La République jusqu’au bout en Calédonie

mercredi 24 janvier 2007.
 

Mardi, l’après midi et le soir, débat au Sénat sur un sujet délicat. On fixe le corps électoral de La Nouvelle Calédonie. Une réforme constitutionnelle est engagée. Il s’agit de limiter à une partie seulement de la population présente sur le territoire le droit de voter pour élire les assemblées locales (assemblées provinciales et le Congrès du territoire). Une même limitation du corps électoral a déjà été adoptée en vue du référendum qui doit choisir à terme l’indépendance ou le maintien de la Calédonie dans le cadre de la République française en 2014. C’est l’application de l’accord signé à Matignon sous le gouvernement Rocard pour mettre un terme à la guerre que les extrémistes caldoches avaient engagée contre les kanaks indépendantistes. Elle culmina avec le massacre de la grotte d’Ouvéa. Si l’on se souvient des rebondissements meurtriers des évènements sur place au cours des vingt dernières années après combien de décennies déjà terribles, on comprend que chaque parole prononcée dans l’hémicycle a porté jusqu’à quinze mille kilomètres de là, à Nouméa et dans les tribus de la brousse. Le débat était retransmis. Comme toujours en pareil cas, derrière la conjoncture et la passion du moment ce sont les principes les plus fondamentaux qui sont en cause. Le sénateur Simon Louekotte, UMP opposa une question préalable a l’examen du texte visant a son rejet immédiat. J’ai été désigné par le groupe socialiste pour argumenter contre sa proposition. Le point de vue que je défendais l’a emporté largement.

Le résultat du vote est sans appel. La motion de rejet n’a recueilli que 18 voix. Avocat de ce rejet, j’ai aussi le plaisir de signer le procès verbal du vote en tant que secrétaire du Sénat.

...

Qui est concerné ?

L’article 53 de la Constitution établi que le consentement qui doit être recueilli sur l’adjonction de territoires l’échange ou leur sécession c’est celui des "populations intéressées". Quelles sont ces populations concernées, qu’est ce qui les définit ? Le Conseil Constitutionnel ne l’a jamais précisé à l’occasion des saisines sur ce dossier depuis qu’elles sont possibles à l’initiative de soixante parlementaires. Dans le passé des décisions contradictoires ont été prises. Ainsi, à Wallis et Futuna, en 1974 et 1975 tous les inscrits sur les listes électorales ont été autorisés à voter sur ce type de sujet. Mais en 1966, pour se prononcer à propos du sort du territoire français des Afars et des Issas, actuel Djibouti, il fallait résider sur place depuis plus trois ans pour pouvoir voter. Les législateurs de l’époque avaient délibérément expliqué vouloir exclure de cette façon les fonctionnaires et militaires français présents sur place puisque leur affectation ne durait jamais plus de trois ans et qu’à l’évidence ils n’étaient pas concernés personnellement par l’avenir du territoire concerné. Un autre précédent restreignant la population autorisée à voter eut lieu en 1947. Les dispositions Constitutionnelles en vigueur à l’époque étaient rédigées exactement dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. Le 16 septembre 1947, sans discussion et en cinq minutes, l’assemblée adopta la loi qui organisait la consultation des seules populations des vallées supérieures de la Vésubie, de la Tinée et de la Roya en vue de leur rattachement à la République Française (département des Alpes Maritimes) en application du traité de capitulation de l’Italie fasciste. On voit que l’idée d’une population "concernée" ou "intéressée" à qui est réservé exclusivement le droit de se prononcer sur l’avenir d’un territoire en vue de son éventuelle sécession ou rattachement n’est ni nouvelle ni absente de la lettre autant que de l’esprit du texte Constitutionnel à ce sujet.

Dés lors en 1986 j’ai signé et défendu à la suite Michel Dreyfus Schmidt, sénateur du territoire de Belfort une exception d’irrecevabilité constitutionnelle contre la loi Pons parce qu’elle donnait à choisir entre un nouveau statut pour le territoire et l’indépendance en consultant à ce sujet tous les résidents de Nouvelle Calédonie sans aucune limite de durée de résidence passée. En vain. Les militaires et les agents des forces de l’ordre, les fonctionnaires et les inscrits non résidents purent donc donner leur avis et leur voix non concernées par l’avenir du territoire compta autant et même plus en nombre que celle des kanaks présents sur place depuis dix générations en qualité de peuple soumis et dorénavant fermement décidés à faire valoir leurs droits. Au nom du résultat de cette consultation force devant rester à la loi la République entra en quasi guerre civile sur le territoire et l’escalade dura jusqu’à la veille des élections présidentielles. Le retour de la gauche annula séance tenante le statut. Le gouvernement de Michel Rocard ouvrit la discussion qui permit à la sagesse de Jean-Marie Djibaou de donner sa mesure et à l’esprit de paix de l’emporter quand bien même (par exemple) deux frères de Djibaou avaient été assassinés dans le cours des évènements et leurs assassins relaxés au nom d’une soi disant justice rendue, pour notre honte à tous, au nom du peuple français !

Les fondements de l’exception calédonienne

Ce qui fonde l’exception électorale calédonienne, c’est la situation coloniale du territoire. Ce point est reconnu de facto par les termes de l’accord de Matignon de 1988 et encore plus clairement par ceux signés sous Jospin à Nouméa en 1998. Dans les deux cas, les discussions furent l’occasion de compromis sans lesquels elles n’auraient pas abouti. La restriction du corps électoral fut explicitement une exigence de la partie indépendantiste qu’elle paya par des concessions et notamment par le nouveau délai décidé pour organiser la consultation sur l’indépendance !

Un processus de décolonisation assumé par la France L’accord de Nouméa commence par reconnaître que « le territoire n’était pas vide » à l’arrivée de la France. Qu’il était « habité par les kanaks ». Et que la France n’a « pas établi avec eux des relations de droit » dans « la colonisation de la Nouvelle Calédonie ». (points 1 et 2 du préambule) A partir de cette reconnaissance fondamentale, l’accord vise à restaurer durablement une situation de droit. Pour cela il engage explicitement la Calédonie dans une « décolonisation » (point 4 du préambule) conçue comme « le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui y vivent »

La reconnaissance d’un peuple kanak à part entière

L’accord reconnaît en tant que tel un « peuple kanak » et fait référence à « sa souveraineté » propre, « préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté partagée dans un destin commun ». Ce peuple est bien présenté comme distinct de la France puisqu’il est question grâce à la « décolonisation » de « permettre au peuple kanak d’établir avec la France des relations nouvelles ». Des lors, du point de vue des principes il n’y a pas un peuple mais deux en Calédonie. Le souverain n’est pas unique. De plus il ne peut pas l’être puisque l’un opprime l’autre. Il faut donc d’abord reconstituer l’unité du souverain. C’est cela le sens civique de la décolonisation. C’est l’affaire d’une politique de construction de l’égalité des droits entre tous.

La base d’une « citoyenneté de la Nouvelle Calédonie »

Le risque est que dans cette approche on reconnaisse une sorte de communautarisme dans la République même si c’est sur la base d’un ethnicisme hérité de la colonisation. Ce n’est pas ce qui se fait en Calédonie. L’accord pose en effet les bases d’ « une citoyenneté de la Nouvelle Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun ». (point 4 du préambule). Cette formule ne resserve donc pas au seul Kanak pourtant seules victimes le bénéfice de la citoyenneté « calédonnienne ». On ne passe opas sur les bases du droit du sang, on reste sur celui du droit du sol puisque cette citoyenneté est définie par la résidence et le libre choix de destin commun. En m^me temps cette formule crée un peuple puisqu’elle crée une citoyenneté. De leur côté les leaders indépendantistes ont clairement annoncé leurs intentions : la citoyenneté locale ainsi définie sera le moment venu la base de la nationalité Calédonnienne si le territoire choisit l’indépendance. En ce sens la démarche calédonienne est un modèle d’humanisme moderne. Reste qu’on est donc bien dans l’affirmation d’un peuple distinct du peuple français même s’il n’est pas séparé de lui. Ce peuple est appelé par l’accord à assumer « un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la souveraineté ».

La restriction du corps électoral est la conséquence logique de cette citoyenneté

Le partage de souveraineté avec la France implique que le Congrès du territoire pourra prendre des « délibérations à valeur législative », appelées « lois du pays ». Il est donc logique que son élection émane de la « citoyenneté de la Nouvelle Calédonie ». Si celle-ci recouvrait le même corps électoral que celui de la citoyenneté française, il n’y aurait pas de partage de souveraineté. Du moment où l’on reconnaît une souveraineté, même partagée, on s’engage à créer un corps électoral spécial. L’accord de Nouméa est très clair sur ce point : « le corps électoral pour les élections aux assemblées locales propres à la Nouvelle Calédonie sera restreint »

Encore plus explicite, le point 2 de l’accord affirme que « la notion de citoyenneté fonde les restrictions apportées au corps électoral » Et il précise que « la loi constitutionnelle le permettra ».

Le corps électoral restreint a toujours été conçu de la même manière depuis 1988

Certains voudraient nous faire croire qu’il existe un débat enfoui, une question non tranchée, un doute non levé sur les modalités de restreindre le corps électoral. C’est une manipulation. Sans même parler de ceux qui prétendent que l’on va « enlever le droit de vote à des Français », sans préciser que l’on ne parle que des élections aux assemblées locales (et pas des élections nationales françaises où tout le monde restera électeur) dans un territoire engagé dans un processus de décolonisation.

Car depuis 1988, il a toujours été question, pour tous les gouvernements de la République française, des mêmes modalités de restriction du corps électoral. Si l’on remettait en cause ce qui a toujours été clair, on mettrait en péril la notion même de corps électoral restreint et donc la notion même de citoyenneté de la Nouvelle Calédonie.

Les accords de Matignon, en faisant référence aux « populations intéressées à l’avenir du territoire », prévoyait déjà que seuls pourraient voter au référendum prévu en 1998 les électeurs inscrits sur les listes en 1988. C’est-à-dire ceux ayant résidé au moins 10 ans en Nouvelles Calédonie à la date de 1998. Cela était très clair pour tout le monde à l’époque et on voit mal pourquoi cela deviendrait obscur aujourd’hui. D’autant que les accords de Nouméa ont bien veillé à faire référence aux accords de Matignon pour rappeler la définition de ce corps électoral gelé : « Comme il avait été prévu dans le texte signé des accords de Matignon, le corps électoral aux assemblées des provinces et au Congrès sera restreint ». (point 2.2.1 des accords de Nouméa).

Cette conception du corps électoral a d’ailleurs déjà été approuvée par le Parlement français une première fois en 1998 (vote dans les mêmes termes par les deux assemblées et vote du Congrès).

Il y eu certes ensuite la bizarrerie juridique inventée par le conseil constitutionnel qui imagina que le « tableau annexe » des électeurs n’était pas le même en 1988 et en 1998, alors qu’il a toujours été question du même tableau annexe. Ce qui a fait dire à mon collègue et camarade le député René Dosière que « c’est sans doute parce que nous étions trop clairs que le Conseil constitutionnel a fait une autre lecture ». Et pour que ce soit encore plus clair, l’Assemblée et le Sénat ont à nouveau voté dans les mêmes termes en 1999 qu’il était bien question du même tableau annexe, et donc du même corps électoral gelé. Tout aurait alors dû être réglé à l’époque si le Congrès du Parlement n’avait pas été ajourné pour de tout autres raisons. Depuis, le président de la République, comme tous les gouvernements ont toujours confirmé la même interprétation.

Si l’on décidait aujourd’hui de revenir sur le gel du corps électoral qui fonde la citoyenneté de Nouvelle Calédonie, on reviendrait d’un seul coup sur tous ces votes constants du Parlement et sur tous ces engagements constants des gouvernements. Et on détricoterait à coup sûr, tout l’édifice fragile et précieux bâti successivement par le accords de Matignon et de Nouméa. Personne ne peut le souhaiter, ni pour la France en général, ni pour la Calédonie en particulier.

Ces arguments juridiques et de contexte de négociation ne sont pas les seuls qui fondent ma conviction. J’estime que la République exige un préalable : le bénéfice des droits de l’homme. La population originelle en a été privé pendant des générations dans des conditions telles que le dictionnaire Larousse de 1953 puisse écrire dans la définition de Kanak : "ethnie en voie de disparition". Jusqu’au point où les têtes et les mains coupées à l’issue de la révolte du grand chef Ataï sont encore conservées dans des bocaux dans les réserves du musée de l’Homme ! J’en reste là pour éviter des rappels trop récents qui ranimeraient des blessures encore bien mal fermées. J’ai expliqué à la tribune du Sénat à propos de la loi reconnaissant l’état de guerre en Algérie (1999) qu’il était juste que nos armées aient été défaites dans l’Algérie alors française parce qu’elle ne servaient pas nos principes et que ceux ci étaient du côté des droits de nos adversaires. Je l’ai dit quand bien même ai je dans les cimetières de Staouéli, d’Oran et d’Arzeu plusieurs générations des miens qui reposent sous le beau soleil de leur patrie perdue. Je dis de même à propos de la situation des populations kanaks de la Calédonie française.

Pour le bonheur de tous, la République d’abord !

Cette idée s’impose à moi comme un principe qui fait de mes convictions ardemment républicaines non un dogme figé et intemporel mais d’abord une visée humaniste à propos de la façon de vivre en société. Car pour le reste, aimant tant d’amis kanak, scrutant la splendeur de la brousse depuis les hauteurs qui mènent à Thio ou bien sentant passer la brise sur le rivage de Lifou ou sur la place de la chefferie à Mare, pour mettre en mots mes pensées, j’ai emprunté ceux du Président Mitterrand à propos d’autres décolonisations : "Ma raison commande "séparons nous", mais mon coeur répète "restons ensemble". La restriction du corps électoral est la condition qui rend sincère les consultations qui engagent l’avenir du territoire, qu’il s’agisse de l’élection des assemblées locales qui partagent d’ores et déjà la souveraineté avec l’Etat français ou du référendum d’autodétermination. Seule cette restriction du corps électoral permettra de savoir si la paix de Matignon a été honnête et si elle a permis que le choix de la France puisse devenir aussi un choix proclamant tout a la fois la fin de l’ancienne guerre et de notre ancienne honte. Alors quel que soit la décision des électeurs nous pourrons l’accepter la tête haute, ayant sauvé ce qui compte le plus : la République pour nous mêmes et non sa hideuse caricature colonialiste.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message