ils continuent à prêter à cet État, en dépit des garanties offertes par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) [7] ; ce qui n’a que la vertu de rendre encore plus difficile le remboursement de la dette surtout avec une économie en récession. Et ce en dépit de l’élection in extremis en juin dernier d’une majorité parlementaire qui s’est engagée à respecter les termes du mémorandum, fixé par « la troïka » composée du Fonds monétaire international (FMI), de l’Union Européenne (UE) et de la Banque centrale européenne (BCE) en accord avec les créanciers, pour assurer (en principe) le remboursement du restant de cette dette. Dans ces conditions, on n’a pas fini d’entendre parler de la dette grecque dans les toutes prochaines semaines.

Mais, depuis peu, c’est l’Espagne, plus exactement la situation de son système bancaire, qui est devenu le principal sujet d’inquiétude. C’est que tout au long des années 1990 et du début des années 2000, la croissance économique espagnole a été principalement assurée par une hypertrophie du secteur immobilier, à caractère largement spéculatif, impliquant un formidable endettement privé (des promoteurs immobiliers, des entreprises du BTP, de celles travaillant pour alimenter le précédent secteur en matériaux et matériels, des ménages se portant acquéreurs de logements, des agences de tourisme, etc.) auprès des banques, selon un scénario présentant bien des points communs avec ce qui s’est déroulé simultanément aux États-Unis et au Royaume-Uni. Et lorsque cette bulle immobilière a fini par éclater du fait de l’encombrement du marché et de la multiplication des situations d’impayés liée au développement du chômage et au retournement global de la conjoncture, consécutive à l’éclatement de la crise dite des prêts immobiliers subprime aux États-Unis (2007-2008), les banques espagnoles se sont retrouvées avec une montagne de créances douteuses ou franchement irrécouvrables, allant grossissant au fur et à mesure où le marché immobilier s’effondrait et où faillites et licenciements se multipliaient. En mai dernier, ces créances pourries s’élevaient à quelque 155 Mds €, représentant près de 9 % du volume global des créances bancaires espagnoles, plaçant l’ensemble du système bancaire au bord de la faillite [8]. Au cours de ce même mois de mai, le gouvernement a ainsi dû prévenir une telle faillite imminente du conglomérat bancaire Bankia, résultat de la fusion de sept caisses d’épargne régionales lourdement affectées par leurs engagements antérieurs dans le secteur immobilier, en injectant 19 Mds € dans son capital, ce qui a signifié sa nationalisation de fait. Et, incapable d’en faire autant pour le restant du système bancaire espagnol, dans la foulée, Madrid a dû solliciter l’aide de l’intervention du FESF à une hauteur de 100 Mds €, ce qui va avoir essentiellement pour effet d’alourdir la dette publique espagnole de quelque 10 %, de contraindre à un tour de vis budgétaire supplémentaire (des réductions de dépenses et des augmentations d’impôts) à hauteur de 65 Mds € [9], le tout rendant encore plus improbable le respect par l’État espagnol de ses engagements antérieurs de réduction des déficits publics. Conséquence immédiate : les taux auxquels cet État doit désormais emprunter sur le marché financier international, déjà élevés, se sont encore accrus : courant juillet, ils se sont élevés à 7,55% [10], rendant à terme le poids de la dette proprement insupportable, ce que le Premier ministre espagnol Rajoy ne cesse d’ailleurs de répéter depuis plusieurs semaines. On s’approche ainsi progressivement du seuil où deviendra inévitable un « plan de sauvetage » global de l’État espagnol du même type que celui monté pour l’État grec. Sauf qu’il s’agirait en l’occurrence de sauver l’équivalent de… plus de deux fois la Grèce : avec quelque 775 Mds au premier trimestre de cette année (soit avant « l’aide » européenne de 100 Mds € accordée pour « sauver » le secteur bancaire), la dette espagnole s’élève à plus du double du montant de la dette grecque (355 Mds €) avant la décote de celle-ci à laquelle il a été procédé au début de l’année [11]. Le FESF, d’un montant élargi à quelque 780 Mds €, déjà amputé des « aides » apportées à la Grèce et à l’Espagne depuis le début de l’année, n’y suffirait pas.

Surtout, à la faveur de ce nouvel épisode, est apparu au grand jour un autre cercle vicieux qui est en train d’entraîner vers l’abîme tout le système financier en Europe. Ce cercle résulte du bouclage (de la rétroaction) entre crise de l’endettement public et crise bancaire. Car si, depuis 2008, une bonne partie du surendettement des États européens résulte de la conversion des dettes privées (concentrées dans les banques) en dettes publiques (sous forme de nationalisations, prises de participation, prêts et subventions, garanties d’emprunts, etc.), réciproquement les banques, qui comptent elles-mêmes parmi les principaux créanciers des États (à côté des compagnies d’assurance, des fonds d’investissement, des fonds de pension), voient leurs comptes se dégrader au fur et à mesure où s’aggravent l’endettement public et, avec lui, les risques de défaillance des États, rendant ainsi nécessaires de nouvelles interventions de ces mêmes États, conduisant à alourdir encore la dette publique. Ainsi, la crise des dettes publiques nourrit-elle de plus en plus la crise bancaire qui, à son tour, aggrave la précédente.

Mais c’est en définitive l’Italie qui pourrait devenir le véritable cauchemar de la zone euro. S’élevant, au premier trimestre de cette année, à 1946 Mds €, la dette publique italienne est proportionnellement au PIB la plus lourde après celle de la Grèce (respectivement 123 % et 132 %) [12]. Et, elle ne cesse de s’alourdir (+ 3,8 points de PIB en un an !) sous l’effet de la récession de l’économie italienne (-1,4 % prévu cette année [13]) et des piètres résultats de la lutte contre une fraude fiscale qui n’a pas attendu les encouragements de l’ancien Premier ministre Berlusconi pour devenir un sport national [14]. Dans ces conditions, les taux d’intérêts auxquels se négocient les obligations italiennes à dix ans, encore inférieurs à 3 % il y a un an, ont nettement franchi la barre des 6 % au cours du mois du juillet [15], s’engageant sur la pente ascendante parcourue par les taux espagnols depuis le début de l’année. S’ils devaient poursuivre pareille ascension au cours des prochains mois, c’en serait fini de la zone euro, tout simplement parce que, soit directement soit par l’intermédiaire du FESF, les États européens se trouveraient parfaitement incapables de se porter au secours de l’État italien.

Et on comprend aussi que, dans ces conditions, au cours de la dernière décade de juillet, l’agence Mody’s ait placé les notes des dettes des trois États jusqu’alors réputés les plus sûrs, l’Allemagne, le Luxembourg et les Pays-Bas, mais aussi celle du FESF en perspective négative, laissant pour la première entendre qu’eux aussi pourraient perdre leur sacro-saint Aaa. Symptôme de ce que, en s’approfondissant dans les États dits « périphériques » de la zone euro, la crise des dettes souveraines est en train de gagner petit à petit ses États « centraux » et même les institutions mises sur pied pour lutter contre le développement de cette crise.

Trop peu, trop tard !

Pourtant, au cours de ces derniers mois, « l’eurocratie » [16] n’est pas restée les bras ballants à contempler la dégradation de la situation. Elle s’est même activée en multipliant les réunions formelles ou informelles, son activité confinant par moments à un activisme destiné à masquer (mais en vain) son impuissance à maîtrise la dérive de la situation. Et ce ne sont pas les piètres résultats du dernier Conseil européen qui s’est tenu fin juin qui y ont mis fin.

La moindre des raisons de cette impuissance est que les mesures préconisées et effectivement prises ont été à la fois trop timorées et trop tardives. C’est qu’elles présentent toutes cette caractéristique d’exiger de la zone euro et, plus largement, de l’UE d’avancer dans la voie d’un fédéralisme politique, impliquant de nouveaux transferts de souveraineté des États membres vers les instances communautaires. Ce qui ne fait qu’exacerber les contradictions inhérentes à la « construction européenne » que celle-ci, loin de les résoudre, a au contraire aggravées au cours des deux dernières décennies, notamment depuis l’adoption de la monnaie unique et des disciplines budgétaires qu’elle impose [17]. Nous y reviendrons plus loin encore.

D’où, pour commencer, les atermoiements concernant la mutualisation des dettes publiques. Dès lors qu’il s’agit pour les États européens de rembourser leurs dettes et qu’il n’est que trop manifeste que certains n’y parviendront pas sans l’aide de leurs voisins et partenaires communautaires, la solution serait mettre ces dettes en commun et que les moins endettés viennent ainsi au secours des plus endettés. Au demeurant, c’est déjà ce qui a commencé à se faire par l’intermédiaire du FESF, fonds abondé par les différents États membres en proportion de leur poids relatif dans le PIB communautaire mais dont seuls les plus endettés ont pour l’instant bénéficié ou ont vocation à bénéficier.

Mais il s’agirait maintenant de franchir quelques pas décisifs de plus sur la voie de la mutualisation. Et c’est là que le bât se met à blesser. La solution radicale consisterait dans l’émission d’eurobonds : l’émission par les différents États membres d’obligations (de titres d’emprunts) sur le marché financier garanties par l’ensemble de l’UE. De telles émissions permettraient à la plupart des États européens d’emprunter à moindre coût (à moindres taux d’intérêt) puisque ces emprunts auraient la garantie de l’ensemble des États de l’UE et notamment des plus solides. Elles les mettraient de plus à l’abri de la spéculation internationale sur les titres émis. Mais cela n’irait pas sans contrepartie importante : dès lors, nécessairement, les instances communautaires, quelles qu’elles soient, devraient être pourvues d’un droit de regard a priori sur les budgets des différents États membres pour éviter que les États-cigales ne financent leurs dépenses en comptant sur les États-fourmis pour les payer : certains États pourraient se voir, de la sorte, interdire tout déficit budgétaire ou simplement telle ou telle dépense jugée incompatible avec les engagements antérieurs de réduction budgétaire. Ainsi, après avoir abandonné toute souveraineté monétaire, les États membres les plus endettés devraient renoncer à toute souveraineté budgétaire, sans que pour autant les plus vertueux ne soient totalement assurés de devoir passer à la caisse pour régler l’ardoise de leurs voisins. On comprend que la proposition d’eurobonds n’ait pas, pour l’instant, suscité grand enthousiasme ni de la part de ceux qui seraient du côté des « contributeurs » nets (au premier rang desquels l’Allemagne) craignant de jouer les dindons de la farce, ni de la part ceux qui en seraient les « bénéficiaires nets » (les plus endettés des États) craignant de se voir imposer une véritable tutelle financière.

D’autres propositions de mutualisation partielle des dettes souveraines ont été avancées au cours des derniers mois : mutualisation des seuls emprunts à cours terme (moins d’un an) sous forme de l’émission d’eurobills (équivalents européens des bonds du Trésor) ou mutualisation de la seule partie de la dette des États dépassant le fameux seuil de 60 % du PIB prévu par le traité de Maastricht. Mais, pour les raisons susdites, elles n’ont pas davantage été retenues, chacun jouant la montre en espérant que le pire est passé. Alors qu’il est encore à venir…

Ce sont ces mêmes raisons qui entravent également l’action de la BCE. De par sa charte, celle-ci s’est vu interdire dès son origine de prêter aux États, de manière à ne pas installer ceux-ci dans la facilité d’un monnayage inflationniste de leur dette. Mais cela prive aussi la solidarité financière entre les différents États (plus exactement leurs banques centrales respectives détentrices du capital de la BCE) d’un solide moyen d’action : c’est précisément parce que leur banque centrale respective dispose d’une telle possibilité que le Royaume, les États-Unis d’Amérique et le Japon peuvent supporter des déficits publics proportionnellement bien plus importants que la moyenne de ceux des États de l’UE sans encourir une crise semblable de leur dette souveraine.

Sans doute, à partir du printemps 2011, la BCE s’est-elle pour partie affranchie de fait de cette interdiction en se mettant à acheter des obligations irlandaises, portugaises et grecques, de manière à limiter la chute de leurs cours sur le marché boursier poussant mécaniquement à la hausse les taux d’intérêts des nouveaux emprunts des États correspondants [18]. Ce qui lui a valu de sévères critiques du côté allemand. Et c’est parce que, notamment sous l’effet de ces critiques, la BCE a renoncé à poursuivre dans cette voie au cours des derniers mois que la spéculation a pu s’emballer sur les titres espagnols et italiens. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) qui aurait dû entrer en vigueur au FESF au 1er juillet en se substituer au FESF disposera pour sa part du droit à prêter aux États et à racheter les titres de leurs dettes en cours. Mais doté d’une capacité d’emprunt d’à peine 500 Mds € (qui donne la mesure des limites du « pot commun » européen), il sera bien en peine de faire face à une crise majeure du type d’une défaillance de l’Espagne ou a fortiori de l’Italie.

Et c’est au même type d’obstacles que vient se heurter le projet d’« union bancaire » au niveau européen. Nous venons de voir comment, dans tous les États européens, la crise de l’endettement public fragilise les banques et comment, inversement, comme cela vient de se produire en Espagne, la prévention d’une menace de faillite bancaire conduit à aggraver brutalement l’endettement public en menaçant de le porter au-delà du point où il reste supportable. Pour briser ce cercle vicieux et prévenir la répétition de ce type de scénario-catastrophe, l’UE vient de proposer de renforcer la surveillance du secteur bancaire en en confiant la mission à la BCE, dont le pouvoir se trouverait ainsi renforcé tandis qu’inversement celui des différentes banques centrales nationales, prêteurs en dernier ressort mais aussi régulateurs et « gendarmes » traditionnels des leurs systèmes bancaires nationaux respectifs, se trouverait affaibli et, avec lui, la capacité des gouvernements nationaux à conduire leurs politiques économiques. Ce nouveau transfert de souveraineté économique se trouverait de surcroît aggravé par la nécessaire harmonisation des règles régissant les différents systèmes bancaires nationaux, lésant le cas échéant les privilèges dont disposent certains segments des systèmes bancaires nationaux. On comprend que les États membres traînent les pieds.

Pour ne pas parler des groupes bancaires, peu désireux de voir se renforcer les règles auxquelles ils devraient se soumettre et, pire encore de leur point de vue, l’obligation de transparence quant aux activités qu’ils mènent et aux risques qu’ils prennent, ou plutôt qu’ils font courir, à leur insu, à leurs actionnaires, créanciers et en définitive à leurs déposants. D’autant plus que le projet d’« union bancaire » leur fait obligation de fournir un document détaillant l’ensemble de leurs actifs de manière à permettre, en cas de faillite d’un groupe bancaire, à l’autorité de régulation européenne de prendre les mesures nécessaires pour sauver ce qui peut l’être en liquidant le reste, de manière à éviter autant que possible d’avoir à y sacrifier de l’argent public.

L’eurocratie persiste et signe

Mais là n’est pas l’essentiel en définitive. Si les remèdes à la crise financière européenne jusqu’à présent appliqués ou préconisés par l’eurocratie se sont révélés si piètrement efficaces, c’est pour des raisons bien plus fondamentales qui nous renvoient vers la racine même de la crise de l’endettement public, que ce soit en Europe ou ailleurs dans le monde où elle peut sévir. On s’aperçoit alors que ces remèdes sont non seulement quantitativement insuffisants mais encore et surtout qualitativement inappropriés – sans que, pour autant, cela n’empêche l’eurocratie de continuer à les préconiser.

C’est que le surendettement public actuel en Europe résulte pour l’essentiel de la mise en œuvre, depuis trois décennies maintenant, de politiques néolibérales. Directement tout d’abord : dans la frénésie de restriction du « poids de l’État » et leur croyance aveugle dans le dogme de l’offre [19], ces politiques se sont acharnés à restreindre non seulement les dépenses publiques mais encore les recettes publiques (les impôts et les cotisations sociales), en allégeant considérablement la part de celle-ci pesant sur le capital (les entreprises) ainsi que les ménages titulaires de hauts revenus et de gros patrimoines – merci pour eux ! L’exemple en a été fourni en France par la multiplication des « niches fiscales et sociales » au cours des quinze dernières années, privant l’État et les organismes de protection sociale, en 2008 par exemple, de quelque 140 Mds €, soit l’équivalent de deux fois le déficit public cette année-là [20]. Mais l’effet indirect des politiques néolibérales sur les finances publiques a été encore plus catastrophique : en déformant le partage de la « valeur ajoutée » (du surcroît de richesse sociale nouvellement produite chaque année) au détriment du travail et au bénéfice du capital, à coup de développement de la précarité et du chômage et de mise en concurrence internationale des travailleurs (par la libéralisation des échanges de marchandises et de capitaux), ces politiques ont non seulement rendu la croissance économique atone et erratique, limitant d’autant les recettes des pouvoirs publics, mais ont créé les conditions de crises financières à répétition, de plus en plus graves, la dernière en date (celle dites des subprime) se soldant par des plans massifs (se comptant par centaines de milliards d’euros, de dollars, de livres sterling, etc.) de sauvetage des éléments du capital financier (banques, compagnies d’assurance, etc.) menacés de faillite et de soutien à la croissance pour parer à la récession consécutive de « l’économie réelle » – autrement dit, des dépenses publiques supplémentaires pour sauver le capital de sa crise, le tout faisant exploser déficits et dettes publiques [21].

Dans ces conditions, la première condition, nécessaire sinon suffisante, pour sortir de l’impasse actuelle dans laquelle nous ont engagées les politiques néolibérales est de rompre radicalement avec ces dernières. Or c’est tout le contraire qui est en train de se passer en Europe, sous la direction de l’eurocratie. Les seuls enseignements que celle-ci tire, aujourd’hui comme hier, des résultats catastrophiques des politiques néolibérales qu’elle a défendues et promues depuis le milieu des années 1980 au moins, c’est que ces politiques n’ont pas été menées assez loin ni avec suffisamment de détermination et qu’il faut, par conséquent, poursuivre dans la voie de la « réforme » néolibérale de l’État et du rapport salarial jusqu’à ce que la réalité se conforme à ce que le dogme néolibéral proclame : régis par une « concurrence libre et non faussée » et dès lors que les acteurs s’y comportent d’une manière rationnelle en étant aussi bien informés que possible, les marchés ne peuvent qu’être efficients et le monde économique parfait. Un pareil entêtement ne peut s’expliquer qu’en tenant compte du fait que le néolibéralisme fonctionne à leur égard comme une religion dont ils sont les grands prêtres et les missionnaires, par le fait aussi qu’ils représentent et défendent les intérêts des fragments du capital (et notamment de sa fraction financière) que les politiques néolibérales préservent et confortent. Nous allons y revenir également.

C’est ainsi que, des plus aux moins endettés des États européens, l’eurocratie exige la poursuite des politiques d’assainissements de finances publiques. Côté dépenses, sont ainsi exigées des coupes plus ou moins claires : la compression des effectifs des administrations publiques (depuis la restriction de l’embauche et le non-remplacement des départs en retraite jusqu’au licenciement pur et simple d’une partie des agents en fonction), la baisse de leur masse salariale (depuis le blocage des salaires et de pensions jusqu’à leur baisse autoritaire), la réduction du champ d’intervention et du niveau d’activité des pouvoirs publics, la dégradation de la qualité des prestations fournies par les équipements collectifs et les services publics pouvant aller jusqu’à leur disparition pure et simple, etc. Côté recettes, dans la mesure où l’assainissement exige malgré tout d’augmenter les impôts, il est recommandé de recourir en priorité aux impôts indirects (notamment ceux portant sur la consommation), bien qu’ils soient socialement les plus injustes puisqu’ils sont dégressifs, et, pour ce qui est des impôts directs, à ceux portant sur le travail plutôt que sur le capital et le patrimoine. Et, surtout, pour accroître la masse imposable, partant les recettes fiscales des États, il est exigé de dégager un solde positif de la balance des paiements et, tout particulièrement, de la balance commerciale, en améliorant la compétitivité des différentes économies européennes ; ce qui, en l’absence de toute possibilité de dévaluation compétitive, rendue impossible par le partage d’une monnaie unique (l’euro), ne peut s’obtenir qu’en faisant pression à cette fin sur le niveau des salaires. Autrement dit, la réduction des déficits publics et de l’endettement public passe-t-elle non seulement par l’austérité budgétaire mais encore par une austérité salariale généralisée, étendue bien au-delà du seul secteur public. Ainsi l’eurocratie exige-t-elle la poursuite de la déréglementation du rapport salarial (de la réduction du champ et du seuil des droits ouverts au salarié au-delà de ce qui est prévu dans et par son contrat de travail individuel et, éventuellement, par la convention collective de l’entreprise ou de la branche) et la réduction des droits ouverts aux précaires, chômeurs et exclus de l’emploi, donc le démantèlement de toute la législation sociale, de manière à atomiser au maximum les salariés et à déséquilibrer encore un peu plus le rapport de forces entre travail et capital.

Si l’on fait la somme des mesures antérieures, il apparaît que l’objectif ainsi poursuivi est clairement de faire pression à la baisse sur le coût salarial global (le coût social de reproduction de la force sociale de travail impliquant le salaire direct, le salaire indirect sous forme de prestations sociales en espèces, le logement social, le système de formation et de qualification, etc.), autrement dit de réduire les normes de consommation de la grande masse des salariés en dégradant notablement leur niveau de vie. Mais, de la sorte, la poursuite des politiques néolibérales ne fait qu’entretenir voire aggraver la distorsion intervenue dans le partage de la « valeur ajoutée » sous l’effet de leur mise en œuvre dans le cours des années 1980 et 1990, distorsion qui se trouve à la racine tant de la piètre dynamique économique générale de l’Europe que de la crise de l’endettement public qui y sévit.

De cette contradiction, certains dirigeants européens, y compris au sein de l’eurocratie, ont pris conscience ces derniers temps, en préconisant d’en sortir par une politique de relance néokeynésien au niveau européen [22]. Parmi eux figure le nouveau gouvernement français, issu des élections présidentielle et législative de mai-juin dernier. Mais tout ce qu’il a pu obtenir lors du dernier Conseil européen, c’est l’engagement d’un plan de relance à hauteur de 120 Mds €, composés pour moitié de fonds européens déjà engagés (du type FEDER) et destinés à des grands travaux d’infrastructure, représentant à peine 1 % du PIB européen ; quant au lancement d’eurobonds et à l’autorisation donnée à la BCE de prêter directement aux états, il n’en a pas été question (pour les raisons évoquées ci-dessus) : tout juste s’est-on mis d’accord sur la perspective d’émettre des project bonds (des obligations destinées à financer des projets communautaires spécifiques) ; et l’institution d’une taxe sur les transactions financières au sein de l’UE a de même été renvoyée à plus tard. On est évidemment très loin de ce qui serait nécessaire pour commencer à rééquilibrer le partage de la « valeur ajoutée » et sortir ainsi du cercle vicieux dans laquelle l’austérité salariale et budgétaire néolibérale enferme l’Europe. La raison en est que, avec l’élection en définitive d’une majorité parlementaire grecque favorable aux memoranda imposées par « la troïka », le spectre d’une crise politique et financière majeure en Europe a été une nouvelle fois repoussé. Sans que pour autant aucun des problèmes de fond ne soit réglé, bien au contraire, si bien que la crise européenne ne peut que rebondir, encore aggravée, dans le cours des prochaines semaines.

Une zone euro à hue et à dia

Si la racine de la crise économique qui sévit en Europe – comme d’ailleurs dans l’ensemble des États capitalistes centraux – gît bien dans la distorsion intervenue dans le partage de la « valeur ajoutée » en salaires et profits à la faveur de la mise en œuvre des politiques néolibérales à partir des années 1980 et si son aggravation s’explique par la persistance de l’eurocratie dans ces mêmes politiques, elle présente cependant une autre dimension encore, spécifiquement européenne pour sa part, liée une nouvelle fois aux contradictions inhérentes à la « construction européenne » et, plus exactement, à son noyau dur, la zone euro. C’est ce que Michel Husson vient de montrer en un article remarquable, au contenu très dense, dont nous ne reprenons ici quelques-uns des principaux éléments d’analyse et conclusions [23].

L’édification au sein de l’UE d’une union monétaire, d’abord restreinte à un nombre limité d’États-membres mais ayant vocation à s’élargir à tous, reposait sur le pari de réduire les inégalités de développement économique et social entre ces derniers, héritage de leurs histoires respectives, en réalisant une convergence progressive entre eux, notamment par les communes disciplines budgétaires (un déficit public limité à 3 % du PIB, une dette contenue à 60 % du PIB) et salariales qui leur seraient imposées dans le cadre de cette union. Or, depuis l’introduction de l’euro, c’est tout le contraire qui s’est produit : les écarts n’ont cessé de se creuser entre le « Nord » de la zone euro (Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas et Finlande – l’étude exclut le Luxembourg, qui aurait encore accentué l’écart) et le « Sud » de celle-ci (Irlande, Portugal, Espagne, Italie, Grèce), la France occupant une position intermédiaire entre les deux groupes tout en tendant à se rapprocher de plus en plus du second.

Les États « sudistes » ont notamment vu se dégrader leur compétitivité-prix par rapport aux États « nordistes » du fait non pas d’un dérapage salarial (une croissance des salaires réels plus forte que celle de la productivité – c’est le contraire qui a eu tendance à se produire sous l’effet de la baisse de la part des salaires dans la « valeur ajoutée ») mais d’une inflation structurelle plus forte. Celle-ci s’explique elle-même par la conjonction de trois facteurs : une croissance plus forte des États « sudistes », condition de leur rattrapage des États « nordistes » et de la convergence projetée entre les deux groupes (ce qui implique d’ailleurs une contradiction interne au processus de convergence) ; une tendance plus grande au « Sud » qu’au « Nord » à diffuser, sous forme de hausse salariale, les gains de productivité réalisés dans le secteur manufacturier vers le restant de l’économie (ce qui renvoie vers la disparité des inégalités de développement sectorielles entre les différentes économies nationales) ; enfin des conflits de répartition de la richesse sociale (de la valeur produite) plus importants au sein des formations « sudistes » qu’au sein des formations « nordistes », du fait du caractère plus inégalitaire des premières relativement aux secondes (ce qui exprime évidemment des configurations des rapports de classes, mêlant conflits, compromis et alliances, différentes entre les unes et les autres). Notons au passage combien, à travers les variables économiques réifiées (taux d’inflation, hausse des salaires réels, part des salaires dans la « valeur ajoutée », poids relatifs des différents secteurs, etc.), s’expriment en définitive toutes les spécificités structurelles profondes des différentes formations nationales et combien, du même coup, est naïf le projet eurocrate d’une convergence rapide de ces dernières impliquant d’araser en quelques années la sédimentation de décennies voire de siècles de construction sociopolitique.

Loin de corriger cette divergence entre « Nord » et « Sud » de la zone euro, l’union monétaire en aura au contraire favorisé l’aggravation tout le long des années 2000, jusqu’à l’éclatement de la crise financière de 2007-2008 dite des subprime, en la laissant produire tous ses effets pervers. D’une part, à l’abri de la monnaie commune, les États « sudistes » ont ainsi pu laisser se creuser le déficit de leur balance commerciale, revers de leur plus forte croissance et rançon de la dégradation de leur compétitivité, sans que ce déficit ne se solde par la nécessité de dévaluer leur monnaie, comme cela aurait été le cas avant le passage à l’euro ou sans celui-ci. D’autre part, sous l’effet de la politique monétaire restrictive de la BCE, les États « sudistes » ont également pu bénéficier de la baisse générale des taux d’intérêt nominaux au sein de la zone euro qui, du fait de leur inflation plus forte, s’est traduite par une baisse encore plus forte des taux d’intérêt réels que dans les États « nordistes », incitant ainsi pouvoirs publics, entreprises et surtout ménages à s’endetter, en venant ainsi soutenir leur plus forte croissance : la bulle immobilière espagnole, par exemple, a trouvé à s’y alimenter directement. Enfin, cette croissance dopée à l’endettement (allant jusqu’au surendettement) s’est logiquement accompagnée d’une baisse du taux d’épargne des ménages, contraignant ainsi les administrations publiques (États, collectivités territoriales, organismes publics de protection sociale) à compter sur un flux continu de capitaux étrangers pour financer leurs déficits (persistants même si tendanciellement décroissants) par l’emprunt avec pour effet de dégrader un peu plus les comptes extérieurs aussi bien qu’intérieurs. L’ensemble constituant une dynamique clairement insoutenable à terme puisqu’accumulant baisse générale de compétitivité, endettement privé et endettement public, déficit intérieur (de l’épargne privée au budget public) et déficits extérieurs (de la balance commerciale à la balance des paiements). Sans que, soit dit en passant, l’eurocratie n’y ait rien trouvé à redire, adressant au contraire à plusieurs reprises ses félicitations à différents États « sudistes » (l’Irlande et l’Espagne notamment), en les donnant en exemple au restant de l’UE.

Sous ce rapport, la crise financière des années 2007-2008 est moins venue briser une croissance apparemment vertueuse que mettre fin à un cercle réellement vicieux tout en révélant la nature. En gonflant brusquement et brutalement le déficit public, en mettant fin à la possibilité de le financer moyennant l’importation de capitaux étrangers, en contractant les possibilités ouvertes à l’endettement privé, en rendant du coup nécessaires et la hausse du taux du taux d’épargne national et un solde positif de la balance commerciale, cette crise a imposé aux formations « sudistes » une politique d’austérité budgétaire et salariale, indépendamment même des préceptes de politique néolibérale précédemment évoqués. Et elle a surtout signé la fin de l’illusion, qui n’aura duré que quelques années, selon laquelle le parachèvement de « l’union économique et monétaire » par le passage à l’euro puisse être un fleuve tranquillement descendu.

La « construction européenne » revisitée et réévaluée [24]

Ainsi, au cours des trente dernières années, telle qu’elle a été conduite, la « construction européenne » a produit deux résultats majeurs, aussi catastrophiques l’un que l’autre. En premier lieu, par la simple création d’un espace de libre circulation du capital sous sa forme marchandise tout comme sous sa forme argent, au sein duquel s’est trouvée accrue la mise en concurrence des capitaux… et des travailleurs salariés, tout comme par les disciplines budgétaire et salariale auxquelles se sont trouvés astreint les États pour entrer dans la zone euro puis pour s’y maintenir, la construction européenne a été un moyen institutionnel particulièrement efficace d’administration des politiques néolibérales d’austérité synonyme notamment de déréglementation du marché du travail et de démantèlement rampant de la protection sociale, en un mot : de régression en matière d’encadrement du rapport salarial. Et la gestion par l’eurocratie de la crise de l’endettement public consécutif à l’éclatement de la crise financière de 2007-2008, ordonnée à l’impératif du maintien et même du renforcement de la discipline budgétaire et de la rigueur salariale, n’a fait qu’aggraver encore cet effet régressif. Une régression qui frappe tout particulièrement le salariat d’exécution (ouvriers et employés) : pour lui, la perspective ainsi ouverte est celle d’un grand bond en arrière, de caractère historique, qui aboutirait en définitive à liquider purement et simplement tout l’acquis du compromis fordiste et notamment l’État-providence.

De plus, telle qu’elle a été poursuivie au cours des trente dernières années, la « construction européenne » a produit un second résultat tout aussi catastrophique, se combinant avec le précédent tout en le modulant dans l’espace : le creusement des inégalités de développement entre nations et régions européennes. Loin de conduire à la convergence des niveaux de développement nationaux et régionaux promise par les eurocrates, elle a accentué les divergences entre eux : elle a renforcé les plus forts et affaibli les plus faibles. Ce qui se dessine ainsi, ce n’est pas « une Europe à plusieurs vitesses », comme on se plaint à le répéter quelquefois, en laissant croire que les différents États et régions seraient intégrés progressivement, mais à des rythmes différents, au sein d’un même ensemble et d’un processus uniforme de développement économique et social ; c’est bien plutôt la classique structure propre à tout espace façonné par le procès global de reproduction du capital en le fragmentant et en le hiérarchisant en formations centrales, formations semi-périphériques et formations périphériques [25]. Une structure que l’on retrouve non seulement au niveau planétaire (c’est elle qui sous-tend la division internationale du travail au sein du marché mondial) mais encore au niveau de chacune des unités dont se compose l’espace mondial (au sein de chaque État ou groupe continental d’États) tout simplement parce qu’elle est commandée par les nécessités d’un développement inégal fonctionnel au regard des exigences de la reproduction du capital. Une structure qui n’est pas, pour autant, immuable mais se trouve bouleversée en permanence par les changements de position qui peuvent affecter les différentes formations (nationales ou régionales) qui se trouvent ainsi mises en concurrence, au gré de l’évolution de leurs appareils productifs respectifs et de la réussite ou de l’échec de leurs stratégies d’insertion sur le marché continental ou mondial.

Dès ses origines, à l’époque de la Communauté économique européenne (CEE), ce qui allait devenir l’UE s’est constitué en réunissant des nations et plus encore des régions inégalement développées, les unes centrales (par exemple à la Ruhr et la Lombardie), les autres semi-périphériques (les anciennes régions charbonnières) voire périphériques (par exemple le Mezzogiorno italien ou le Massif central français ou la Bretagne). Depuis lors, ces inégalités de développement n’ont cessé de s’étendre, à la faveur de l’élargissement de la CEE puis de l’UE par intégration des États britanniques (Irlande, Royaume-Uni), des États méridionaux (Grèce, Espagne, Portugal), des États nordiques (Danemark, Suède, Finlande) et des États d’Europe centrale (Autriche puis, progressivement, les États ci-devant membres de feu le « bloc soviétique »), mais aussi de s’intensifier au rythme de l’exacerbation de la mise en concurrence des territoires et de leurs populations à l’intérieur même de l’UE, rendue possible par l’intégration constante de nouveaux territoires moins développés que ceux déjà intégrés, au rythme aussi de l’approfondissement de la « construction européenne » avec le parachèvement de « l’union économique et monétaire », ainsi que nous l’avons vu plus haut. Le plus remarquable sous ce rapport est sans doute que, pris dans cette dynamique, des États ou des régions originellement centraux tendent aujourd’hui à glisser vers des positions semi-périphériques : c’est bien ce qui menace l’Italie dans son ensemble et une bonne partie (méridionale et occidentale) de la France. Et c’est pour n’avoir pas tenu de la réalité des inégalités de développement et d’avoir soumis ses États membres à des contraintes propres à les aggraver que la zone euro se trouve aujourd’hui en crise et, pour tout dire, au bord de l’éclatement.

Implosion potentielle par récession économique et régression sociale et explosion potentielle par impossibilité de tenir les règles corsetant les politiques budgétaire et salariale et par creusement des inégalités socio-spatiales de développement, tels sont les résultats majeurs de trente ans de « construction européenne ». Au regard de cette conclusion, la question de savoir si ces résultats ont été volontaires ou non se résout d’elle-même. Sans exclure que la « construction européenne » ait pu être utilisée par tout ou partie de l’eurocratie comme une « machine à libéraliser » : comme un instrument institutionnel et idéologique permettant d’imposer les politiques néolibérales d’austérité budgétaire et salariale et, demain, peut-être, le grand bond en arrière du salariat précédemment évoqué, le moins qu’on puisse dire est que ces résultats présentent aussi tout les caractéristiques de parfaits effets pervers : de processus qui, échappant à leurs éventuels concepteurs et promoteurs, reviennent vers eux comme des boomerangs pour les menacer à leur tour.

Éclatement ou refondation ?

Des éléments d’analyse précédents se dégage au moins une conclusion claire et certaine. A moins qu’elle ne parvienne à se refonder sur des bases radicalement différentes de celles, néolibérales, sur lesquelles elle s’est édifiée jusqu’à présent, l’UE est condamnée à éclater à brève échéance. Et ce ne sont pas seulement les membres de l’eurocratie qui se trouvent confrontés à pareille alternative ; celle-ci concerne tout aussi bien les forces qui entendent défendre les intérêts des couches populaires, directement menacés tant par la « construction européenne » que par sa crise.

Comme nous l’avons vu plus haut, l’eurocratie dans son ensemble entend poursuivre dans la voie néolibérale. C’est le cas notamment, outre des actuels dirigeants des institutions de l’UE (Commission, BCE, Eurogroupe, groupes majoritaires au sein du Parlement européen, etc.), des gouvernements des États constituant le noyau dur de la zone euro et le centre de l’UE : l’Allemagne, l’Autriche, le Benelux et la Finlande, auxquels on peut associer le Danemark et la Suède et que soutiennent, parmi les États non membres de l’UE, ceux de la Suisse et de la Norvège. Mais, sans remettre pour autant en cause le paradigme néolibéral, l’eurocratie ne se divise pas moins actuellement entre des « durs » et plus ou moins « modérés ». Les premiers entendent poursuivre dans cette voie coûte que coûte, en exigeant l’application la plus rigoureuse possible des disciplines budgétaire et salariale exigées par l’UE pour apurer les comptes publics au plus vite, fût-ce au prix d’un éclatement de la zone euro voire de l’UE elle-même qui en écarterait les États qui ne peuvent plus ou ne veulent plus s’y soumettre. Exit donc la Grèce en attendant sans doute l’Espagne puis l’Italie. C’est précisément la perspective qui effraie les « modérés » qui font remarquer que, si l’UE peut encaisser le prix d’une défaillance radicale de la Grèce (elle l’a déjà payé pour une part), il ne saurait en aller de même s’agissant de ces « poids lourds » que sont l’Espagne et surtout l’Italie, comme nous l’avons vu : une défaillance de l’un ou l’autre de ces deux pays accompagnée de leur sortie de l’euro emporterait le système financier (et notamment bancaire) européen tout entier. Ceux-là plaident donc en faveur d’une modération relative dans les politiques d’austérité budgétaire et salariale, consistant essentiellement à étaler dans le temps l’apurement exigé des finances publiques des États « sudistes », à mutualiser une partie des dettes publiques (selon les différentes formules évoquées plus haut) voire à autoriser la BCE à financer les dettes publiques en prêtant directement aux États, sous certaines conditions. Ils sont évidemment soutenus par les gouvernements des États « sudistes » faisant valoir que les exigences d’ajustement auxquelles l’UE les soumet sont intenables dans le court terme et que, faute d’un redémarrage de l’accumulation, elles ne pourront pas même être satisfaites à moyen terme. C’est là que les quelques partisans d’une telle relance sur des bases néokeynésiennes que compte l’eurocratie peuvent commencer à faire entendre leurs voix, sans avoir rien obtenu de substantiel pour l’instant, comme nous l’avons vu. Les décisions tout comme l’absence de décisions sur des points importants au terme du dernier Conseil européen qui s’est tenu fin juin dernier s’expliquent par le rapport de forces actuel entre ces différentes tendances ou nuances, dessinant un fragile équilibre que le prochain rebondissement de la crise de l’euro fera voler en éclats.

Celui-ci interviendra à la faveur du prochain défaut de paiement de l’un des États « sudistes » parmi les plus endettés, la Grèce sans aucun doute. Se trouveront alors placés au pied du mur non seulement les eurocrates mais les forces sociales et politiques qui, à l’intérieur du ou des États défaillants, entendent défendre les intérêts des couches populaires. Les orientations et mesures politiques qu’ils devront adopter à cette fin ont déjà été détaillées par ailleurs : d’une part, un allégement de la dette publique pouvant aller de sa simple restructuration (annulation d’une partie de la dette accompagnée du rééchelonnement du remboursement du restant) jusqu’à sa récusation pure et simple, faisant valoir que cette dette est illégitime dans son principe même [26], complétée par la nationalisation du secteur bancaire pour prévenir l’écroulement que provoquerait la récusation de la dette dont il détient une part plus ou moins importante des titres ; d’autre part, un nouveau partage, moins inégalitaire, de la richesse sociale, combinant une hausse de la masse salariale (par création d’emplois privés et publics et augmentation des salaires directs et indirects) et une fiscalité plus lourde pesant sur le capital (les entreprises), les hauts revenus et les gros patrimoines [27].

Toute la question est de savoir si la mise en œuvre d’une pareille politique, qui tourne clairement le dos aux exigences d’austérité budgétaire et salariale, sera ou non compatible avec le maintien des États qui la mettrait en œuvre dans la zone euro et l’UE. Leur maintien dans ce cadre supposerait que les fondements de l’UE soient profondément révisés ; et pareille révision ne pourrait intervenir qu’au terme d’un rapport de forces victorieux avec les instances eurocratiques gardiennes de l’orthodoxie néolibérale, leur permettant d’entraîner d’autres États à leur suite dans cette voie alternative. A cette fin, ils disposeraient de deux atouts : d’une part le caractère d’autant plus coopératif des mesures préconisées et prises qu’elles seraient étendues à plus d’États au sein de la zone euro et de l’UE, d’autre part le chantage d’une rupture avec la zone euro voire avec l’UE et du coût qui en résulterait pour l’ensemble des autres États membres, proportionnel au poids les États qui en sortiraient. Bref, les partisans de la refondation de l’UE pourraient faire valoir aux peuples européens qu’ils ont tout à gagner à voir leurs gouvernements s’engager dans la voie nouvelle ainsi ouverte et qu’ils auraient au contraire tout à perdre à les contraindre de s’y engager seuls.

Pour autant, leur marge de manœuvre serait limitée et d’autant plus limitée que leur poids à l’intérieur de la zone euro et de l’UE serait restreint. Face à un « poids plume » (comme la Grèce par exemple), il est à craindre que le bras de fer précédemment évoqué ne tourne au désavantage de ce dernier, en ne lui laissant d’autre issue que de sortir de la zone euro. Il en irait de même si, dans un État, la situation socio-économique venait à se dégrader au point qu’il n’y aurait plus rien à négocier avec les instances européennes : ce pourrait être le cas d’un « poids lourd » (comme l’Italie) dont la défaillance excéderait d’emblée les capacités d’intervention de l’UE. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas sous-estimer les difficultés et les risques d’une pareille voie [28]. Ce qu’il adviendrait d’un État (ou groupe d’États) sortant ainsi de la zone euro ou même de l’UE dépendrait alors du déroulement de la crise nationale qui en résulterait, soit du rapport de forces qui s’établiraient entre classes, blocs sociaux et formations politiques à l’intérieur de cet État. La mise en œuvre du précédent programme impliquerait alors sa radicalisation, en liaison avec une mobilisation populaire étendue, impliquant notamment : des mesures protectionnistes (notamment quant au contrôle des changes) pour parer aux effets ravageurs que le couple dévaluation-inflation exercerait sur la nouvelle monnaie nationale qui viendrait se substituer à l’euro ; la constitution, sur la base de la nationalisation des banques, d’un fonds social d’investissement au bénéfice des services publics, des équipements collectifs, du secteur de l’économie sociale et des entreprises autogérées ; la socialisation de toutes les industries stratégiques et leur reconversion de manière à satisfaire besoins sociaux et contraintes écologiques, au terme d’un débat et d’une décision démocratiques impliquant pleinement les travailleurs ; la socialisation et le développement des services publics et des équipements collectifs sous le contrôle de comités composés de salariés et d’usagers, impliquant l’institution de leur gratuité. En permettant aux couches populaires de se réapproprier leurs conditions sociales d’existence et les moyens de les produire, ces mesures permettraient de (re)donner un contenu concret à la notion de recouvrement de la souveraineté populaire (nationale) lié à la rupture avec le carcan de l’UE. Sans compter que ce serait la meilleure manière de couper l’herbe sous les pieds d’une droite et d’une extrême droite qui ne manqueraient pas de mener campagne simultanément sur ce même thème, mais en lui donnant un contenu réactionnaire et xénophobe tout différent, du type « préférence nationale », et derrière lesquelles se regrouperaient alors les classes possédantes, bourgeoisie en tête. Bref, comme d’habitude, c’est la bonne vieille lutte des classes qui continuerait alors à écrire l’histoire.

Alain Bihr, 12 août 2012

Notes

[1] http://epp.eurostat.ec.europa.eu/tg...

[2] http://www.statistics.gr/portal/pag...

[3] http://www.statistics.gr/portal/pag...

[4] Ainsi le second mémorandum dicté à la Grèce par la Troïka fin 2011 impose-t-il une baisse du salaire minimum de 22 % et même de 32 % pour les jeunes de moins de vingt-cinq ans, à laquelle s’ajoute la suppression de primes équivalentes à deux mois de salaire, soit une baisse cumulée respectivement de 33 % et de 42% ! Foundation for Economic and Industrial Research, The Greek Economy 1/12, Quaterly Bulletin, n°67, March 2012, page 67. En ligne : http://www.iobe.gr/media/engoik/112...

[5] En témoigne l’augmentation dramatique du taux de suicide et, notamment, des suicides en public. Cf. The Lancet, « Increased suicidality amid economic crisis in Greece », http://www.thelancet.com/journals/l...)61638-3/fulltext

[6] Du fait de la récession, les rentrées fiscales ont été inférieures de près d’un milliard d’euros sur les prévisions en 2011 et risquaient de l’être de trois milliards en 2012, nécessitant une révision du budget à peine l’exercice entamé : The Greek Economy 1/12, op. cit., page 35.

[7] Sur les emprunts à dix ans : 4,55 % en avril, 4,69 % en mai, 4,73 % en juin. Cf. Le Parisien, 12 juin 2012, http://www.leparisien.fr/flash-actu...

[8] Le Parisien, 18 juillet 2012, en ligne : http://www.leparisien.fr/flash-actu...

[9] Le Figaro, 19 juillet 2012, en ligne : http://www.lefigaro.fr/conjoncture/...

[10] Les Echos, 24 juillet 2012, en ligne http://www.lesechos.fr/entreprises-...

[11] http://epp.eurostat.ec.europa.eu/ca...

[12] Ibid.

[13] Cf. note 1.

[14] Selon la police fiscale italienne, la fraude fiscale s’élèverait à 120 à 130 Mds €, soit une fois et demie le montant du déficit budgétaire. Cf. Courrier International, 9 janvier 2012, en ligne : http://www.courrierinternational.co...

[15] Cf. note 10.

[16] Entendons le gouvernement informel et non officiel mais parfaitement réel de l’UE, regroupant la Commission européenne et ses services, la direction de la BCE, les dirigeants de l’Eurogroupe, la Cour de justice européenne gardienne des traités européens, avec ses pseudopodes dans tous les gouvernements nationaux mais aussi infranationaux (les pouvoirs gérant les grandes régions et les grandes métropoles motrices de l’UE).

[17] Pour un exposé de ces contradictions, voir mon article « La “construction européenne” en crise », A Contre-Courant, n°228, octobre 2011.

[18] Soit des obligations de 1 000 € émise par un État à 5 % sur dix ans ; chacune rapporte donc 50 € tous les ans à son possesseur. Si des doutes quant aux capacités de remboursement de cet État apparaissent, ces obligations vont s’échanger sur le marché boursier avec une décote plus ou importante. Supposons qu’elle soit de 50 % : ces obligations s’échangent donc désormais à 500 €. Celui qui les acquiert à ce prix n’en dispose pas moins de titres dont chacun lui rapporte 50 € par an, soit 10 %. Dès lors, si le même État doit à nouveau se porter sur le marché financier, il devra émettre ses nouvelles obligations au taux de 10 % pour trouver des preneurs. Ainsi le cours des obligations anciennes sur le marché boursier tend-il à fixer le taux auquel doivent être émises les obligations nouvelles sur le marché financier.

[19] Le néolibéralisme est solidaire d’une « économie politique de l’offre » pour laquelle si la « croissance » (le taux d’accumulation du capital) est insuffisante, générant sous-emploi (chômage), ce serait fondamentalement parce que « l’offre » (l’activité des entreprises) se trouverait entravée par des obstacles (par exemple par un niveau trop élevé des salaires, des contraintes réglementaires, une fiscalité pesant sur l’investissement dissuasive, etc.) qu’il s’agirait de réduire ou, mieux encore, de faire disparaître.

[20] Voir « Que cache la croissance de la dette publique ? », A Contre-Courant, n°211, janvier-février 2010 ; « DDerrière l’austérité budgétaire : une nouvelle agression contre le salariat », ESSF (article 26203).

[21] Voir « Le triomphe catastrophique du néolibéralisme » ESSF (article 11959) et « Sur la crise : une victoire à la Pyrrhus », ESSF (article 16614).

[22] Voir « A l’ouest rien de nouveau ? », ESSF (article 26206).

[23] « Économie politique du « système-euro » » http://alencontre.org/wp-content/up...

[24] La suite de l’article intègre un certain nombre d’éléments élaborés avec Charles-André Udry lors d’une discussion début août.

[25] Cf. « Introduction générale », La préhistoire du capital, Page 2, 2006, pages 53-72.

[26] Une argumentation en ce sens a été développée dans « Sommaire rappel de quelques vérités élémentaires sur la dette publique », A Contre Courant, n°162, février-mars 2005 et dans « Que cache la croissance de la dette publique ? », A Contre-Courant, n°211, janvier-février 2010. Cf. aussi l’article « Dette publique » dans La novlangue néolibérale, Editions Page 2, 2007.

[27] Le détail en a été exposé dans « Les voies d’une alternative », A Contre-Courant, n°229, novembre 2011, en reprenant là encore des suggestions avancées par Michel Husson.

[28] Ils ont été détaillés dans l’article cité dans la note précédente.

* Publié par A l’encontre le 14 août 2012. http://alencontre.org/


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