Révolution égyptienne Acte 2

mardi 29 novembre 2011.
 

- 2) L’Egypte paniquée par les gaz utilisés contre les manifestants place Tahrir
- 1) Egypte : la révolution à nouveau dans la rue

2) L’Egypte paniquée par les gaz utilisés contre les manifestants place Tahrir

Armes chimiques ou simples lacrymogènes ? Les gaz utilisés par les forces de l’ordre provoquent saignements, spasmes et divers troubles. Et mettent l’Egypte en émoi.

(Du Caire) Quel gaz les forces de l’ordre ont-elles utilisé sur la place Tahrir pour disperser les manifestants ? Sur le terrain, de nombreux témoignages, notamment de médecins, décrivent des effets assez terrifiants, comme des troubles neurologiques. « C’est comme si les yeux allaient sortir des orbites », décrit un insurgé gazé, victime de troubles respiratoires et de perte de la vue.

Dans une vidéo postée sur Facebook, on voit une personne à terre secouée de spasmes.

Le site d’information indépendant égyptien Bikyamasr.com dévoile une photo de cartouche tirée par la police et les militaires contenant un gaz lacrymogène très agressif, le « CR » (dibenzoxazepine), décrit comme six à dix fois plus puissant que le gaz lacrymogène « CS » (dichlorobenzal et dérivés), employé en France notamment.

Fumée jaune et fumée blanche

Sur la photo diffusée par le site d’information égyptien, on peut lire que le fabricant est américain, Combined Tactical Systems basé à Jamestown (Pennsylvanie, USA). Mais cette firme ne donne aucune information à la presse. La branche du lacrymogène aime conserver une certaine opacité.

On se souvient de la cargaison française à destination de la Tunisie repérée à Roissy au début des révoltes... La livraison avait toutes les autorisations légales.

La France n’achemine plus ce matériel dans les pays du Maghreb, au Moyen-Orient ou en Afrique depuis qu’on débuté les révoltes du Printemps arabe.

Un contact tenté par La Liberté avec un producteur français de gaz lacrymogène autorisé n’a rien donné.

Un professionnel de la branche actif en France – qui souhaite garder l’anonymat – s’étonne toutefois des effets décrits par les gaz utilisés sur la place Al-Tahrir pense qu’il ne s’agit pas de lacrymogène usuel, ce dernier ne provoquant pas de troubles neurologiques.

Même si, comme le rapporte Bikyamasr.com, il s’agirait de cartouches périmées depuis plusieurs années.

C’est aussi l’avis de spécialistes en Suisse. « Il y a trois sortes de gaz lacrymogènes : le CR, le CS et le CN », explique Hugo Kupferschmidt, directeur du Centre d’information toxicologique basé à Zurich :

« Les cartouches de gaz CR dégagent normalement une fumée jaune, or celles aperçues à la télévision émettaient de la fumée blanche. »

Selon lui, les gaz lacrymogènes usuels, même fortement dosés, ne provoquent pas de troubles neurologiques :

« Les effets décrits me font penser que les cartouches employées contenaient des gaz de type nervins, qui sont de vraies armes chimiques de guerre. [...]

Il s’agit peut-être d’un produit semblable à celui utilisé par les forces spéciales russes lors de la prise d’otage du théâtre de la Doubrovka de Moscou du 23 octobre 2002. »

Des tirs de lacrymo à bout portant

L’utilisation de gaz nervins qui peuvent provoquer des lésions aux poumons, cœur et foie, c’est aussi ce qu’a avancé le prix Nobel de la paix Mohammed el-Baradei sur Twitter le 22 novembre. Le candidat déclaré à l’élection présidentielle prévue avant fin juin 2012 en Égypte a dénoncé la violence dont ont fait preuve les forces de l’ordre :

« Du gaz lacrymogène contenant des agents inervants et des balles réelles sont utilisés contre les civils à Tahrir, c’est un massacre. »

Human Rights Watch affirme aussi que des tirs de lacrymogènes effectués à bout portant ont tué des manifestants sur le coup.

Voilà ce qui met l’Egypte en ébullition, en plus d ela contestation du pouvoir militaire et les désillusions à la suite du discours du maréchal Tantaoui. Dans le pays, une forte polémique au sujet de l’emploi de ces gaz prohibés a éclaté. L’armée tente de s’en laver les mains et le ministère de la Santé égyptien dément formellement l’utilisation de tels moyens.

Effets à long terme

Mais ce qui inquiète, c’est que les gens subissent depuis cinq jours les tirs de ces gaz. Quels sont les effets à long terme ? Un professeur en neurologie de l’université Ain-Shams du Caire, contacté par nos soins, a testé les effets sur lui en s’exposant longuement sur la place Tahrir :

« Il provoque plusieurs symptômes tels que des crises convulsives, des spasmes oculaires et une détresse respiratoire. »

Selon ce spécialiste, le type de gaz utilisé est encore indéterminé, mais il est certainement plus corrosif que celui qui a été utilisé par les forces de Moubarak en janvier. Il invite les Egyptiens à collecter le maximum de vidéos et de douilles possible pour d’éventuelles poursuites judiciaires.

Un masque d’hôpital ne suffit pas

Contactée par téléphone, Sibiya a dû fuir son appartement situé à proximité de la rue Mohamed Mahmoud, à côté de l’université américaine du Caire, là où se déroulent les affrontements. « Un masque d’hôpital ne peut pas vous sauver de ce gaz », explique-t-elle :

« Les enfants portant aussi un masque sont très fortement incommodés. Il y a tellement de gaz que les premiers jours, on ne pouvait pas ouvrir les fenêtres de la maison. Au deuxième jour, nous avons été obligés de quitter l’appartement. »

Elle poursuit :

Et dire que depuis cinq jours, les bombes de gaz pleuvent sur la rue Mohamed-Mahmoud ! Dès les premiers jours nous avons eu des nausées, des maux de têtes. Aujourd’hui, on a les yeux gonflés de sang.

Les petits sont complètement perturbés. Ils sont stressés et agités de tremblements comme s’ils subissaient en continu des crises semblables à l’épilepsie. »

Quant à Salem al-Chirabi, animateur culturel, il ne quitte plus son masque à gaz :

« On panique. On dit que le gaz est cancérigène, qu’on va crever ! Je me suis déjà évanoui. J’ai vu des amis faire des crises. Certains accusent le gouvernement égyptien d’utiliser des armes chimiques contre nous.

Aujourd’hui il y a plus de 400 personnes dans un état grave. La police a même balancé des gaz dans les bouches d’aérations du métro de la place Al-Tahrir pour nous intoxiquer. »

« J’ai perdu conscience et puis vomi du sang »

Magda, une étudiante de 23 ans, a également été prise au piège dans un nuage de gaz lacrymogène. « Je suis tombée comme une mouche », déclare-t-elle au bout du fil.

« Des gens m’ont évacuée sur une moto. J’ai été aspergée par un liquide et j’ai repris conscience difficilement, comme si je venais de sortir d’une narcose complète. J’ai vomi du sang.

Oui, le maréchal Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées, nous fait vomir du sang. Alors moi, j’ai décidé de mourir sur la place Al-Tahrir pour libérer le pays de la junte militaire. »

Autre cas encore, Rania, membre du comité révolutionnaire. « L’air est irrespirable sur la place Tahrir », peste-t-elle au téléphone :

« Il y a cette odeur de gaz qui est si forte qu’il est impossible de rester sur place plus de cinq minutes. Les gens sont tous munis de masques achetés sur place 2 euros ou offerts par des infirmiers sur la place Al-Tahrir.

Mais même avec un masque, on suffoque à cause du gaz. »

Autre malheur : l’acte II de cette révolution a fait beaucoup de blessés aux yeux, dont beaucoup sont devenus borgnes. Rania :

« Ils n’en sont pas pour autant démoralisés et affirment qu’ils ont perdu un œil mais pas la vision sur le futur de l’Egypte qui se débarrassera coûte que coûte de la junte militaire. »

Sid Ahmed Hammouche et Pierre-André Sieber (Rue 89)

1) Egypte : la révolution à nouveau dans la rue

Source : http://www.europe-solidaire.org/spi...

Lee Sustar – Quel a été le facteur conjoncturel qui a déclenché la crise présente en Egypte ?

Mostafa Omar – L’élément déclencheur est lié à un « incident » du samedi 19 novembre, lorsque la police est intervenue pour mettre fin brutalement à un sit-in de pas plus de 100 personnes qui s’était installé sur le rond-point central de la place Tahrir. La plupart d’entre elles avaient été sérieusement blessées lors du soulèvement du 25 janvier 2011 qui a conduit au renversement de Moubarak [et leurs revendications n’ont jamais été prises en compte par le gouvernement et les autorités militaires].

Ce sit-in faisait suite à l’importante manifestation du vendredi 18 novembre [qualifiée de « Vendredi de la seule revendication », selon les Frères musulmans ou « Vendredi de la démocratie et du transfert du pouvoir » par des forces démocratiques, mais aussi par les salafistes], manifestation dominée par les courants islamistes et qui demandait au Conseil suprême des forces armées (CSFA) de transférer le pouvoir à une administration civile au plus tard pour la fin du mois d’avril 2012. La journée s’est bien passée. Mais un dirigeant islamiste, du courant réactionnaire salafiste [Hazem Salah Abou-Ismayl], a renoncé à son plan d’organiser un sit-in et a quitté la place avec les forces le soutenant. D’autres forces sont de même parties. Ainsi, dans la nuit du vendredi au samedi, quelque 100 personnes restèrent sur la place. La police arriva le matin du 19 novembre, commença à brutaliser les occupants et à les éjecter, au sens concret du terme, de la place.

Face à cette situation, des milliers de personnes se sont rendues à la place Tahrir pour protester contre cet acte de répression. Le dimanche 20 novembre, des dizaines de milliers de personnes ont afflué et ont repoussé la police hors de la place Tahrir. Au sens le plus conjoncturel, c’est ce qui a déclenché l’affrontement présent.

Un second facteur réside dans un grand nombre de manifestations contre le pouvoir militaire et contre les procès de civils instruits par des tribunaux militaires au cours des trois dernières semaines. Ces manifestations n’étaient pas massives. Mais chaque fois elles réunissaient entre 2000 et 5000 personnes. Toutefois, leur dynamique était croissante et indiquait que quelque chose de plus important allait se passer.

En effet, au cours des dernières semaines, parmi les familles de ceux qui passaient devant les tribunaux militaires et parmi les couches militantes, le sentiment de confiance se renforçait dans la perspective de combattre les procès militaires. Lorsqu’on prend du recul, on s’aperçoit qu’il y avait une disponibilité à réoccuper la place Tahrir, à combattre la police et à se réclamer à nouveau la place Tahrir comme symbole de la poursuite du procès révolutionnaire.

La raison sous-jacente plus profonde réside dans la misérable faillite du gouvernement et du CSFA face à la situation économique et aux réformes sociales qui auraient pu améliorer les conditions de vie de la population, et cela neuf mois après le renversement de Moubarak. L’échec porte sur l’augmentation du salaire minimum – augmentation pourtant promise en mars 2011 – et sur la non-mise en place d’un quelconque système de contrôle des prix sur les biens alimentaires de base.

En fait, au cours des derniers cinq mois, le CSFA a décidé que non seulement il refuserait toute concession économique exigée par des masses de salarié·e·s, amis que lentement il remettrait en place et en activité la machine répressive de Moubarak. Les dirigeants du CSFA ont opéré un travail afin de reconstruire, depuis des mois, la confiance en eux des rangs de la police. Ainsi, le Centre des forces de sécurité, le noyau dur de la police, a été laissé libre de frapper les grévistes, les divers groupes de protestataires lors d’occupations de divers types dans de nombreuses villes, etc.

Dès lors, au lieu de conduire des réformes minimales, le CSFA a décidé qu’il frapperait durement les protestations, les manifestations et les grèves [cela dans le cadre d’un processus de renforcement du syndicalisme indépendant]. Et, au moment où il promettait que le PND de Moubarak ne pourrait pas se présenter aux élections, les membres du PND ont créé huit nouveaux partis pour participer à ces élections. Autrement dit, le CSFA était en train de réorganiser la scène politique avec l’ancien personnel du PND qui allait retrouver ses positions dans le parlement.

Quelle était la réaction populaire face à ce processus ?

En février 2011, il est probable qu’une majorité de ceux qui sont aujourd’hui dans la rue soutenaient le CSFA et croyaient qu’il allait choisir le côté du peuple et démanteler le régime de Moubarak. Il a fallu neuf mois de déceptions face à la politique économique et sociale du régime et une répression croissante pour que cela change. Depuis février, beaucoup de jeunes et un grand nombre de travailleurs qui avaient placé leurs espoirs dans le CSFA ont effectué une prise de conscience et un changement de leur point de vue.

Il y a un autre facteur qui stimule la colère populaire. C’est le suivant : les partis dits libéraux et islamistes semblaient mettre en place des modalités pour se partager le pouvoir avec le PND (relooké) et le CSFA, dans le cadre du parlement et des élections présidentielles.

Ainsi, sous la surface, un processus de changement dans les idées et la conscience se faisait jour, mais les gens n’avaient pas suffisamment de confiance pour résister et contre-attaquer. Soudainement, de manière en grande partie inattendue, des vagues et des vagues de gens sont sortis de mois de silence. Une certaine démoralisation s’est rapidement transformée en son contraire.

Quelle est l’attitude des partis islamistes face au gouvernement et face au CSFA ? Comment ont-ils répondu à la mobilisation ?

Les groupes islamistes ont appuyé le CSFA et effectivement affirmé qu’ils ne voulaient pas critiquer l’armée et le Conseil des militaires. Les Frères musulmans, en particulier, sont intervenus à l’occasion de nombreuses luttes sociales pour les limiter et, à l’occasion de grèves, pour les briser. Les Frères musulmans ont essayé au printemps et durant l’été de briser deux grèves de médecins [toutefois, la bataille pour la direction d’un syndicat indépendant des médecins a abouti à ce que les Frères musulmans perdent le contrôle de la majorité des sections régionales, même s’ils gardent la main sur la structure nationale]. Les Frères étaient 100% derrière le CSFA.

Mais, par la suite, les militaires ont annoncé qu’ils voulaient contrôler le processus institutionnel en écrivant une nouvelle Constitution. Ils ont mis leur veto à toute législation ou articles constitutionnels qui auraient trait à l’armée et le budget et les dépenses militaires devaient rester du domaine du secret. Le débat sur ces questions s’est développé au cours du dernier mois et cela a créé une fissure entre l’armée et les islamistes.

Les islamistes craignaient que l’armée les empêcherait d’inscrire dans la Constitution des clauses ayant trait à la religion, clauses permettant une jurisprudence islamiste, autrement dit la loi faisant référence à la charia. Ce fut la raison pour leur mobilisation le vendredi 18 novembre. Ce fut une tentative par les Frères musulmans de faire pression sur le CSFA afin d’introduire la législation islamiste dans la Constitution.

Le vendredi 18 novembre, les islamistes demandaient au CSFA de transférer le pouvoir à une administration civile avec comme délai avril. Mais, le mardi 22 novembre, la thématique des slogans sur la place Tahrir était la suivante : « Le peuple veut que le maréchal [Tantaoui] dégage de suite ». De plus, on sentait une colère contre les dirigeants du mouvement islamiste. L’un d’entre eux – un candidat à la présidence ­– a été frappé lorsqu’il était sur la place. Un autre, le numéro 2 des Frères musulmans, a été expulsé de la place Tahrir.

Ce à quoi nous faisons face, c’est à un nouveau mouvement de masse et tout cela s’est produit en trois jours. Une véritable coupure s’est opérée entre des milliers de jeunes membres des Frères musulmans et la direction de l’organisation. De très nombreux jeunes ont rejoint le mouvement de protestation contre les ordres et les vœux de la direction.

Ainsi, il y a des libéraux, des indépendants, des membres de la gauche et des islamistes sur la place Tahrir. Cela a suscité des divisions au sein du bloc islamiste. Au sein de ce bloc, les plus pauvres et des membres de la classe ouvrière comprennent qu’ils doivent manifester et défendre la place Tahrir contre l’intervention brutale de la police. Le 22 novembre, il y avait environ 1 million de personnes dans les rues du pays, parmi lesquelles des dizaines de milliers dans diverses villes du pays [des affrontements ont eu lieu à Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Kena, Assiout, Assouan et dans la province de Dakahleya, dans le delta du Nil] et celui suite à un appel lancé dans les deux jours.

Quel a été le rôle des Etats-Unis dans cette crise ?

Les représentants officiels des Etats-Unis ont affirmé qu’ils avaient été en contact et en négociations permanentes avec les Frères musulmans. Ils ont déclaré qu’ils se préparaient à faire face à un gouvernement de coalition formé par les Frères musulmans, d’anciens membres du PND et quelques libéraux. Les élections semblaient être organisées en vue de disposer d’un parlement quasiment identique au dernier parlement de l’ère Moubarak. Les Etats-Unis et le CSFA apparaissaient confiants dans leur capacité de stabiliser la situation et jugeaient avoir réussi à couper l’herbe sous le pied au mouvement révolutionnaire.

C’est la raison pour laquelle la police est intervenue brutalement le samedi 19 novembre contre le sit-in, comme il l’avait fait à de nombreuses reprises antérieurement. Briser quelques têtes, casser quelques bras et jambes et il en serait fini, voici ce que les militaires pensaient. Ils ne s’attendaient pas à la vague de colère et à la volonté de lutte. Il semblait que les islamistes étaient prêts à constituer un gouvernement avec l’accord du CSFA. Mais maintenant l’ensemble du rapport de force a changé. Il a fallu 48 heures pour que le mouvement gagne sur une revendication refusée durant neuf mois : l’interdiction aux membres du PND de participer au parlement durant cinq ans ; et cela bien que nombre d’entre eux soient candidats pour les élections qui se devraient se tenir dans moins d’une semaine [28 novembre]. Plus important, le CSFA a dit qu’il renonçait à contrôler les procès à l’encontre des crimes commis par la police militarisée et qu’il allait transférer toutes les accusations à des procureurs civils. Depuis le 9 octobre 2011, cette revendication occupait une place centrale, lorsque la police militarisée avait massacré des civils lors des protestations organisées par les Coptes.

Comment les manifestants ont-ils réussi à occuper la place Tahrir malgré la répression ?

Ce 22 novembre, au moment où nous parlons, des centaines de milliers de gens manifestent en direction de la place Tahrir. Pour l’instant de manière pacifique. Mais dans les rues avoisinantes, depuis trois jours il y a des affrontements. Dans une rue près de la place Tahrir, voisine de l’ancien campus de l’Université américaine, la situation ressemble à un champ de bataille. Des milliers de policiers essaient de défendre les bâtiments du Ministère de l’intérieur [les affrontements ont lieu en particulier dans la rue Mohamed Mahmoud]. Ils tirent des grenades lacrymogènes sur la foule toutes les cinq minutes depuis plusieurs jours et les reçoivent des Etats-Unis. Ils tirent avec des balles en caoutchouc et y compris avec des balles réelles.

Ce n’est pas le type de brutalités traditionnelles de la police. Ainsi, après la première attaque policière du samedi 19 au matin, les policiers sont revenus le dimanche 20 aux alentours de 17 heures, alors que les manifestants sur la place étaient au nombre de 30’000 ou 40’000. Mais à cette occasion, c’était la police militaire et c’est à ce moment que le massacre a commencé. Les tirs étaient faits avec des balles en caoutchouc et des balles réelles. C’était clairement une volonté par des snipers de tirer pour tuer, des snipers du Centre des forces de sécurité. Les médecins ont déclaré que les blessures se concentraient autour du cou, de la nuque et à la tête.

Après que les personnes ont été tuées, la police a aligné les corps sur le côté. Ils ont tiré le corps d’un manifestant sur des dizaines de mètres et l’ont lancé dans une poubelle. De même, ils frappaient avec leur matraque spéciale les manifestants sur la tête afin de leur infliger des blessures mortelles. Beaucoup de manifestants disent que c’était pire qu’à l’époque de Moubarak.

L’attitude des militaires a fait basculer une partie de l’opinion publique. Des personnes qui croyaient que les pires jours de Moubarak étaient derrière elles furent soumises à un choc. Elles n’aimaient peut-être pas le CSFA, mais elles pensaient qu’au moins ils n’étaient pas aussi mauvais que Moubarak. Maintenant, les gens disent : « Nous n’avons pas un Moubarak, nous en avons 16 », ce qui fait référence au nombre de membres du CSFA.

Quelle est la composition sociale des manifestants de la place Tahrir ?

Elle est analogue à celle que l’on a connue en janvier et février 2011. Mais la composante dite des classes moyennes est inférieure, et celle populaire de la classe ouvrière est plus grande. La majorité des gens qui ont été tués par la police sont des pauvres, des jeunes travailleurs qui viennent des zones paupérisées de la périphérie du Caire, des jeunes gens qui n’ont pas d’espoir suite à des années où ils ont été laissés pour compte. L’un de ceux assassinés était en train d’aider une jeune femme qui cassait des pierres afin de les lancer sur la police. Il lui a dit, a-t-elle rapporté : « Je suis sans éducation ; je n’ai pas d’avenir. La police me tuera un jour dans tous les cas. Je vais mourir ici, vous, partez. Vous êtes éduquée et vous pourrez aider le mouvement. » Si cette mobilisation continue, on peut être certain que plus de jeunes qui soutenaient les Frères musulmans et les salafistes vont la rejoindre. La majorité des médecins qui traitent les blessés soutiennent les Frères musulmans et ils disent qu’ils sont là, à partir de leur propre décision, à cause de leur conscience.

Certains ont évoqué la possibilité d’une grève générale comme prochain pas dans la bataille. Qu’en est-il ?

En septembre 2011, on n’était pas loin d’une situation de grève générale lorsque se sont déclenchées la grève à l’échelle nationale des enseignants ­– la première depuis 1951 – et la grève des conducteurs de bus au Caire durant presque vingt jours, et enfin les eux grandes grèves des médecins du secteur public. Dans certains secteurs clés de l’économie, en septembre, on n’était pas loin de 750’000 grévistes. Beaucoup de gens à gauche ont pensé alors qu’une grève générale pourrait se faire.

Ces grèves n’ont pas été des défaites, mais elles n’ont pas été des victoires. Il y eut néanmoins un effet de démoralisation parmi un certain nombre de personnes. Les travailleurs ne sont pas suffisamment bien organisés pour faire face au CSFA. Aujourd’hui, si vous faites grève, ce n’est pas la police qui intervient, mais l’armée qui arrive pour briser ou contenir la grève.

Aujourd’hui, il n’y a aucune grève massive. Mais il y a beaucoup de grèves en permanence. Et il ne fait pas de doute que ces trois derniers jours ont redonné une confiance aux gens pour faire face au CSFA. Le nombre de syndicats indépendants a passé de 90 au début de l’été à 250 aujourd’hui. Mais bien qu’il y ait beaucoup de syndicats, il n’y a pas d’organisations politiques représentatives pour les travailleurs dans le pays.

Les élections vont-elles être tenues comme planifié ?

Les derniers cinq mois ont plutôt été une période de recul dans le processus révolutionnaire, malgré les grèves et la situation de septembre. Le CSFA avait les choses en main. Mais d’un coup, la situation a changé. Pourront-ils organiser les élections dans cinq jours ? La bataille est en cours. Mais c’est déjà une victoire que le gouvernement d’Essam Charaf soit tombé. Charaf avait promis de devenir premier ministre sur la place Tahrir. Toutefois, il a pris avec lui des gens du PND de Moubarak dans toutes les positions clés, à l’exception de trois ou quatre.

Dans la conjoncture actuelle, la revendication majoritaire du mouvement est pour un gouvernement d’unité sans les membres du PND. Les négociations portent sur un nouveau gouvernement composé d’islamistes, de libéraux et peut-être même de gens de la gauche. Ce nouveau gouvernement prendra forme dans un contexte très différent du précédent. Les gens affirment que lorsqu’ils ont mis Charaf en place en mars, un chèque en blanc lui a été donné et ce gouvernement a volé la révolution. Cette fois, le nouveau gouvernement devra rendre des comptes. Ce n’est pas seulement des manifestations contre le CSFA. Tout cela se développe dans un contexte où le niveau de conscience politique est plus élevé.


* Mostafa Omar, journaliste du site Ahram Online, est membre du mouvement des Socialistes révolutionnaires. L’entretien a été conduit par Lee Sustar pour Socialist Worker. Traduction A l’Encontre. Original anglais disponible sur ESSF.


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