La charia ne nourrit pas son homme

samedi 14 janvier 2012.
 

La situation actuelle des pays arabes qui ont connu des mobilisations populaires depuis le précédent tunisien de décembre 2010 ne cesse d’interroger, à juste raison, les observateurs. Que ce soit sur la rive nord de la Méditerranée ou sur sa rive sud. Sommes-nous en train d’assister, en Tunisie, au Maroc et en Égypte, à une récupération, par les islamistes – mieux organisés et avec l’image de martyrs qu’ils peuvent avoir –, des dividendes de mouvements sociaux dont ils ne furent ni les instigateurs ni les fers de lance  ? Ils en ont plutôt profité pour revenir en force dans le champ politique, dont ils ont été longtemps écartés.

Rien, pourtant, ne pouvait le laisser présager. Loin s’en faut. Les mouvements sociaux partis de Tunisie, avant de gagner progressivement nombre d’autres pays, n’étaient ni religieux ni spécialement antireligieux mais areligieux. En d’autres termes, à titre individuel, il y avait sans doute des personnes qui se sont mobilisées au nom de Dieu, de l’islam ou de toute autre foi, mais sans chercher à souder des collectifs autour de ces principes. Les revendications étaient à dominante profane. En négatif d’abord  : destitution des dictateurs et abolition des rouages de la dictature  ; en positif ensuite  : demande d’un État, avec de véritables services publics, une administration publique impartiale, rigoureuse et une justice totalement indépendante.

Puis, derrière tout cela, se révéla un désir profond d’édifier un État de droit démocratique où les individus accèdent à une citoyenneté moderne avec une identité double  : d’une part, à titre privé, comme membres à part entière de la société civile soucieux d’intérêts particuliers, de façon égalitaire, et d’autre part, à titre public, comme citoyens animés par la poursuite de l’intérêt général dans le cadre d’un État social où chacun puisse participer aux institutions où personne ne puisse rester au-dessus de la loi, comme ce fut longtemps le cas de Moubarak, de Ben Ali et de leurs proches. Ces derniers considéraient l’État comme une propriété privée, à l’image de ces seigneurs, en leurs fiefs, à l’époque féodale en Europe.

Alors, pourquoi diable les islamistes ont-ils remporté les élections et comment se fait-il qu’on ait voté pour eux  ? N’est-ce pas contradictoire  ?

Ne nous y trompons pas. Les Tunisiens, Marocains ou Égyptiens qui ont voté ces derniers temps pour les islamistes n’en sont pas forcément des sympathisants notoires. Ils n’attendent pas la création d’un État islamique auquel les islamistes eux-mêmes, pour une majorité au moins, ne croient plus.

À y regarder de plus près, ces victoires sont en réalité le symptôme d’une situation d’incertitude généralisée en raison de transitions balbutiantes ou charriées. Or, les islamistes, en populistes, savent exploiter les états d’âme de populations en mal de repères. C’est à ce niveau, très précisément, que le discours identitaire joue à plein.

Celui-ci sait renouer avec les cadres d’un champ cognitif marqué, à un niveau ou à un autre, par l’appartenance majoritaire à l’islam. Ce genre de discours rassure et promet ordre et régénérescence morale à des individus dégoûtés par des décennies de gabegie, de corruption et d’humiliation. Ainsi, en liant moralité islamique à comportement social et politique soi-disant impeccable (comme si les deux étaient forcément liés), les islamistes ont fait mouche en agissant sur l’inconscient populaire.

La morale refait surface en politique quand les mécanismes ordinaires de régulation politique ou institutionnelle basée sur un droit de type contractuel et mutualiste sont enrayés. Les discours religieux pansent momentanément les plaies, mais jamais définitivement. Si originalité des islamistes il y a, elle se trouve dans le conservatisme religieux avec, du point de vue économique et politique, un déficit flagrant d’imagination et de rationalité. La charia ne nourrit pas son homme.

Du reste, la charia, souvent très mal traduite, est « la voie » et non pas « la loi ». C’est-à-dire un principe moral à visée éthique  : droit, justice sociale, liberté de conscience, etc.

Les islamistes n’ont plus le choix. S’ils ne répondent pas rapidement à la demande sociale, économique ou matérielle de leurs concitoyens, s’ils renchérissent en termes religieux, ils se discréditeront.

Par Haoues Seniguer, Enseignant à l’IEP de Lyon, Membre du Groupe de Recherches et d’Études sur le Moyen-Orient et la Méditerranée.


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