Réquisitionnons les banques centrales !

mercredi 28 décembre 2011.
 

Depuis quelques semaines, la dégradation constante des taux d’intérêt entérine désormais la fin probable de la monnaie unique. L’attitude de l’Allemagne, qui ne veut ni entendre parler d’une monétisation des dettes ni se résoudre à des transferts budgétaires, mais qui aimerait imposer des règles antidémocratiques sur les budgets sans compensation, précipite cette crise. Il convient désormais de regarder la situation sans fards.

La hausse des taux d’intérêt est, ou sera sous peu, insoutenable pour de nombreux pays. Plus généralement, la défiance des marchés financiers ne connaît plus de limites : même l’Allemagne est touchée et la perte du triple A français est déjà entérinée par les écarts de taux (spreads) entre notre pays et l’Allemagne.

Deux solutions sont proposées. La première est que la Banque centrale européenne (BCE) fasse l’équivalent du quantitative easing américain en rachetant aux Etats une partie de leur dette (et non plus sur le marché secondaire auprès des banques). Cela reviendrait à rétablir les pratiques anciennes des "avances au Trésor public" d’avant 1973. Les risques inflationnistes sont très limités du fait de la récession dans laquelle l’Europe est plongée.

Cependant, des obstacles insurmontables s’opposent à cette solution :

1. Elle est interdite par le statut de la BCE et toute modification de ce statut exige l’unanimité. Or, des pays sont opposés à une telle solution (Allemagne, Finlande et peut-être Autriche et Pays-Bas).

2. Le blocage allemand s’enracine de plus dans une impossibilité constitutionnelle pour ce pays. La Cour de Karlsruhe a imposé que les règles de la BCE soient les mêmes que celles de la Bundesbank pour consentir à l’abandon du mark.

On peut imaginer que l’Allemagne change sa Constitution. Mais il lui faudra au moins dix-huit mois, or le rythme de la crise se compte en semaines.

Techniquement, il n’est pas possible d’aller contre l’avis de l’Allemagne dans la gestion de la BCE. La seconde solution est celle de l’émission de titres de dettes au nom de la zone euro. Mais on se heurte alors à des problèmes insurmontables :

1. Si l’ensemble des pays se portent garants, compte tenu du risque grec et portugais, les agences de notation ont déjà averti que la note de ces eurobonds serait très dégradée (CC). Dans ce cas, il est illusoire de compter sur eux pour donner de l’oxygène aux pays en difficulté.

2. Ces obligations, si elles étaient garanties par les pays ayant une note AAA, pourraient être placées à des taux d’intérêt acceptables mais en petite quantité. Or, les besoins de financement des pays en difficulté s’élèveront en 2012 à plus de 460 milliards d’euros (dont au moins 335 milliards pour l’Italie).

3. Enfin, on se heurte à une opposition farouche de l’Allemagne.

Aucune de ces deux solutions n’est viable. Le pire serait alors un délitement progressif de la zone euro, avec le départ de la Grèce, puis du Portugal, puis de l’Italie et de l’Espagne, nous laissant de fait en tête-à-tête avec l’Allemagne. Un euro centré sur le mark connaîtrait une forte appréciation face au dollar. Cette situation serait la condamnation à court terme de la France comme pays industriel.

La question se pose donc avec acuité : devant l’inanité des solutions proposées, il faut soit préparer une sortie coordonnée de l’euro, solution de raison préservant la coordination monétaire entre les pays européens, soit considérer des mesures non conventionnelles. Le problème est de savoir comment contourner l’opposition allemande quant à un changement brutal du statut de la BCE. Une solution existe, qui aurait pour avantage de mettre l’Allemagne le dos au mur.

Les banques centrales des pays continuent d’exister. Elles sont certes liées à la BCE et s’interdisent de procéder à toute création monétaire, mais il s’agit ici d’une interdiction légale qui met en jeu les lois nationales, et non pas d’une impossibilité technique. Il faudrait pour cela procéder à une réquisition des banques centrales (en France, de la Banque de France) pour une période temporaire.

Dès lors, et sous le contrôle du ministère des finances, la Banque de France pourrait créditer le Trésor Public d’une somme importante, de 500 à 750 milliards d’euros. Elle le ferait par un simple jeu d’écriture, acceptant en échange des titres pour une somme équivalente et portant une rémunération de 0,5 %. Avec cette somme, le Trésor rachèterait en priorité les titres détenus par les non-résidents, ce qui aboutirait à faire baisser le poids des intérêts sur le budget.

La réquisition existe dans notre droit. Cependant, il est illusoire de croire que l’on pourrait trouver un accord avant de passer à l’action. Il convient donc de procéder à cette réquisition. Les conséquences seront immédiates :

1. On criera à la rupture des traités. Mais aucun moyen n’existe pour expulser un pays (et donc la France) de la zone euro. Quant à la faire condamner par la Cour de Luxembourg, il nous suffira d’annoncer que nous émettrons autant d’argent qu’il le faudra pour payer une amende.

2. Ayant montré l’exemple, et l’inanité des mesures de rétorsion, il est certain que d’autres pays nous emboîteront le pas.

3. L’effet inflationniste de ces mesures cumulées sera très faible, en raison de la récession qui domine en Europe.

4. En revanche, cette création monétaire devrait faire baisser le taux de change de l’euro par rapport au dollar américain, ce qui pourrait apporter une bouffée d’oxygène bienvenue aux pays d’Europe du Sud et à la France.

L’Allemagne serait alors mise devant le choix suivant. Elle pourrait décider d’accepter ce coup de force considérant que légalement le statut de la BCE n’a pas changé. Un sommet des pays concernés, où les règles pour fixer la quantité de monnaie à créer seraient déterminées, pourrait se tenir dans les semaines suivant cette décision. Si l’Allemagne n’accepte pas cette solution, la seule possibilité qui lui resterait serait de sortir de l’euro, en prenant le risque que la réévaluation du mark retrouvé se combine avec la tendance à la dépréciation de l’euro et aboutisse à un écart de taux de change de 40 % à 50 %, dont les conséquences seraient négatives pour l’industrie allemande.

De plus, elle laisserait la France dans une situation favorable.

par Jacques Sapir, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)


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