L’islam, l’État et l’impossible politique (Pierre Saly, historien)

lundi 20 février 2012.
 

L’utopie de l’islam, la religion contre l’État, de Leïla Babès, Éditions Armand Colin, 2011. 25 euros. Leïla Babès est universitaire, sociologue. Dans ce livre, c’est d’abord comme historienne des idées et experte de l’extrême diversité des approches théologiques musulmanes anciennes qu’elle intervient. L’essentiel de l’ouvrage scrute, avec une impressionnante érudition, à la lumière du Coran et des hadiths, l’action et la pensée des premiers compagnons du Prophète puis des docteurs de l’islam (pour l’essentiel du VIIe au Xe siècle) sous l’angle d’un unique problème central, celui de la compatibilité entre l’islam et le politique.

L’islam comme message porte les valeurs coraniques de fraternité, de justice sociale, de redistribution égalitaire, conjuguées avec l’intensité du sentiment religieux personnel. Mais les exigences du politique ont très vite détourné et déformé l’essentiel des valeurs du message, déjà chez Mahomet, prophète inspiré mais aussi chef d’une communauté devenant armée et État, ou encore chez Omar, le deuxième des quatre califes « bien guidés », haute figure qui n’a pu qu’imparfaitement échapper à cette ambivalence. Ces exigences étaient l’incontournable condition du rassemblement des tribus lancées à la conquête d’un vaste empire moyen-oriental et méditerranéen, puis de la création d’États, en leur époque les plus aboutis de l’espace entre l’Indus et l’Atlantique.

Seuls les spécialistes peuvent discuter des sujets sur lesquels l’auteure conduit des analyses très pointues. Quelle est la signification du kharidjisme, rigoriste et égalitaire, et des États « anarcho-théocratiques » qu’il a engendrés  ? Quelles contradictions travaillent le chiisme, ou la pensée des « pré-socialistes » de l’islam comme Abu Dharr, ou encore le « rationalisme » motazilite  ? Quelle lecture de classe peut-on faire des grandes révoltes égalitaires des travailleurs exploités dans les plantations mésopotamiennes  ? Que signifie le double visage du soufisme, parfois refus quiétiste du politique, parfois recherche d’un pouvoir autre par-delà l’impureté de l’ordre social et politique existant  ? Quelles sont les racines de la rustique dérive théologico-politique qu’est le wahhabisme  ? De quels grossiers contresens religieux se nourrissent les divers courants djihadistes lancés dans une course folle vers le pouvoir politique.

Mais un thème constant relie toutes ces analyses. Il n’y a pas d’islam politique possible. Là est la signification du titre du livre, surprenant au premier abord, et qui ne signifie nullement que l’islam est pure aliénation dans l’utopie.

On est loin du simplisme trop fréquent  : l’islam subordonne totalement le politique au religieux, angle d’approche commun de l’islamisme extrémiste et de la dénonciation essentialiste de l’islam. L’approche de Leïla Babès semble au contraire impliquer l’impossibilité, historiquement établie, de soumettre durablement l’espace du politique aux diktats, au demeurant contradictoires, du religieux.

Il reste qu’on peut poser à l’auteure une question  : de quelle illégitimité serait frappée une approche politique militante, engagée dans des pratiques progressistes de notre temps, portée par une quête du sens, elle-même alimentée par la prise en compte des valeurs fondamentales du message humain universaliste qui est aussi au cœur de l’islam  ?

Pierre Saly


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