Nationalisme, islamisme ou la politique de la diversion (par Rachid Bendib, économiste algérien)

jeudi 15 décembre 2011.
 

Le théâtre Algérie semble servir de scène à une lutte politique qui opposerait un courant dit nationaliste à un courant dit islamiste et à côté desquels gigoterait un courant dit démocratique à la recherche de ses marques. Les trois courants (le troisième dans une mesure moindre) ont cependant un point en commun : leurs discours semblent, à quelques nuances près, interchangeables.

Or dans la mesure où leurs discours sont quasiment interchangeables, leurs intérêts ne peuvent en aucun cas être antagoniques. En effet si les nationalistes ne sont pas moins musulmans que les islamistes lesquels ne sont pas moins nationalistes que les premiers, et si ces deux courants sont aussi démocrates que les démocrates qui sont autant nationalistes et musulmans que les deux premiers, alors la lutte politique que se livrent (du moins au niveau des apparences) ces différents courants est inintelligible. Et cette lutte politique est inintelligible parce qu’elle se présente sur un terrain virtuel et propose des arguments qui sont étrangers à son essence. Et la compréhension de cette lutte politique (si lutte il y a) entre les différents courants requiert le dépassement des discours pour appréhender le non-dit de ces derniers.

La lutte politique dans une société moderne (capitaliste) suppose en fait l’existence de forces sociales aux intérêts contradictoires, lesquelles forces s’affrontent sur l’arène politique en vue d’une gestion non-violente de leurs conflits. En particulier chacune des forces en présence tente de présenter ses intérêts différenciés et particuliers comme les intérêts de la société dans son ensemble et active en vue de hisser son idéologie au rang d’idéologie hégémonique1. Or dans le cas algérien, l’« individu moyen » ne peut que s’interroger sur le pourquoi de la foultitude de partis politiques, lesquels développent des discours quasi-similaires. Il (l’individu moyen) ne peut, a priori, pas différencier les noyaux des différents discours qu’il entend. Et il ne peut opérer la différenciation parce que, dans les faits, il n’y a pas de différence essentielle.

LE NATIONALISME OU LE DISCOURS DE LA RENTE

Ainsi le discours nationaliste constitue, a priori, un discours déphasé par rapport aux conditions de l’heure. Car ce discours présente une image figée de l’Algérie (le mouvement historique y est absent) et l’appréhende comme unité non-contradictoire située en dehors de l’histoire et agressée en tant qu’entité. Or, les conditions de l’heure ne sont ni identiques ni semblables aux conditions de l’Algérie colonisée.

Car la contradiction principale du moment ne lie pas et n’oppose pas l’Algérie en tant qu’entité à un autre pôle (le colonialisme français) mais lie et oppose les rentiers du système (le pôle dominant) à toutes les couches sociales marginalisées (le pôle dominé). Elle se situe donc à l’intérieur de la formation sociale algérienne. En ce sens la contradiction formation sociale algérienne-colonialisme français (ou impérialisme en général) ne peut être appréhendée qu’en tant que contradiction secondaire. Et celle-là demeure pertinente parce que les conditions internes le lui permettent, et en particulier parce qu’un pôle de la contradiction principale du moment sert de relais au pôle externe de la contradiction secondaire.

Et le discours nationaliste émerge dès lors en tant qu’idéologie dont l’objectif premier est de voiler la contradiction principale du moment. Ce discours permet alors, par la pratique de la diversion, au pôle dominant de la contradiction principale d’échapper au jugement de l’histoire. En effet derrière le discours nationaliste dont les tenants sont apparemment au pouvoir depuis l’indépendance se profile une réalité qui mérite une attention particulière.

Au niveau économique, la gestion rentière de l’appareil économique a abouti à la crise. Ni les industries industrialisantes, ni la construction du socialisme spécifique n’ont résisté à la baisse de la rente pétrolière dans les années 80 (contrairement à ce qu’avance le discours officiel, la soi-disant « décennie noire » n’est pas le produit d’une génération spontanée). La baisse de la rente au niveau de cette décennie a mis à nu les slogans creux des décennies précédentes et a montré la faillite d’un processus dont la logique était essentiellement précapitaliste.

Des usines qui ne tournent qu’à 15 ou 20% de leur capacité théorique et une agriculture déficitaire qui distribue des bénéfices aux fellahs n’ont pu exister que grâce à l’isolement relatif de l’appareil économique domestique du marché mondial d’une part et à la logistique matérialisée par la rente pétrolière d’autre part. L’amenuisement de la rente a montré que l’importation de quincaillerie n’était pas synonyme d’accumulation du capital.

En ce sens la crise de l’économie rentière aurait pu amorcer un processus de mise en conformité de l’appareil productif domestique avec les exigences de l’heure. L’insertion active dans l’économie-monde requiert de fait une économie performante selon des critères capitalistes, lesquels ne sont synonymes ni de « libéralisme débridé » ni de privatisation du secteur étatique.

Or les discours avancés par le pouvoir actuel semblent refléter une fuite en avant (désétatisation sans objectifs particuliers et ouverture sans conditions du marché domestique) laquelle ne peut point constituer une réponse adéquate à la faillite d’une gestion rentière de l’économie. Car cette réponse ne réalise pas dans les faits un dépassement de la logique rentière mais matérialise une réadaptation de cette dernière aux contraintes de l’heure.

En effet Les mesures concrètes prises par le pouvoir actuel (malgré le discours) ne peuvent en aucune manière remettre en cause la rente en tant que rapport social dominant. Au contraire la destruction progressive de l’appareil économique domestique résultant du désengagement de l’Etat de la sphère économique et de l’ouverture de l’économie domestique au marché mondial ne peut que provoquer l’émergence d’une économie de bazar alimentée par la rente pétrolière. Et cette dernière continuera (malgré les slogans) à structurer aussi bien l’infrastructure économique (qui tendra à se réduire à des activités de services) que la superstructure politico-idéologique (qui tendra à refléter un monde virtuel pour éviter de donner un sens au monde réel).

La restructuration de l’économie telle que proposée par le pouvoir actuel, avec la réduction des dépenses publiques et la privatisation de larges pans du secteur étatique, ne pourra alors qu’engendrer un enrichissement accru des couches rentières et une paupérisation accrue de larges couches sociales (la décennie à venir ne risque-t-elle pas d’être plus sombre que la décennie noire ?).

Au niveau politique, la rente en tant rapport social dominant a produit non pas le citoyen de la société moderne mais le client de la société archaïque (précapitaliste). Et ce client, vu sa nature, est objectivement un « bras cassé » (il attend tout de l’Etat-rentier) et subjectivement un « impuissant » (il n’a pas les moyens de se révolter et attend donc un messie pour le sauver). Son seul rôle se réduit alors à applaudir le patron (un quelconque représentant de l’Etat-rentier) pour recevoir en retour des miettes de rente. Et il ne peut envisager une quelconque promotion sociale qu’en faisant allégeance au patron et en s’intégrant comme client dans un réseau (sa non-intégration implique sa marginalisation).

Et cet état de fait engendre la pensée unique (celle des couches dominant l’Etat-rentier) étant donné que la rente en tant que rapport social dominant intègre aussi bien le patron que le client dans une relation non-antagoniste (leurs parts de rente respectives sont quasi-indépendantes). Le patron et le client peuvent alors fredonner ensemble les mêmes refrains : « Vive le socialisme spécifique » lorsque les idéologues de l’Etat-rentier racontaient des histoires de développement autocentré et de justice sociale et « Vive l’économie de marché » lorsque l’Etat-rentier a été affaibli par la baisse de la rente pétrolière.

Cependant si le socialisme spécifique pouvait être soutenu par un nombre important de clients (en fait la totalité sinon la majorité des couches sociales), l’économie de marché (spécifique ?), au regard de l’amenuisement de la rente, accuse un déficit certain en terme de supporters. Car telle qu’elle émerge, l’économie de marché proposée ne semble servir qu’un nombre restreint de couches rentières et marginaliser (exclure ou déclasser) la majorité des couches sociales indigènes.

Ces dernières abreuvées au discours de l’Etat-rentier au faîte de sa puissance ne peuvent que crier à la trahison.

Et les couches sociales infantilisées par la logique rentière et marginalisées par la soi-disant économie de marché perdent tout repère pour autant que la majorité des individus qui composent ces couches ne semble pas avoir atteint le stade de citoyens. L’Etat rentier finit ainsi par créer le vide (économique, social et culturel) autour de lui. Et comme la nature a horreur du vide, ce dernier n’attend que son remplissage. Les couches marginalisées peuvent dès lors constituer une masse amorphe apte à servir tout discours ou projet qui leur donne au moins l’illusion d’être des êtres humains à défaut d’être des citoyens.

L’ISLAMISME OU LE DISCOURS DE LA RENTE

Le courant islamiste (présent au sein du pouvoir depuis l’indépendance) a alors toute la latitude pour « travailler » la société en canalisant la misère économique (due à une paupérisation croissante), sociale (due à la destruction des solidarités traditionnelles), et culturelle (due à la destruction de tout repère donnant un sens au vécu quotidien) vers le mot d’ordre d’« Etat islamique »2. L’islamisme apparaît dès lors comme l’unique moyen apte à déconstruire un système qui se présente comme quasi-immuable.

Cependant, derrière les slogans religieux dont il use à profusion, l’islamisme est d’abord un mouvement politique qui, à travers le mot d’ordre fétiche d’Etat islamique, promet de concrétiser toutes les idées généreuses (justice sociale, solidarité, éthique politique, lutte contre la corruption et la hoggra, etc.) que l’Etat-rentier n’a cessé d’énoncer pour, en définitive, matérialiser leurs contraires. Mais le discours islamiste (au même titre que le discours nationaliste) occulte la contradiction principale du moment.

Et le fardage religieux d’un discours essentiellement politique ne peut que voiler la reproduction des couches rentières en tant que couches dominantes. Car l’application de la charî’a (notion à laquelle se réduit le discours islamiste) n’empêcherait nullement les rentiers du système de se reproduire en tant que tels et les couches marginalisées de se renouveler en tant que telles, étant donné que les deux pôles feraient partie d’une communauté de croyants régie par des commandements divins.

Dans cette optique la référence au discours islamiste ne peut que faciliter la métamorphose3 des rentiers du socialisme spécifique en rentiers de l’économie de marché (comprise comme économie de bazar). En outre la référence au discours islamiste désarme les couches marginalisées par la distribution de la rente. Car ces couches ne peuvent pas à priori se révolter contre un ordre prétendu divin. Enfin la référence à de soi-disant critères divins permet de pallier l’essoufflement du discours nationaliste qui n’est plus porteur malgré la cacophonie officielle.

Le discours islamiste et le discours nationaliste se rejoignent alors pour tenter de pérenniser le système rentier en accentuant la pratique de la prédation au niveau objectif et en développant au niveau subjectif la « théorie de l’agression externe »4, i.e. l’ennemi principal est toujours présenté comme un ennemi externe qui manipule des « égarés » pour porter des coups à la nation et/ou pour dénaturer l’« islam authentique ».

Ainsi les soi-disant nationalistes et les soi-disant islamistes représentent en fait non pas les deux pôles de la contradiction principale du moment, mais un seul et même pôle voilé et maquillé différemment selon les contraintes de l’heure. Et ce maquillage à un rôle primordial pour autant qu’il matérialise la politique de la diversion programmée à laquelle s’attachent les couches dominant l’Etat-rentier.

Ces dernières représentant dans les faits des couches sociales archaïques ne peuvent se reproduire en tant que telles que dans la mesure où elles voilent leur nature vraie, i.e. des couches prédatrices5 dont l’objectif ultime est de s’accaparer la plus grande part du gâteau-rentier. Ainsi la quasi-identité des discours de divers partis politiques prend un sens dans la mesure où le projet social de chacun de ces soi-disant partis se réduit à une course de position par rapport au robinet de la rente.

Dans cette optique l’islamisme ne constitue point un dépassement de la logique rentière du système mais une idéologie de remplacement dont l’objectif ultime est de pérenniser la rente en tant que rapport social dominant. Ainsi le patron pouvait satisfaire le client en lui offrant des miettes de rente et le cheikh pourrait proposer aussi bien des miettes de rente que l’Eden à ses ouailles. Les contradictions de classe continueront ainsi à être voilées et la formation sociale algérienne continuera à tourner en rond. Le dépassement de ce « cercle vicieux » requiert donc un nouveau discours.

SUR LA DÉMOCRATIE EN DEVENIR

Au regard des contraintes de l’heure (mondialisation des rapports de production capitalistes) ce discours ne peut être que le discours de la démocratie pour autant que cette dernière signifie la destruction de la rente en tant que rapport social dominant et son remplacement par le travail d’une part et l’émergence de tous les marginalisés sur la scène politique d’autre part. Et le courant démocratique ne peut s’imposer (et dépasser sa position marginale actuelle) que dans la mesure où il identifie l’ennemi principal du moment (les couches rentières dans leur ensemble) en synthétisant les aspirations justes des couches marginalisées6 par le système rentier.

Ce courant est dès lors condamné à initier et à participer à la transformation objective et subjective des clients et des ouailles en citoyens d’une part et à dénoncer les leurres proposés par le discours rentier dans ses versions nationaliste et/ou islamiste d’autre part. Ce processus ne peut cependant pas se réaliser à court terme mais requiert une stratégie de long terme à travers laquelle le courant démocratique s’impose comme alternative réelle en dévoilant et en réalisant sa nature vraie, i.e. l’incarnation de la rupture avec l’ordre rentier.

Notes :

1 Sur le concept Gramscien d’hégémonie, cf. Gramsci, A., 1971, Selections from the Prison Notebooks, Lawrence and Wishart, London.

2 Cf. par exemple Ghalioun, B., 1997, Islam et Politique, la modernité trahie, Casbah Ed., Alger.

3 Au niveau apparent, la métamorphose s’opère à travers une ‘omra (au frais de la princesse en général) et le remplacement de la bouteille de pinard par un chapelet scintillant.

4 Cette « théorie » permet à certains fossiles ambulants d’avancer que la crise algérienne résulterait d’un clash entre civilisations

5 Dans la jungle les prédateurs qui s’allient et coopèrent, les lycaons par exemple, sont plus efficaces que les prédateurs solitaires.

6 Ces dernières peuvent englober aussi bien les entrepreneurs qui ne pratiquent pas la politique du bakchich pour pouvoir travailler que les ouvriers en général en passant par les couches moyennes qui ne cessent d’être laminées par la politique de fuite en avant de l’Etat-rentier.


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