François Lille ATTAC : «  Les vieux pays maritimes d’Europe sont complices du dumping social  »

vendredi 27 janvier 2012.
 

Économiste et membre du conseil scientifique d’Attac, François Lille décrypte le fonctionnement actuel du marché maritime et évoque les possibilités de riposte sociale.

La composition 
de l’équipage 
du Costa Concordia 
est-elle emblématique 
de la dérégulation actuelle du secteur maritime ?

François Lille. Je dirais plutôt banale. Les armateurs piochent leurs équipages au fil des pays à bas coûts, sous prétexte de compétitivité. La compagnie Costa Croisières se flatte d’avoir un certain nombre de centres de formation chez les fournisseurs de main-d’œuvre maritime  : aux Philippines, en Inde, à Manille, à Djakarta ou à Lima... L’émergence de ce marché mondial n’est pas nouvelle mais sa généralisation, si. Elle est indissociable du développement des pavillons de complaisance. Ces immatriculations fictives de navires marchands se sont multipliées au même rythme que la mondialisation néolibérale. Au point de devenir largement majoritaire dans la flotte mondiale. Ce mode de fonctionnement déréglementé s’impose maintenant comme la norme économique et s’appuie sur un dumping social systématique.

Comment s’organise-t-il  ?

François Lille. Il est fondé sur un réseau de «  manning agencies  », de « marchands d’hommes » comme disent les marins, qui recrutent de par le monde les équipages les plus économiques pour les mettre à disposition des armateurs. On en revient aux vieilles pratiques du marchandage humain. Au sein de ces équipages composites, cohabite une invraisemblable mosaïque de statuts. Les droits d’association et les libertés fondamentales sont souvent combattus. Les situations inacceptables sont encore fréquentes : salaires impayés, équipages abandonnés, « listes noires » recensant les contestataires… Les marins des navires de croisière ne sont pas à l’abri. Les conditions scandaleuses des femmes du service hôtelier ont été maintes fois dénoncées. Rien ne permet de dire, jusqu’ici, que la compagnie Costa Croisières a recours à ces pratiques extrêmes. Mais le principe de discrimination dans le travail y semble bien à l’œuvre. Cela dit, il serait faux de décrire uniquement le marché mondial du transport maritime comme un monde en dégénérescence. Il existe une riposte sociale non négligeable au niveau des organismes et des syndicats internationaux.

Vous voulez parler de la convention 
du travail maritime ?

François Lille. Oui, c’est le premier cas, dans l’histoire du travail mondial, d’une convention couvrant l’ensemble d’une profession, bannissant les conditions discriminatoires dans les contrats d’embauche et garantissant les libertés syndicales. Les négociations tripartites entre l’Organisation internationale du travail (OIT), la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) et les États ont abouti à l’adoption, par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), de cette convention en 2006. Elle remet à plat toutes les conventions maritimes faites depuis 1920. Les ratifications sont en bonne voie, mais on s’aperçoit que la France, qui se targue d’avoir joué un rôle moteur dans ce processus, n’y est pas. Pas plus que l’Italie, l’Allemagne et quelques autres pays influents dans le commerce maritime mondial…

Pourquoi cette réticence ?

François Lille. Ils subissent apparemment la pression des multinationales et des gros armateurs, plus ou moins masqués derrière les pavillons de complaisance, qui n’ont pas envie de supprimer les pratiques qui rentabilisent leur exploitation. En fait, les vieux pays maritimes d’Europe sont complices du dumping social et ont même tendance à le copier, jusqu’à infliger à leur propre droit du travail des reculs inadmissibles. Ainsi, la loi dite « registre international français » (RIF), adoptée en 2006, introduit dans le droit français la discrimination entre personnels européens et extra-européens. Un principe anticonstitutionnel mais validé par le Conseil constitutionnel au prétexte de rendre le pavillon français «  compétitif  »... Quel recul moral 
et quel inquiétant précédent !

Que faire pour re-réglementer  ?

François Lille. La riposte doit s’appuyer sur le droit international, puisque c’est là, actuellement, que l’avancée se fait, mais aussi sur le renouveau du syndicalisme international et le soutien de tous les mouvements citoyens. C’est un véritable enjeu de civilisation. Le cliché qui veut que nos travailleurs soient «  en concurrence  » avec des Philippins ou des Chinois prêts à accepter «  n’importe quoi  » doit être combattu. Aujourd’hui, le progrès social provient de l’autre bout de la chaîne d’exploitation avec des prolétaires de pays pauvres qui gagnent des droits, jusqu’à voir leurs salaires et leurs conditions d’emploi, dans les meilleurs cas, se rapprocher doucement des nôtres. Le droit international ouvre aujourd’hui un chemin de progrès, il faut le prendre. C’est fondamental car le secteur maritime préfigure ce que pourrait être un marché mondial du travail.

Entretien réalisé
par Laurent Mouloud


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message