Une brève histoire du Sénégal

dimanche 22 janvier 2012.
 

Du colonialisme au néocolonialisme

La situation économique actuelle du Sénégal ne doit rien au hasard. Elle est le fruit direct de ses relations avec l’Occident depuis le 15° siècle. A partir du milieu du 19° siècle, l’intérieur du Sénégal a été colonisé par la France, et le pays a alors été rapidement soumis à la monoculture intensive de l’arachide. Les cultures vivrières traditionnelles ont alors été remplacées par l’importation massive de riz provenant des autres colonies françaises. Cette situation n’a pas été remise en cause lorsque le Sénégal est devenu indépendant en 1960. En 1965, l’arachide continuait à représenter 87 % des exportations. (1)

Cette économie déséquilibrée est entrée en crise en 1967-1968 avec la chute brutale du cours mondial de l’arachide et la fin des subventions françaises liée à la mise en place de la Communauté européenne.

La dette du Sénégal ayant explosé (2) , le FMI et la Banque mondiale ont imposé en1985 un « Plan d’ajustement structurel » : baisse de la consommation et des dépenses de l’Etat, augmentation des impôts, libéralisation de l’économie, privatisations…

Cette politique néo-libérale a débouché sur la montée de l’économie informelle et la montée des inégalités. Pour nourrir leur famille, de nombreux Sénégalais ne voient aujourd’hui d’autre solution que l’émigration, avec ou sans papiers.

Une grande continuité politique

Sur le plan politique, le Sénégal est également marqué par une grande continuité entre la période coloniale, les 40 ans de pouvoir « socialiste » et le gouvernement « libéral » au pouvoir depuis 2000.

Après la deuxième guerre mondiale, les socialistes sénégalais ont été étroitement associés au pouvoir colonial. Lors de l’indépendance, ils ont assuré sous l’égide de Senghor la transition au néo-colonialisme.

Les gouvernements successifs du Sénégal ont notamment en commun une volonté de « liquidation de la gauche sénégalaise initiée par Léopold Sédar Senghor, poursuivie avec finesse par Abdou Diouf – utilisant, selon les circonstances, l’arme de la répression ou celle de la cooptation -, œuvre continuée aujourd’hui par Abdoulaye Wade ». (3)

Accédant au pouvoir en 1960, lors de l’indépendance, le président socialiste Senghor a mis en place en 1962 un régime présidentiel autoritaire et centralisé. Il a pour cela fait arrêter et jeter en prison pour 12 ans le Premier ministre Mamadou Dia. De 1963 à 1968 (4), le régime a tenté d’anéantir les partis d’opposition, soit en les interdisant soit en négociant l’intégration de certains d’entre eux dans le parti au pouvoir (5). Entre 1966 et 1974, seul le parti gouvernemental a conservé une existence légale.

Dans de telles conditions, il n’était pas étonnant que le mouvement syndical soit devenu le principal lieu d’opposition politique. « Depuis toujours, les courants situés à la gauche du PS ont fourni des bataillons de militants aux syndicats de toute obédience » (6). Les syndicalistes opposés au pouvoir ont été périodiquement soumis à la répression.

La rupture de mai 68

Une rupture s’est opérée avec l’explosion étudiante et ouvrière de mai 1968. Pour sa participation à mai 68 et aux grèves de 1969, la centrale syndicale UNTS a été dissoute par le pouvoir et remplacée par la CNTS. Celle-ci a été directement intégrée dans le parti au pouvoir. Ont également été dissoutes les organisations étudiantes (en 1969 et 1973) ainsi que le syndicat enseignant SES (en 1973). (7)

Bayla Sow raconte : Suite à mai 1968, une gauche s’était développée dans la clandestinité. Pour lâcher du lest, le président Senghor a alors procédé à partir de 1974 à une ouverture politique limitée. C’était par ailleurs une condition pour que son parti puisse adhérer à l’Internationale socialiste, ce qui a été chose faite en 1976. A cette occasion, le parti de Senghor s’est rebaptisé Parti socialiste. Le pouvoir a donc autorisé progressivement « quatre courants politiques » qu’il a lui-même définis. Le parti de Senghor, s’est octroyé la représentation du « courant socialiste ». Le « courant libéral » a été attribuée en 1974 au PDS, le parti fondé pour l’occasion par Abdoulaye Wade, et qui se réclamait pourtant dans un premier temps du « travaillisme ». En 1976, la représentation du courant « marxiste » est revenue à une des composantes du PAI, et en 1979, celle du « courant conservateur » au MRS. (8) Ne supportant plus la crise sociale et les luttes, Senghor a fini par partir de lui-même en 1980. Son successeur, Abdou Diouf, a alors rapidement institué le multipartisme intégral.

Franchissant un pas supplémentaire, le nouveau président socialiste a offert, entre 1983 et 1988, le poste de ministre de l’éducation à Ida Der Thiam, un syndicaliste enseignant plusieurs fois arrêté et emprisonné. Cette politique d’ouverture (9) a été ensuite pratiquée envers plusieurs partis d’opposition entre 1993 et 1998. (10)

Mais cela n’a pas arrêté l’usure du PS : avec l’échec des Plans d’ajustement structurel, les mobilisations ont continué de plus belle.

Bayla Sow, à l’époque également militant de l’organisation d’extrême-gauche AJPADS, raconte : « La démocratie sénégalaise souffrait d’une contradiction terrible : Les libertés démocratiques étaient garanties depuis les années 1981, mais pendant près d’une vingtaine d’années de multipartisme, les conditions d’une alternance n’avaient jamais été réunies. L’ouverture démocratique n’était en effet que de façade. Les votes avaient lieu sans identification des électeurs : j’ai par exemple vu des enfants de 14 ans voter avec des cartes d’électeurs âgés de plus de 50 ans !

Si les élections avaient été vraiment libres, Diouf aurait perdu tous les scrutins suivant sa première élection ».

L’alternance

A la fin des années 1990, poursuit Bayla, les conditions d’une alternance politique commençaient à être réunies. Tout le monde en avait marre. Le régime était usé, et même Abdou Diouf ne voulait plus se présenter aux élections présidentielles de 2000. C’est l’appareil de son parti qui lui avait imposé de le faire. Les jeunes n’avaient connu que Diouf, et cela d’autant plus que l’âge pour voter avait été ramené de 21 ans à 18 ans.

À partir de 1995, plusieurs responsables importants du PS entrent en dissidence et créent leur propre parti (11) . Aux élections municipales de 1998, le PS avait beaucoup reculé. Le leader d’extrême-gauche Landing Savané en avait conclu que l’alternance était à portée de main, et qu’il serait historique de la réaliser, quelque soit celui qui porterait la bannière (12). Il fallait donc avoir un candidat capable de l’emporter sur Diouf, mais aucune force politique de gauche ne dépassait 5 %. Dans ces conditions, la seule possibilité à ses yeux était de prendre comme candidat Abdoulaye Wade, pourtant étiqueté comme libéral (13) , à condition de lui imposer un programme.

Vieillissant et fatigué, Wade était parti se reposer en France et ne pensait même plus se représenter en 2000 (14). Ce sont les trois principaux partis se réclamant du marxisme (15) qui l’ont convaincu de se porter candidat contre le PS aux présidentielles de 2000.

Pratiquement toutes les forces de gauche se sont alors unies derrière Wade contre le PS. Tout le programme politique de la Coalition pour l’alternance en 2000 (CA 2000) avait été défini par les forces situées à la gauche du PS. Elles étaient persuadées que si Wade était élu, celui-ci allait respecter les engagements qu’il avait pris.

En 2000, explique Bayla, il y a eu un immense espoir d’alternance politique. Lorsque Wade est revenu de France pour mener la campagne électorale, il a eu un accueil triomphal. Diouf a été mis en ballotage au premier tour, ce qui ne s’était jamais vu auparavant. Pour le deuxième tour, tous les partis opposés au PS se sont regroupés en incluant notamment deux socialistes dissidents (16), et cette coalition hétéroclite a été victorieuse.

Il s’agissait d’une mutation très profonde : pour la première fois, un président sortant était battu aux élections. Se posait alors un dilemme pour les forces de gauche : fallait-il gérer la victoire avec Wade, ou laisser Wade gérer celle-ci. Toutes se sont exprimées pour la deuxième solution (17), mais en le contrôlant pour qu’il respecte les engagements qu’il avait pris sur les plans démocratiques, économiques et politiques. Tous les partis ayant appelé à voter pour lui (à l’exception de Jëf-Jël (18) dont Wade ne voulait pas) ont donc eu des ministres, des postes dans les directions d’organismes et de sociétés publiques.

Mais Wade a très rapidement mis de côté le programme sur lequel il s’était fait élire. A part deux ou trois mesures, il a poursuivi la politique libérale entamée par la majorité précédente. Cela a entraîné un brouillage total des repères idéologiques.

Le premier à être viré du gouvernement a été Dansokho du parti ex-prosoviétique PIT. Il s’était exprimé contre le projet de nouvelle Constitution qui incluait une présidentialisation du régime et une atteinte au droit de grève. Celui-ci ne pouvait plus s’exercer qu’à condition de « ne pas porter atteinte à l’outil de travail », ce qui avait été dénoncé par les organisations syndicales. Mais c’était encore l’euphorie et l’état de grâce : la Constitution a été adoptée à 98%.

La LD, l’autre parti ex-prosoviétique, est restée au gouvernement jusqu’en 2005.

La seule force de gauche participant au gouvernement était donc AJ-PADS

En 2007, les partis ayant progressivement rompu avec Wade ont fondé avec le Parti socialiste le CPC (Cadre permanent de concertation de l’opposition). Le CPC est par la suite devenu le Front Siggil Sénégal (Front pour relever le Sénégal) auquel participent également des partis de droite. C’est le « tout sauf Wade », comme il y avait eu le « tout sauf le PS » en 2000. Le rejet de Wade s’est exprimé au cours des élections locales de mars 2009 qui ont été largement gagnées par l’opposition regroupée dans la coalition Benno Siggil Sénégal. Au sein de cette dernière c’est surtout le PS qui a gagné des mairies.

Aux origines du Parti socialiste

Premier courant politique au lendemain de la seconde guerre mondiale, les socialistes ont alors été étroitement associés au pouvoir colonial. Deux de leurs principaux représentants, Lamine Guèye et Léopold Sedar Senghor (19) ont siégé au Palais-Bourbon et sont même devenus ministres de la Quatrième République.

L’historien et militant Olivier Sagna raconte (20) : « Sous leurs appellations successives, le parti socialiste et la centrale syndicale qui lui est liée ont compté en leur sein des militants se réclamant sincèrement des idéaux sociaux-démocrates et des luttes ouvrières. Cela s’explique notamment par le fait que le PS sénégalais est l’héritier de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), présente au Sénégal depuis les années 1920. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il comptait dans ses rangs des travailleurs qui étaient souvent syndiqués à la CGT, fortement influencée par le Parti communiste français (PCF) ».

En 1948, Senghor a rompu avec la SFIO et son orientation assimilationiste. Ibrahima Konté raconte : « La SFIO de Lamine Guèye était surtout présente à Dakar et Saint-Louis, dont les habitants avaient la nationalité française depuis la « loi des quatre communes » de Lamine Guèye (avril 1946). Senghor, qui était un fils de paysans, a gagné une base parmi les paysans que Lamine Guèye avait ignorés, et qui représentaient à l’époque 80 % de la population.

Senghor a eu l’intelligence de revendiquer les mêmes droits pour tous les Sénégalais. Il s’est allié aux marabouts mourides de l’intérieur, alors que la SFIO était davantage liée à la confrérie Tjidiane beaucoup plus présente dans les grandes villes du Nord. Senghor s’était également implanté parmi les ouvriers, notamment les cheminots, qui étaient organisés dans le syndicat dirigé par Abbas Guèye (21) ».

Supplanté par le parti de Senghor (22) , la vieille SFIO de Lamine Guèye n’a pas eu d’autre choix que d’accepter d’être absorbé par lui lors de la fondation de l’UPS en 1957.

Même s’il avait rompu avec l’assimilationisme, Senghor n’était pas pour autant partisan de l’indépendance. En 1958, son parti a accepté avec empressement de diriger le gouvernement sénégalais mis en place dans le cadre de l’Union française. Lorsque l’indépendance finit par s’imposer en 1960, le parti de Senghor est resté à la tête de l’Etat pendant 40 ans.

« Les militants issus de la CGT, sur lesquels Senghor s’était au début appuyé pour asseoir son hégémonie, ont alors été de plus en plus marginalisés au profit de ceux dont le seul idéal était la défense des intérêts du Parti-Etat » ajoute Olivier Sagna.

(1) E.H. Seydou Nourou Touré in La société sénégalaise entre le local et le global p 192.

(2) En ce qui concerne la dette, voir l’introduction générale sur l’Afrique dans ce numéro.

(3) Momar-Coumba Diop Le Sénégal à la croisée des chemins Politique Africaine n° 103 p 108

(4) Momar-Coumba Diop Le Sénégal à la croisée des chemins Politique Africaine n° 103 p 105

(5) La vieille SFIO de Lamine Guèye rebaptisée PSAS fusionne en 1957 avec le parti de Senghor.

En 1966, ce sera le tour d’une partie du PRA-Sénégal qui avait regroupé en 1958 les partisans de l’indépendance immédiate.

(6) Entretien avec Olivier Sagna (2008).

(7) M-C. Diop et M. Diouf (1990) page 207.

(8) J-M Nzouankeu, Les partis politiques sénégalais (1984) p 139

(9) Les Sénégalais utilisent le terme de « transhumant » pour les individus qui se rallient au camp adverse, et celui d’ « entrisme » pour les partis acceptant de participer à des gouvernements dirigés par le parti adverse.

(10) Il s’agit notamment des deux partis « ex-prosoviétiques », le PIT (1991-1998) et la LD/MPT (1993-1995), ainsi que du PDS deWade (1991-1992 et 1995-1998) étiqueté « libéral ».

(11) L’URD de Djibo L. Kâ (1996) et l’AFP de Moustapha Niasse (1999).

(12) « Une manifestation politique s’était accompagnée de la mort de plusieurs policiers. Suite à cela, les principaux dirigeants de gauche s’étaient retrouvés en prison en compagnie de Wade. Cela a créé des liens personnels entre eux qui ont facilité le brouillage idéologique actuel ». (Bayla Sow).

(13) « Abdoulaye Wade se disait libéral, mais il était en fait davantage populiste que libéral. Quand il est venu au pouvoir il a d’ailleurs pris sur certaines questions davantage de mesures sociales que le PS ! » (Bayla Sow)

(14) Pour Bayla Sow, « Landing a réussi à convaincre les deux partis pro-soviétiques qu’il était possible de faire un pas qualitatif vers l’alternance politique en réalisant une alliance derrièreWade ». Ibrahima Konté nous a présenté une version différente : « C’est Dansokho du PIT et Bathily de la LD qui ont organisé en 1998 la réconciliation avec le PDS, dans le front large Alternance 2000. Ils sont allés voirWade pour lui dire qu’il allait revenir au Sénégal ».

(15) Il s’agit des partis ex-prosoviétiques PIT, et LD/MPT ainsi que le parti d’extrême-gauche AJ-PADS.

(16) Il s’agissait de Moustapha Niasse (AFP) et Djibo Leïty Kâ (URD) dont l’itinéraire est évoqué dans l’article de ce numéro sur les « transhumants ».

(17) « AJ-PADS avait imposé un candidat ayant remporté les élections et avait participé à la mise sur pied du programme. Dans ces conditions, ceux qui dans AJ n’étaient pas d’accord avec cette politique étaient extrêmement minoritaires » (Bayla Sow).

(18) Jëf-Jël est dirigé par Talla Sylla.

(19) Lamine Guèye a participé au gouvernement Léon Blum en 1946, et Senghor a celui d’Edgar Faure en 1955.

(20) Entretien avec Olivier Sagna (mai 2008).

(21) Abbas était un des responsables de l’UGTAN dont Sékou Touré était secrétaire général avant de devenir président de la Guinée. C’est Abbas qui a permis à Senghor de gagner les élections à Dakar où son syndicat était très puissant (Entretien avec Ibrahima Konté).

(22) Le parti de Senghor s’est appelé successivement BDS (1949), BPS (1957), UPS (1958), et finalement PS à partir de 1976 où il devient section de l’Internationale socialiste.

BARON Alain, Union syndicale Solidaires

* Cet article est issu du dossier « Sénégal », paru dans la revue n° 6 de la revue internationale de l’Union syndicale Solidaires (mai 2010), disponible dans la rubrique internationale de www.solidaires.org


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