Trois cents ans après, que nous apprend Rousseau  ?

jeudi 23 février 2012.
 

Célébré partout dans le monde, 
le tricentenaire de la naissance du philosophe Jean-Jacques Rousseau est une belle occasion de revenir sur l’apport de sa pensée politique.

Né à Genève le 28 juin 1712, Rousseau nous a légué 
une œuvre philosophique 
et littéraire qui a marqué 
le siècle des Lumières en Europe et dont les principes ont inspiré la Révolution française. Face aux crises économique et de 
la représentation politique que nous traversons, les concepts de citoyenneté, de souveraineté du peuple et de démocratie développés par Rousseau, 
lui qui revendiquait sa qualité de « citoyen » de la République de Genève, méritent d’être repris et discutés dans l’espace public. Que reste-t-il 
de cette pensée  ? Où en est la démocratie  ? Comment donner une place nouvelle au peuple dans les décisions politiques  ?

Anna Musso, L’Humanité

« Genève, qui brûla ses livres et le condamna à l’exil, s’apprête à célébrer avec faste la naissance il y a trois cents ans de Jean-Jacques Rousseau, son illustre citoyen, homme du siècle des Lumières et penseur planétaire. (…) La pensée de Rousseau, son influence seront débattues à l’université de Genève dans des cours publics et examinées dans une exposition prometteuse  : “Vivant ou mort, il les inquiétera toujours”. Pour son commissaire, Alain Grosrichard, spécialiste du XVIIIesiècle et président de la société Jean-Jacques Rousseau de Genève, l’écrivain “inquiète toujours aujourd’hui, il ne laisse pas dormir tranquille, il pose des questions toujours actuelles”. » AFP

« En son tricentenaire, l’œuvre 
de Rousseau résonnera aussi 
à travers le monde, au Brésil 
et aux États-Unis notamment où des commémorations seront organisées, ainsi qu’à Istanbul, Tokyo, mais aussi à Saint-Pétersbourg. L’œuvre de Rousseau a été également reconnue comme un des trésors culturels de 
la mémoire du monde de l’Unesco. Les riches archives de l’écrivain comprennent notamment 
les principaux manuscrits 
de ses œuvres, sa correspondance, les premières éditions de ses ouvrages, des images ainsi que 
son masque mortuaire. » France3.fr 20 janvier 2012

1) Le philosophe avait anticipé les pièges de ce 
qui allait devenir la « démocratie représentative »

Par Bruno Bernardi, directeur de programme au Collège international de philosophie, chercheur au CNRS.

« Rousseau, pourtant l’un des plus importants philosophes des Lumières, en a contesté certains des présupposés. On a pu dire qu’il en constituait l’autocritique. C’est sans doute cette double caractéristique qui en fait un interlocuteur majeur pour nous aujourd’hui. Trois thèmes essentiels de sa pensée le montreront.

Premièrement, le siècle des Lumières est celui de l’émergence du modèle de l’individu qui veut et doit être reconnu comme tel, y compris dans la dimension morale de son autonomie. Mais cet individu est avant tout pensé au travers de ce qu’il est susceptible de posséder  : ce sera « l’homme économique » du libéralisme et de l’utilitarisme. Or, Rousseau présente une double critique de cette conception  : selon lui, la condition de l’homme moderne tient dans le fait d’assumer à la fois sa singularité et son existence socialisée. Un siècle et demi avant Freud, il met le doigt sur cette idée essentielle  : la construction de l’intériorité comme singularité. Et, simultanément, il pense aussi l’homme comme être relatif, social, citoyen. Rousseau nous aide ainsi à penser que l’homme moderne doit être à la fois solitaire et solidaire.

Deuxièmement, Rousseau nous invite à interroger notre rapport à la nature. Lorsqu’en 1755, un tremblement de terre détruit la ville de Lisbonne, causant des milliers de morts, Rousseau est quasi le seul à placer la question de ce drame sur un terrain politique. Il écrit, par exemple, que l’essentiel des morts n’est pas dû au tremblement de terre, mais au fait qu’on a construit des habitations trop fragiles, trop hautes, sur un terrain instable. Puis la réplique d’un tsunami a emporté des milliers de gens, parce qu’ils sont revenus dans la ville après s’être enfuis pour récupérer les maigres biens qu’ils pouvaient avoir. Et Rousseau a des formules cinglantes à ce sujet  : nous sommes dans un monde où les gens ne valent plus que ce qu’ils ont, et quand ils n’ont plus rien, ils savent qu’ils ne vaudront plus rien  ! Il est ainsi l’un des premiers philosophes à penser les risques qu’un développement économique et une technique non maîtrisée faisaient porter à l’humanité.

Troisièmement, Rousseau, qui porte l’affirmation de la souveraineté du peuple, critique d’emblée et de façon radicale la représentation, comme s’il avait anticipé les pièges de ce qui allait devenir la « démocratie représentative ». Pour lui, le peuple ne peut déléguer sa volonté  : personne ne peut vouloir à ma place, je ne peux que vouloir de façon directe. S’il peut déléguer l’exécution de la volonté générale, l’application des lois, le peuple ne peut se défaire du pouvoir et de la liberté fondatrice qui est la sienne  : celle de faire la loi.

Plus encore, pour Rousseau, toute la possibilité d’une société légitime, que nous appellerions aujourd’hui démocratique, repose sur le fait que l’individu puisse non pas raisonner à partir de son seul point de vue, en se repliant sur lui-même, mais en se hissant au niveau du commun, c’est la généralisation des volontés particulières. La question est capitale  : comment la volonté d’individus peut-elle devenir volonté générale  ? La réponse de Rousseau est dans la délibération, l’exercice du pouvoir de décision  : si on me demande non pas quelle opinion j’ai, mais quelle décision il me paraît légitime de prendre pour la société, je vais étendre mes idées, généraliser mon point de vue. Le vice majeur de la démocratie représentative est d’avoir dessaisi les citoyens de ce moyen essentiel de généralisation de leur propre volonté, de formation de la volonté générale, en les réduisant à ne choisir que des individus ou à n’exprimer que des opinions. Pendant des décennies, l’activité des partis politiques, et notamment les partis de la gauche révolutionnaire, ont été des lieux où une certaine forme de délibération entre les citoyens avait lieu. Non directement pour la prise de décision, mais pour la préparation de celle-ci et qui avait clairement un enjeu pour l’action. C’était un puissant facteur de généralisation, de formation de l’opinion publique, d’engagement. Ce besoin de participation est loin d’avoir disparu.

Rousseau ne nous donne pas de réponses toutes faites à ces questions, mais il peut nous aider à mieux les poser.

C’est déjà beaucoup. »

2) La question de la souveraineté du peuple et de son pouvoir d’intervention directe se pose toujours

Par Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de paris (PCF)

« Jean-Jacques Rousseau a été le premier à chercher comment le peuple pouvait ne pas se laisser déposséder de son pouvoir, ce qui allait à l’encontre de toutes les idées élitaires de son époque. Cette question se pose toujours. Comment le peuple peut-il être acteur  ?

Ce qui est absolument nécessaire, c’est de rompre avec les systèmes institutionnels actuels pour permettre au peuple de ne pas seulement déléguer son pouvoir, mais d’intervenir lui-même directement –c’est-à-dire de trouver les outils qui permettent de construire un peuple comme « acteur ». Au fond, si le contrat social de Rousseau est peu « opérationnel », l’idée d’un contrat social et son respect sont nécessaires.

La rupture doit bien évidemment être institutionnelle  : il s’agit déjà de rétablir la souveraineté du peuple sur ses institutions au terme d’un débat important, de lui permettre de se doter de nouvelles institutions qu’il aura définies.

Ensuite, dans le monde tel qu’il est, l’intervention du peuple dans la sphère économique se pose de manière très différente de l’époque où le droit de propriété était considéré comme le b.a.-ba pour pouvoir intervenir dans les décisions.

Aujourd’hui, la confiscation des pouvoirs n’est pas liée précisément à la question de la propriété individuelle, mais à celle de l’oligarchie financière qui dicte ses lois dans l’ensemble des choix économiques (grands moyens de production et d’échange).

Or, en la matière, le peuple n’a aucun droit à interférer, hormis avec les droits syndicaux, avec le droit de grève sans cesse remis en cause, seul pouvoir réel lui permettant de protester et qu’il faut conforter. Il faut donc donner des droits aux salariés sur les choix économiques. Il faut donner aux citoyens des pouvoirs d’intervention directe sous des formes nouvelles, des pouvoirs de participation à l’exercice concret du pouvoir politique. Cela passe bien sûr par la rotation des représentants à qui, à un moment donné, il délègue son pouvoir pour le représenter de façon précise. Y compris en faisant appel à une part de tirage au sort pour certaines instances de décision.

Il faut aussi donner l’initiative législative ou référendaire à un nombre de citoyens ou d’assemblées locales (un vrai pouvoir, pas celui qui vient d’être adopté par l’Assemblée nationale et qui constitue un leurre).

Et puis il faut développer de façon importante l’exercice du contrôle par le peuple de ses représentants. Si nous ne proposons pas d’établir un mandat impératif, il s’agit néanmoins que le peuple puisse contrôler au fond les éléments du contrat entre lui-même et ses représentants. Il doit pouvoir à tout moment juger de ce que ses représentants font ou ne font pas  : au sein de conseils de circonscription, avec le référendum… Avec cet objectif, il est évident que se pose de façon inévitable la question de l’information et des outils indispensables pour l’effectivité de l’intervention de nos concitoyens. À partir du moment où on reconnaît le droit à la participation du peuple, cela implique des conséquences sur l’organisation du travail, celle de la vie des gens, sur les possibilités de s’informer, de se cultiver… Tout cela veut dire revalorisation de la politique dans la société, à l’inverse de ce que l’oligarchie pratique aujourd’hui  : la politique serait trop compliquée pour le peuple et les jeunes (d’ailleurs on n’en parle pas à l’école  : elle devrait pourtant être le b.a.-ba de l’instruction civique et donc donner envie de participer à la vie de la cité et du monde).

Je crois vraiment que cela rencontre aujourd’hui des aspirations réelles. On voit bien que les mêmes jeunes qui rejettent la politique interviennent de plus en plus sur les réseaux sociaux, exprimant, d’une certaine façon, qu’ils sont exclus de la politique (les Indignés, les 99%, les Invisibles…). Si le fait de participer était effectivement garanti, beaucoup d’entre eux pourraient facilement prendre leur place dans la vie politique. L’enjeu, c’est de revaloriser la politique et, pour ce faire, de revaloriser les citoyens. Cela ne peut se faire sans l’intervention des citoyens eux-mêmes dans le champ politique. J’ai bien conscience que la question de l’organisation du « peuple acteur » pose aussi celle des outils –les partis notamment– et de l’unité du peuple (la conscience de classe) dont le champ de réflexion mérite d’être ouvert  ! Merci, Jean-Jacques Rousseau de nous aider encore à penser. »

Propos recueillis par A. M.

3) La paix est au cœur de sa philosophie, de son anthropologie comme de son système politique

Par Simone Mazauric, philosophe et historienne.

Pourquoi, à l’occasion de cette célébration du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, choisir de parler de Rousseau et de la paix ? Au XVIIIe siècle, Rousseau n’est ni le premier, ni le seul, ni celui dont les positions ont suscité le plus d’intérêt, à réfléchir sur la question de la paix. Ni le premier  : c’est en effet l’abbé de Saint-Pierre qui, dès 1713, l’année de la signature du traité d’Utrecht qui mettait fin à la guerre de succession d’Espagne et réorganisait le système des dominations en Europe, a proposé un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. À la fin du XVIIIe siècle, en 1795, le philosophe allemand Emmanuel Kant a conçu à son tour un projet de paix perpétuelle qui est devenu le texte de référence sur cette question. En outre, Rousseau a conduit sa réflexion sur la paix essentiellement à partir du projet de l’abbé de Saint-Pierre, projet qu’il a d’abord exposé avant de le soumettre à son examen critique. Enfin, le jugement qu’a porté Rousseau sur ce projet constitue sans doute son texte le plus aporétique, voire le plus pessimiste  : il s’avère, en tout état de cause, très déconcertant, et il est difficile de savoir de quelle manière exactement Rousseau envisageait une éventuelle possibilité d’instaurer la paix en Europe. Ni si même il en envisageait une. Et pourtant, la question de la paix est au cœur de la philosophie de Rousseau, de son anthropologie comme de son système politique, en même temps qu’elle est pleinement révélatrice de la dimension critique de sa pensée. Ce par quoi sans doute elle garde toute son actualité. Célébrer Rousseau, c’est donc bien aussi s’efforcer d’entendre ce qu’il avait à dire sur la question de la paix.

En 1713, Charles Irénée de Castel, abbé de Saint-Pierre, publie un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Pour ce faire, il proposait de créer une institution supra-étatique, de former une « union européenne », un congrès des nations qui jouerait un rôle d’arbitre afin d’assurer le règlement pacifique des conflits et la sécurité de l’ensemble des peuples de l’union. Les États européens devraient accepter de se soumettre à des lois supérieures capables de contraindre et éventuellement de sanctionner ceux qui enfreindraient les règles établies.

L’abbé de Saint-Pierre mettait en avant les avantages symboliques (être de bons rois) mais aussi les avantages réels, c’est-à-dire matériels, que les souverains retireraient de l’instauration d’une paix perpétuelle  : diminution très importante des dépenses militaires, coup d’arrêt et fin de la dépopulation avec les conséquences dommageables que celle-ci entraîne, meilleur usage des richesses, essor du commerce, même si en échange ils devaient renoncer aux droits auxquels ils tiennent le plus  : droit d’agrandir librement leur territoire, droit d’affirmer leur puissance, etc.

Rousseau approuve évidemment ce rêve de « concorde éternelle », en même temps qu’il le juge incontestablement utile, mais il ne croit guère à ses chances d’être adopté. Il ne partage en effet ni le rationalisme ni l’optimisme de l’abbé. L’abbé se fait des hommes une idée fausse car il les croit capables de se laisser conduire par leur raison. La critique de Rousseau vise surtout les princes, qui en bonne logique devraient vouloir la paix et qui pourtant choisissent de continuer à faire la guerre. C’est que leur passion de domination est toujours plus forte que l’intérêt économique. La critique anthropologique débouche alors sur une critique politique. Dans un système monarchique, la paix est « impraticable ».

Pour que le projet de l’abbé ait quelque chance de se concrétiser, il faudrait donc une transformation radicale des systèmes de gouvernement européens, il faudrait non pas une mais des révolutions. Seuls les États démocratiques, c’est-à-dire seuls les États gouvernés par la souveraineté populaire, seraient capables d’accepter de constituer la confédération européenne imaginée par l’abbé de Saint-Pierre. Toutefois, pour instaurer ce mode de gouvernement, Rousseau n’est aucunement favorable à la voie révolutionnaire, « voie exceptionnelle et dangereuse ». Il prône donc in fine l’abstention. Le plan de l’abbé est une chimère, et c’est tant mieux. Le Jugement sur le projet de l’abbé de Saint-Pierre mérite donc bien d’être considéré comme un texte aporétique. Cela ne lui enlève rien de sa portée critique et réflexive, qui en fait, aujourd’hui encore, toute la valeur.

simone mazauric


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