Le Nouveau Vieux monde Sur le destin d’un auxiliaire de l’ordre américain (ouvrage de Perry Anderson)

mercredi 2 novembre 2011.
 

Perry Anderson fait partie des quelques intellectuels de haut vol au niveau international. Son nouveau livre concernant l’Union européenne vient d’être traduit et publié par les éditions Agone.

Ci-dessous deux analyses sur cet ouvrage.

1) L’Union européenne revue et corrigée par Perry Anderson, un « machin » sub-impérial à la dérive…

Le « grand machin », disait avec dédain de Gaulle pour désigner les Nations unies. La formule est restée – et va comme un gant au Marché commun, aujourd’hui Europe des 27. Debray décrira le machin en des termes plus appropriés mais à peine plus charitables : « Prenez la place du Prisunic, flanquez le magasin d’une banque et d’un parking, rasez l’Hôtel de Ville, l’église et le cinéma, et appelez cela “le grand chantier européen”. »1 L’Europe ne soulève pas l’enthousiasme des foules. Les dépliants publicitaires que la Commission européenne imprime à grands frais pour chanter ses propres louanges paraissent à cet égard au mieux pathétiques.

L’Europe n’est pas un sujet sexy. On jugera Perry Anderson d’autant plus téméraire pour avoir produit sur le marché des idées cette brique de quelque cinq cents pages, The New Old World, que l’éditeur français, qui est maintenant connu, signalera sans doute en respectant l’ironie du titre original : un portrait de l’Union européenne sous les traits d’un « vieux monde » qui se veut nouveau. On en trouvera ici, renouant avec une tradition de critique d’ouvrages en langue étrangère, un résumé des lignes de force.

Pourquoi ? Il faut peut-être commencer par là. Pourquoi attirer l’attention sur le regard qu’Anderson porte à l’Europe ? Il y a une vieille règle de presse non écrite voulant qu’on ne divulgue pas les choix partisans qui ont conduit à publier un texte, à lui donner une certaine forme et un certain contenu. Cela s’explique. Si chaque texte de presse, chaque produit culturel de consommation devait se voir accompagné, rédigé par son auteur, d’une justification où serait expliqué le cheminement (choix du sujet, matériau utilisé, éléments écartés, etc.) qui a abouti au produit fini, la fonction idéologique s’en trouverait grandement ébranlée, jusqu’à flirter avec le ridicule. Jetons cette règle cachottière par-dessus bord, bébé, bain et baignoire. Cartes sur table.

Anderson est alors une vieille connaissance, une référence sûre qu’on peut consulter les yeux fermés. Dans le panthéon des « mille marxismes », son œuvre enjambe aujourd’hui près d’un demi-siècle sans prendre une ride, qu’il s’agisse de ses essais sur l’ultra-colonialisme portugais (1963), sur le marxisme occidental ou sur Gramsci (tous deux en 1976), de sa critique multidisciplinaire du postmodernisme (1998), de son pamphlet polémique sur la « pensée tiède » distillée par l’intelligentsia embourgeoisée de France (2004) ou, non encore traduit, Spectrum (2005), sa somme sur les figures marquantes de la bataille des idées contemporaine : Hayek, Rawls, Habermas, Bobbio, Thompson et Hobsbawm pour ne citer, de droite à gauche, que ceux-là2. Ce bref survol l’indique à suffisance. Fréquenter Anderson revient à côtoyer une érudition encyclopédique, curieuse de tout ce qui émerge à la surface conflictuelle de la conscience collective. D’office, donc, il vaut la peine d’être lu et discuté. CQFD.

Mais c’est peut-être le lieu d’élargir. C’est qu’on ne compte plus, sur le marché de l’édition à emballage contestataire, « retour de Marx » aidant, les écrits qui se pressent à l’audimat de la pensée critique, confuse ou convenue, souvent les deux, dépolitisation générale oblige. Devant cette coulée continue marquée par la multiplication des « petits récits » (à chacun sa petite théorie au salon des inventeurs), et pour ne pas perdre son temps, on fera œuvre d’hygiène mentale en divisant en deux tas. Dans le premier, on rangera les bouquins qui font avancer la pensée et dans le second, ceux qui la font reculer, ou piétiner sur place, qui divertissent l’attention, l’entraînent dans des culs-de-sac, l’ensevelissent sous un fatras de pseudo-concepts qui n’aident en rien à s’émanciper de la pensée dominante, que du contraire. Anderson, d’évidence, appartient au premier groupe. On peut lire sans crainte d’en sortir plus idiot qu’avant. (Ce n’est pas fréquent. Pour un Losurdo, combien de Negri, Michéa et Gauchet…)

Constat d’échec économique

Il est historien et l’économie n’est pas son angle d’attaque. Il n’empêche. À propos du refrain faisant de l’Europe un projet valant gage de prospérité, il rétablit les faits dans leur brutale incorruptibilité. L’Allemagne, instituteur modèle de l’européenne zone de libre-échange ? Dans l’ex-République démocratique, rappelle-t-il, 200 000 emplois industriels ont été détruits depuis 1989 et le chômage frôle les 20% (p. 227) – tandis que, sur le territoire entier, la priorité donnée à la santé financière des entreprises s’est traduite, entre 2003 et 2007, par une croissance des profits de 37%, six fois plus que les salaires (4%) tirés vers le bas par le quart des travailleurs les moins bien payés dont le revenu réel a chuté de 14% depuis 1995 (p. 257). La France ? À peine mieux. Son économie crapahute, un quart des jeunes sont sans travail et l’enseignement, « auparavant un des meilleurs d’Europe, ne cesse de se détériorer » (p. 145). Et ce ne sont là que des symptômes.

Comparée aux États-Unis, l’Europe fait, socialement, triste mine : le coefficient de Gini, mesure classique des disparités de revenus, « y est actuellement plus élevé qu’aux États-Unis, le pays légendaire des inégalités » (p. 62). Le bilan économique du traité instituant le Marché unique (1986) n’est guère plus encourageant. Ses promesses d’ajouter entre 4,3 et 6,4% de croissance ont dû faire amende peu honorable car la progression sera en réalité plus que mollassonne, 2,4% en moyenne durant les cinq ans précédant l’introduction de l’euro et 2,1% dans les cinq ans qui l’ont suivie, une performance médiocre que ne viendra pas améliorer le Traité de Lisbonne (2000) imaginant par sortilège3 de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde » : son taux de croissance reste bien inférieur à celui des États-Unis et de la Chine – et des pays qui ont décliné de rejoindre l’union monétaire, la Suède, le Danemark et la Grande-Bretagne (p. 50). Il n’est jusqu’au « modèle social européen », la feuille de vigne dont d’aucuns se parent pour justifier leur adhésion au projet européen, qui ne tombe chez Anderson sur la table de dissection : mort et enterré depuis 1983, année de la volte-face de Mitterrand dont la présidence, « cynique et creuse en idées », cède alors aux logiques du marché, un coup de barre sur lequel aucun parti socialiste ne reviendra par après (p. 169).

Mais l’analyse économique n’est donc pas, chez Anderson, le bâton de marche qui va ouvrir le chemin. Il est historien et ce qui retient surtout son attention est l’évolution des idées, dont il cherche à identifier, rythmés par les heurs et malheurs des hommes et des partis qui les portent, les jalons. C’est une histoire politique de l’Europe. S’il fallait la résumer à très grands traits, elle comporterait trois sections, trois méditations. Une première autour de l’idée européenne, une seconde qui analyse le panorama institutionnel au départ de cinq nations embarquées dans cette nouvelle « internationale » et une troisième, plus prospective, sur quelques-uns des dossiers chauds dont l’Union européenne cherche vaille que vaille à extraire une position, le plus souvent ambiguë. Prenons dans l’ordre.

Sources troublantes

L’idée européenne va trouver son point de gravitation en la figure de Jean Monnet. Personnage fantasque. Son mariage rocambolesque avec l’élue de son cœur, une Italienne empêchée de divorce, le conduira en 1934 à régler cette délicate question avec le Vatican à Moscou, où sa dame, accédant à la citoyenneté soviétique, s’estimera enfin libre de sceller leur union. En tant que « père fondateur » de la chose européenne, le profil du personnage n’est pas moins symbolique. Banquier habitué des chancelleries et des élites politiques américaines, il n’a jamais dû s’abaisser à chercher les suffrages de l’électeur, ni à s’encombrer de considérations démocratiques. Depuis ses premiers pas en 1950, en pleine Guerre froide4, l’Union européenne en porte la marque. Alors comme aujourd’hui, note Anderson, « les structures foncières de l’Union européenne consistent effectivement à transporter les délibérations publiques des parlements dans le monde clos des chancelleries » (p. 62). Donner forme théorique à ce mode de « gouvernance » élitiste, compte tenu des contraintes invitant à lui conférer les apparences de la légitimité, n’est pas une simple affaire. Dans le panorama bibliographique que Perry Anderson dresse de la recherche académique sur la construction européenne, majoritairement produite dans les universités états-uniennes, le caractère élitiste et technocrate de la « méthode communautaire » est au cœur de l’analyse, tantôt pour la faire converger avec les théories du management (Morasevik, Princeton), tantôt pour chercher son inspiration chez l’anti-étatisme de Hayek (Gillingham, Saint-Louis), tantôt encore pour estimer que les foules, en raison de leur ignorance congénitale, doivent se laisser guider par plus éclairés et avisés qu’eux, le marché et les grandes entreprises, main dans la main avec la Commission européenne (Eichengreen, Berkeley). La manière de résoudre le « problème » de la légitimité démocratique chez ces auteurs trouve sans doute sa plus belle expression chez Majone (Harvard et Yale) qui a forgé, pour caractériser l’essence du montage européen, le terme de « démocratie non majoritaire » (p. III).

C’est le lieu de relever une faiblesse dans l’exposé d’Anderson. Il développe en longueur, susceptible de fournir un schéma explicatif, le procès de sédimentation de l’idée européenne. Cela va du Traité d’Utrecht de 1713 esquissant une « république chrétienne », reprise en 1751 par Voltaire, jusqu’aux envolées lyriques en faveur du concept des États-Unis d’Europe dues à Novalis (1789), Saint-Simon (1814) et Victor Hugo (1849). Mais, là-dessus, la parenthèse des deux guerres mondiales (contre-modèle de « désunion européenne ») se referme, sans transition, par l’entrée en scène providentielle de Monnet. Chez Anderson, entre Hitler et Monnet, il y a comme un chaînon manquant. Le « Nouvel Ordre » européen proclamé par l’Allemagne nazie ? Il est évacué en deux lignes : « trop éphémère et instrumental, il ne laissera pas de traces profondes » (p.498). C’est faire peu de cas des travaux de Christian Joerges et d’autres juristes critiques qui discernent ici une continuité et, dans certains traits déterminants du droit public européen, la marque des théoriciens fascistes5.

C’est par exemple la doctrine de l’anti-formalisme qui tient pour secondaires, car inutilement encombrantes, les procédures et sources de droit constitutives de la démocratie parlementaire, tels le respect des formes légales, la légitimité élective ou la séparation des pouvoirs. Idem avec la doctrine du « grand espace » (Großraum) cher au théoricien nazi Carl Schmitt qui voit les progrès techniques rendre obsolètes les États-nations – de même que leurs dispositifs démocratiques. Le projet de constitution européenne ou le Traité de Maastricht en paraissent des émanations : illisibles au sens politique du terme, ils sont rédigés dans une langue qui n’est pas – ne doit pas – être comprise de l’homme de la rue. Ce mépris pour le « bas peuple » est tout sauf une curiosité du passé. Il forme l’armature des justifications théoriques de la « méthode communautaire », que des experts rétribués par la Commission européenne décrivent comme une « procéduralisation » de la décision politique rendue nécessaire par – no comment – « l’incapacité croissante des parlementaires à dominer l’ensemble des paramètres à prendre en compte pour élaborer de nouvelles lois »6. Et il alimente, avec les mêmes arguments, les raisonnements de petits maîtres à penser de l’establishment comme Pierre Rosanvallon, qui préfère la « légitimité » compétente des experts à celle des élus, « susceptibles de parti pris », ou Jacques Julliard qui assimile le système représentatif à un « pieux mensonge » et le monopole des parlements sur la fonction législative a une « volonte générale totalitaire » qu’il faudrait briser7. Place aux experts. À la machinerie européenne, lubrifiée par mille et un groupes d’intérêts, il ne manquait que ce vernis de respectabilité. La voilà servie sur un plateau d’argent. Chypre, c’est une autre affaire.

Le Vietnam chypriote

Avec le dossier chypriote, on change de registre. C’est l’Europe au travers des lunettes du fait national. Anderson en examine cinq, l’Italie marquée par l’hara-kiri de la gauche, la France déclinante, devenue désert intellectuel, l’Allemagne triomphante, unifiée et unifiante, la Turquie, ultime trophée convoité par une politique d’élargissement qu’Anderson attribue au « rôle subimpérial » (p. 544) que Washington assigne à l’Union européenne (l’extension à l’est sera à chaque fois précédée par celle de l’Otan, les États-Unis ouvrent à chaque fois la voie) et puis, cerise sur le gâteau, le cas de Chypre. Il mérite qu’on s’y attarde. Il a été le théâtre d’une des rares guerres de libération nationale sur sol européen, il a représenté la menace intolérable (et intolérée) d’un « Cuba » tiers-mondiste aux portes de l’Europe et, marionnette victime des visées géopolitiques des grandes puissances, le sort fait à cette petite nation, une des dernières à avoir rejoint l’Union européenne (1er mai 2004), ne manque pas d’être révélateur.

Pour la facilité, on peut diviser en quatre périodes l’histoire moderne de cette île qui, depuis 1878, a eu l’insigne honneur d’avoir été détaché de l’empire ottoman pour devenir possession britannique et, à partir de 1945, entamer un difficile parcours européen. La première période, 1945–1958, voit se former un puissant mouvement d’indépendance nationale qui, fort d’un référendum par lequel 96% des Chypriotes réclament le rattachement à la Grèce, va se heurter aux corps expéditionnaires britanniques, 28 000 hommes au plus fort du conflit. Naturellement, le moment est mal choisi. Churchill vient d’écraser la résistance (de gauche) en Grèce et, partant, tout soutien au seul mouvement de masse dans l’île, incarné par AKEL, le parti communiste chypriote. Et c’est, déjà, un scénario de type irakien. Accorder l’indépendance est impensable, dira le Premier ministre Anthony Eden : « Perdre Chypre serait perdre des moyens de protéger notre approvisionnement en pétrole. Perdre le pétrole signifierait chômage et famine en Grande-Bretagne. C’est aussi simple que cela. » (p. 358) Donc, longues années de guerre d’usure, guérilla, attentats, sabotages. Le tournant viendra en 1958. Faute de pouvoir imposer à Chypre un État policier, la Grande-Bretagne mettra en œuvre une technique éprouvée en Inde, diviser pour régner, et jouera la carte turque. Elle est sans doute « hasardeuse », comme on notera à Londres, mais à portée de main : 20% de la population chypriote sont d’origine turque et, bien agité devant les yeux d’Ankara, ce fait a de quoi justifier une intervention. Londres va agiter. La Turquie entrera en scène.

D’où deuxième période, 1958–1967. Durant ces dix années, qui verront le charismatique président chypriote Makarios se profiler aux côtés des leaders brandissant la bannière tiers-mondiste de Bandung (Nehru, Chou En-lai, Nasser, Tito), c’est le projet de partition de l’île qui va s’imposer dans les chancelleries pour anéantir les velléités indépendantistes de Chypre. Une « constitution » entérinant le fait accompli turc lui sera taillée sur mesure à Zurich et les États-Unis bloqueront systématiquement Makarios au Conseil de sécurité : une indépendance formelle, passe encore, mais un droit souverain à l’autodétermination, ne rêvons pas. Cela ne suffira pas à « pacifier » la donne entre communautés grecque et turque, délibérément dressées l’une contre l’autre par Londres et Ankara. En 1963, les casques bleus débarquent. D’évidence, comme notera l’envoyé états-unien George Ball, « ce fils de pute devra être liquidé avant que quoi que ce soit ne bouge à Chypre » (p. 370). Il visait Makarios, la bête noire de Washington, qui ne craignait rien plus que de voir Chypre devenir un Cuba européen. Là-dessus, 1967, le putsch des colonels à Athènes.

Là, Chypre perd tout soutien de la Grèce, y compris, lorsque l’invasion par l’armée turque devient imminente en 1974, de « l’internationale social-démocrate » puisque, réunis à la veille de l’assaut, ses membres britanniques, Wilson et Callaghan, ne lèveront pas le plus petit doigt pour empêcher leur « collègue » turc Ecevit de passer à l’action. Elle conduira à une occupation de 37% du territoire chypriote sans que personne ne bronche. Kissinger y veillera : les États-Unis bloqueront la condamnation de l’agression au Conseil de sécurité. En 1983, la Turquie proclame la République turque de Chypre du Nord. La partition de l’île est devenue pour longtemps irréversible.

Elle fournira, durant la dernière période, 1990–2004, un ballet diplomatique tenant de la mascarade. Car Chypre, pays occupé, est désormais candidate à une Union européenne qui ne sait comment résoudre le nœud sans fâcher la Turquie, candidate elle aussi, d’autant que la Grèce menace d’opposer son veto à tout élargissement de l’Europe si Chypre n’est pas de la partie. Pour s’en extraire, Bruxelles s’en remettra courageusement à la décision du G8 qui refile le dossier au secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. L’homme doit son poste à Washington dont il se fera, qualités de ventriloque aidant, le double obligeant. De ce tandem sortiront successivement cinq « plans » de pacification censés être agréables aux deux parties qui se regardent en chiens de faïence à Chypre. Le dernier, surréaliste, prévoit entre autres choses l’abolition de Chypre, drapeau et hymne national inclus, la suppression de son armée, l’interdiction d’exercer son droit d’appel à la Cour européenne des droits de l’Homme et l’obligation de voter pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Il sera, sans surprise, rejeté en 2004 par 73% des Chypriotes grecs lors du référendum organisé en 2004 – mais acclamé par 65% de la minorité des Chypriotes turcs. Sans surprise mais ponctué d’un ultime sketch bouffon puisque le vote négatif provoquera une crise d’hystérie chez le commissaire européen Verheugen, dont l’engagement en faveur du plan sera totalement snobé – même réaction dans la presse internationale, d’ailleurs, du Financial Times à l’Economist, scandalisée par le refus de Chypre de se plier aux diktats du Big Brother européen8. Ici, renversement des rôles. Peu après le vote, le 1er mai 2004, Chypre est membre de l’Union européenne – avec droit de veto sur l’entrée de la Turquie, précisément ce qu’on voulait éviter à Bruxelles…

Si ce compte-rendu s’est attardé sur le dossier chypriote, c’est parce qu’il est né et a mûri dans le sillage de la construction européenne sans qu’aucune des promesses de paix éternelle et de respect du droit international attachées à cette dernière ne lui soient étendues, que du contraire. Putschs militaires, invasions en règle, violations répétées du principe de souveraineté, opérations de purification ethnique, envois de barbouzes, établissement de bases militaires étrangères, rien ne sera épargné au peuple de Chypre sans que, jamais, l’Europe n’y trouve à redire. La politique étrangère de l’Union européenne a cette griffe-là, elle est quasi inexistante, elle est le fait des plus puissants de ses membres, à commencer par son « 28e État » qui a, passager peu clandestin, pignon sur rue à Washington. On peut sur ce point refermer la boucle. L’ Europe n’a en la matière qu’un rôle sub-impérial, c’est particulièrement patent au Moyen-Orient.

Parmi les tares génétiques qui forment la matière de la dernière partie de l’ouvrage, l’absence de politique étrangère n’est qu’un des boulets entravant la marche du Vieux Monde dans ses habits nouveaux. Tour à tour, Anderson examine ici le fameux « déficit démocratique », pierre angulaire du régime communautaire, les politiques d’immigration et de cohabitation « ethnique » mal ou peu pensées, dont les semences sont autant de bombes à retardement et, du point de vue géopolitique, la valse-hésitation vis-à-vis de la Turquie.

Problèmes existentiels

Construite dès sa conception comme un appareil dirigé par une strate éclairée peu encline à soumettre ses décisions au suffrage des populations dont elle va façonner le quotidien, l’Union européenne s’est employée au fil du temps à parfaire un mode de fonctionnement où le terme de « déficit » – qu’il soit démocratique, de légitimité ou de transparence – tient du contresens. Parler de déficit, en effet, ne se justifie que si ce dont il signale l’absence faisait partie intégrante du projet. Avec l’Europe, ce n’est pas le cas. Il n’a jamais été question d’être démocratique, légitime ou transparent.

Sur ce point, Anderson n’apporte rien que l’on ne sache pas déjà. Ce sont par exemple les délibérations du Conseil des ministres européen, l’organe « législatif » de l’Union européenne, tenues « secrètes et dont la plupart des décisions sont élaborées à un étage bureaucratique inférieur pour ensuite s’imposer aux parlements nationaux » (p. 22). Trois quarts de ces mêmes décisions, « approuvés sans discussion, ont été préfabriqués dans les recoins obscurs du Coreper » (le comité des ambassadeurs permanents), « tandis que, à un cran plus bas, cachées des regards, se multiplient les connexions souterraines entre les bureaucraties nationales et la machinerie européenne », un tableau qui serait incomplet si on en omettait la constellation de lobbies et groupes d’intérêt qui gravitent autour de l’Europe, dont 99% des porte-parole du big business9 (p. 516). La concordance entre l’imposant corpus réglementaire produit par l’Union européenne et les objectifs poursuivis par les lobbies industriels mériterait en soi une étude.

Cette façon de gouverner, qualifiée par Stefano Bartolini de « démocratie collusive », consiste, pour les élites qui en forment la clé de voûte, « à s’assurer que l’électorat soit dans l’impossibilité de prendre position sur les questions auxquelles il n’a pas accès » (p. 517). Tel est le cas, de manière flagrante, avec le problème d’absorption des populations immigrées que le discours sur le multiculturalisme (importé des États-Unis) et la « diversité » (synonyme publicitaire) va s’efforcer de dépolitiser. Fidèle à la « méthode communautaire », ce discours se veut toujours consensuel, il ne connaît ni les clivages politiques (droite et gauche ? obsolètes) ni ce que les différences culturelles peuvent avoir d’irréductible (tous « citoyens » européens). Le résultat, comme le souligne Anderson, est une « répression massive des réalités de la nouvelle immigration » et le fait que, à l’aube du nouveau millénaire, « l’Europe culbute comme par inadvertance dans un problème politique explosif susceptible de devenir d’autant plus aigu que le poids des immigrés dans la population augmente » (p. 532).

Achevons le tour d’horizon avec l’épineuse question turque. Comme Anderson le rappelle, l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est passée, depuis la présidence Clinton, « en priorité haute pour Washington en vue d’ancrer cet allié clé des États-Unis dans le comité des nations occidentales pour renforcer la puissance de feu militaire d’une Europe loyale – l’armée turque pèse deux fois plus que celle de n’importe quel pays de l’UE – et construire une barrière à tous les dangers anti-impérialistes du monde arabe » (p. 545). Le raisonnement stratégique n’est pas neuf. Dans la balance des pouvoirs, il s’agit de faire pencher la Turquie vers l’Ouest et éviter qu’elle succombe à l’autre orbite, que surplombe Moscou. Culturellement, historiquement, la Russie est un membre naturel de l’espace européen, tout le contraire de la Turquie qui garantit son exclusion : ceci explique cela, CQFD. Bruxelles propose, Washington dispose10.

Comment en est-on arrivé là ? L’inventaire d’Anderson veut voir dans la « métamorphose générale du capitalisme » qui jette les bases dans les années 1980 un nouvel ordre mondial de dérégulation financière, l’élément d’ensemble qui dévie et dénature tout ce que le projet d’intégration européenne pouvait avoir, à l’origine, de singulier. Modèle social, services publics, économie mixte, tradition de concertation sociale, tout cela sera progressivement balayé sous la poussée du néolibéralisme triomphant. Voilà qui fait de l’Europe un fétu sans boussole dont le cap sera déterminé par les vents dominants : l’idée même de l’Union européenne, conclut Anderson, « semble à la dérive aux yeux de beaucoup » (p. 547). À un autre endroit, Anderson caractérise l’Union européenne de « dernière grande réalisation historique mondiale de la bourgeoisie » (p. 78). C’est peut-être faire mouche. L’affaire reçoit par là une assise théorique plus solide, on en comprend mieux la genèse, les déterminants, l’évolution et, dérive aidant, peut-être déjà le déclin…

Notes

1 « Que vive la république », Régis Debray, 1989.

2 Spectrum – from left to right in the world of ideas, Verso, 2005. À l’exception de l’analyse de la postmodernité (traduit en français aux éditions des Prairies ordinaires en 2010 et actuellement sur les étals), les autres ouvrages cités, publiés en traduction chez divers éditeurs (Maspero, Seuil), restent avec un peu de patience disponibles sur le marché de seconde main.

3 Dans le portrait que le journaliste financier Wolfgang Münchau dresse de la Commission Barroso, à ses yeux lamentable de cécité politique, il qualifie le dispositif de Lisbonne de « politique économique vaudou » (Financial Times, 11 mai 2009).

4 En 1953, Monnet en utilise le langage. La création du Marché commun est indispensable, dit-il, pour que les Européens puisse « jouer leur rôle dans le progrès du monde libre »(nous soulignons). Extrait de Jean Monnet, Les États-Unis d’Europe ont commencé (discours et allocutions 1952–1954), Laffont, 1995.

5 Darker legacies of law in Europe – The Shadow of National Socialism and fascism over Europe and its legal tradition, sous la direction de Christian Jorges et Navraj Singh Ghaleigh (Hart, 2004). Résumé et recensé dans le Times Literary Supplement du 13 août 2004.

6 « La gouvernance dans l’Union européenne », Commission européenne, 2001.

7 « Le couteau sans lame du social-libéralisme », Evelyne Pieiller, Monde diplomatique n°661 d’avril 2009.

8 L’adhésion aveugle de l’élite médiatique au discours institutionnel européen est, comme l’a bien relevé Pascal Durand (La censure invisible, Actes sud, 2006), un autre trait marquant de l’idéologie dominante : à l’exception notable de L’Humanité, note-t-il, la grande presse aura tout applaudi, le projet de constitution européenne, les politiques de flexisécurité, l’œuvre civilisatrice de l’Otan, etc.

9 Pour un aperçu des liens de consanguinité entre la Commission européenne et les « think tanks » du secteur privé, voir sur le site du gresea (www.Gresea.be), Henri Houben, « La construction européenne des lobbies patronaux », octobre 2009.

10 Le rôle des États-Unis dans l’avènement d’une Europe unifiée campée dans le « monde libre » est une des faiblesses de la démonstration d’Anderson. Rien ne vaut ici les écrits rédigés sur le vif au moment des faits, comme ces « Réflexions politiques 1932–1952 » publiées en 1951 par Hubert Beuve-Méry : on y lit que, dès les années trente, Washington jugeait opportun que l’Europe passe du « polythéisme des souverainetés au monothéisme économique » et ce seront, ensuite, les étapes de l’enchaînement, plan Marshall en 1948, pacte de l’Atlantique en 1949 et plan Schuman en 1951, un plan dont Beuve-Méry dit que, « conçu naguère comme un instrument de paix, (il sera) en fait imposé aux Allemands par les Américains ». Voilà, sans fard, quelles étaient les fées tutélaires de l’Union européenne.

Erik Rydberg

Mauvais Sang, février 2011

2) Ce marxiste britannique qui admire Jean Monnet

Ancien rédacteur en chef (1962–1982 et 2000–2003) de la New Left Review de Londres et professeur d’histoire et de sociologie à l’université de Californie à Los Angeles, Perry Anderson est l’une des figures les plus marquantes du marxisme britannique. C’est aussi l’un des plus subtils et des plus érudits connaisseurs de la scène politique et culturelle de la plupart des pays d’Europe, qu’il parcourt à la manière de ces voyageurs anglais du XVIIIe siècle.

L’ouvrage qu’il nous propose1 est fort ambitieux. Rien de moins que les origines, l’état des lieux et les perspectives de l’Union européenne, qu’il complète par des monographies sur trois pays (la France, l’Allemagne et l’Italie, mais pas le Royaume-Uni…) et sur la nouvelle question d’Orient, appréhendée par le biais de Chypre et de la Turquie. Au total, dix textes dont la quasi-totalité des premières versions ont été publiées entre 1996 et 2009 dans la New Left Review et la London Review of Books, avant d’être parfois complétées.

Anderson fait assez peu de cas de la masse de textes savants et ennuyeux produits par les experts en tout genre et par les universitaires – ressortissants ou non de l’Union – qui se situent dans la mouvance de la Commission européenne et bénéficient de ses largesses. Selon lui, c’est le monde universitaire anglo-saxon2, et tout particulièrement celui des États-Unis – à priori plutôt critique –, qui a le plus théorisé cet « objet politique non identifié » (Jacques Delors) qu’est la construction européenne. Mais il l’a fait prioritairement avec les outils de la science politique, discipline en lévitation sur les réalités sociales et qui finalement n’explique pas grand-chose. À cet égard, Anderson se fait un malin plaisir de citer l’historien britannique Alfred Cobban, pour qui cette branche du savoir est un procédé « pour éviter ce dangereux sujet qu’est la politique, sans parvenir au niveau de la science ».

Pour la plupart d’entre eux, les chercheurs dont les thèses sont passées en revue par l’auteur (Ernst Haas, Alan Milward, Andrew Moravcsik, Robert Keohane, Craig Parsons, John Gillingham, Barry Eichengreen, Neil Fligstein, l’Italo-Américain Giandomenico Majone, le Polonais Jan Zielonka, Larry Siedentop, Joseph Weiler, Philip Schmitter) ignorent complètement la littérature sur le sujet écrite autrement qu’en anglais. Et la réciproque est vraie, au moins pour les chercheurs français. À la différence de leurs collègues d’outre-Atlantique (voire d’outre-Manche), pour lesquels l’Union est un objet scientifique exotique, les universitaires français interviennent dans un champ politique et social extrêmement clivé, comme l’a montré la victoire du « non » au référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel européen. Ils savent que leur production est de nature à alimenter le débat public dans un sens ou dans un autre. Mais n’est-ce pas aussi important que de s’interroger sur la nature exacte d’un projet européen qui, en constante évolution, ne se prête pas à des conclusions sans appel ?

On ne sera pas surpris, compte tenu de ses convictions de toujours, qu’Anderson adopte une vision très critique des politiques d’une Union qui s’est muée, de manière suicidaire, en machine de guerre du néolibéralisme et de l’atlantisme. Mais l’auteur ne se coule dans aucun moule et, quitte à prendre certains de ses lecteurs à rebrousse-poil, il exprime en termes presque gaulliens sa nostalgie pour une Europe qui n’a jamais été : « Mon admiration pour ses architectes originaux reste intacte. Leur entreprise n’a aucun précédent historique et sa grandeur continue à hanter ce qu’elle est devenue par la suite. » Quant au premier de ces « architectes », Jean Monnet, il est décrit comme un aventurier de génie « qui appartient davantage au monde d’André Malraux qu’à celui de Georges Duhamel ». Ce n’est pas là une posture affectée, mais au contraire la marque d’une impertinence, d’une liberté d’esprit et d’un éclectisme intellectuel devenus bien rares.

1 Perry Anderson, The New Old World, Verso, Londres – New York, 2010, 561 pages, 24,99 livres. Cet ouvrage n’a pas encore été traduit en français. Le dernier livre d’Anderson publié en France est Les Origines de la postmodernité. Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.

2 L’ouvrage est dédié au grand historien britannique Alan Milward, décédé en septembre dernier.

Bernard Cassen

Le Monde diplomatique, janvier 2011


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