La vie rêvée des gens et la magie Mélenchon

vendredi 20 avril 2012.
 

Tant qu’à suivre une campagne électorale, autant s’inspirer d’un écrivain comme Norman Mailer, qui suivit pour le magazine Esquire la convention démocrate au cours de laquelle J. F. Kennedy fut investi candidat. Il en rapporta un long reportage intitulé "Superman débarque au supermarché". Mailer, à la différence de bien de ses collègues, ne dédaignait pas la politique. Il la considérait en artiste et en anthropologue, comme une source d’émerveillement. Les premiers mots de son reportage ne laissent aucun doute sur le style et le sens de son approche. "La convention a commencé par un mystère et s’est terminée par un autre mystère." Indifférent aux intrigues politiques qui sont le lot des congrès politiques, Mailer s’interrogeait sur la double vie que menaient ses concitoyens depuis la première guerre mondiale, déchirés entre "la vie politique réelle, concrète, fondée sur les faits, et incroyablement ennuyeuse... et l’histoire souterraine des désirs romantiques, solitaires, inexploités, cette concentration d’extase et de violence qui constitue la vie rêvée des Américains". Situation que Mailer condensait dans une formule : "Les mystères sont irrités par les faits." C’est en peu de mots l’exact diagnostic qui convient à notre situation politique.

La sorcellerie néolibérale qui prétend, contre toute évidence, que la richesse, loin de se partager, ruisselle du haut vers le bas, est démasquée par l’explosion des inégalités. Le spectre du chômage de masse et de la récession se répand en Europe comme dans les années 1930, à cette différence près que, lors de la crise de 1929, c’étaient les banquiers qui se suicidaient alors qu’aujourd’hui ce sont les salariés, les chômeurs, les retraités, comme on l’a vu cette semaine en Grèce... N’avons- nous pas depuis trop longtemps laissé dénoncer la solidarité sous prétexte d’un assistanat coupable, incriminer l’égalité au nom d’une méritocratie hypocrite, culpabiliser l’hospitalité par crainte du péril migratoire ? N’a-t-on pas construit des murs depuis une vingtaine d’années entre travailleurs et chômeurs, Français et étrangers, actifs et retraités, "insiders" et "outsiders" ? N’a-t-on pas encore pendant cette campagne entendu bafouer les prétendues "valeurs" de la République au profit d’idéaux comme travail, famille, autorité que personne, jusque-là, n’avait eu l’idée d’inscrire au fronton des mairies ?

Au cours de cette campagne "ennuyeuse et fondée sur les faits", la vie rêvée des gens a soudain fait irruption ; le peuple, cette entité mystérieuse aux contours flous, s’est remis à parler. Il est descendu dans les rues, sur les places. On découvrit à cette occasion qu’il était en colère, mais qu’il était aussi porteur, selon les mots mêmes de Norman Mailer, "d’une histoire souterraine constituée de désirs inexploités, refoulés" et qui s’exprimait d’une manière incroyablement romantique dans les meetings bondés du candidat du Front de gauche. Il est allé jusqu’à acclamer les mots désuets de "partage", de "solidarité" et même d’"amour", avec d’autant plus de détermination qu’ils avaient été défigurés par le discours politique depuis trente ans ou détournés par la machine à rêve néolibérale. C’est à l’émergence d’une langue nouvelle qu’on repère un changement social. Le droit de nommer les choses autrement, d’abattre les murs rhétoriques, d’enrichir la langue commune. Le linguiste russe M. Bakhtine, auteur d’un livre fameux sur Rabelais, affirmait qu’une certaine "carnavalisation des consciences précédait toujours les grands revirements".

Comme la convention démocrate de 1960, la campagne électorale 2012 a commencé par un mystère, la chute de DSK, et se termine par un autre mystère, que les commentateurs ont baptisé faute de mieux "phénomène" et que je qualifierai pour ma part de magie, la magie Mélenchon. Une magie qui n’a rien de surnaturel mais qui relève plutôt de l’alchimie qui fait qu’un ensemble de causes irrationnelles trouvent à un moment donné, sans que rien n’y prépare, une expression politique adéquate, c’est-à-dire une syntaxe et un récit dans lequel une majorité se reconnaît. C’est cela la politique. Et nous n’avons pas d’autre raison de l’aimer.

Christian Salmon


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