Je me tiens sur le seuil de la vie et de la mort les yeux baissés les mains vides
Et la mer dont j’entends le bruit est une mer qui ne rend jamais ses noyés
Et l’on va disperser mon âme après moi vendre à l’encan mes rêves broyés
Voilà déjà que mes paroles sèchent comme une feuille à ma lèvre humide
J’écrirai ces vers à bras grands ouverts qu’on sente mon cœur quatre fois y battre
Quitte à en en mourir je dépasserai ma gorge et ma voix mon souffle et mon chant
Je suis le faucheur ivre de faucher qu’on voit dévaster sa vie et son champ
Et tout haletant du temps qu’il y perd qui bat et rebat sa faux comme plâtre
J’ai choisi de donner à mes vers cette envergure de crucifixion
Et qu’en tombe au hasard la chance n’importe où sur moi le couteau des césures
Il me faut bien à la fin des fins atteindre une mesure à ma démesure
Pour à la taille de la réalité faire un manteau de mes fictions
Cette vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent
Les courants d’air claquent les portes et pourtant aucune chambre n’est fermée
Il s’y assied des inconnus pauvres et las qui sait pourquoi certains armés
Les herbes ont poussé dans les fossés si bien qu’on ne peut plus baisser la herse
Dans cette demeure en tout cas anciens ou nouveaux nous ne sommes pas chez nous
Personne à coup sûr ne sait ce qui le mène ici tout peut-être n’est qu’un songe
Certains ont froid d’autres ont faim la plupart des gens ont un secret qui les ronge
De temps en temps passent des rois sans visage On se met devant eux à genoux
Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges
Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux
Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux
Et ce qui l’en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change
Ils s’interrogent sur l’essentiel sur ce qui vaut encore qu’on s’y voue
Ils voient le peu qu’ils ont fait parcourant ce chantier monstrueux qu’ils abandonnent
L’ombre préférée à la proie ô pauvre gens l’avenir qui n’est à personne
Petits qui jouez dans la rue enfants quelle pitié sans borne j’ai de vous
*
Je vois tout ce que vous avez devant vous de malheur de sang de lassitude
Vous n’aurez rien appris de nos illusions rien de nos faux pas compris
Nous ne vous aurons à rien servi vous devrez à votre tour payer le prix
Je vois se plier votre épaule À votre front je vois le plis des habitudes
Bien sûr vous me direz que c’est toujours comme cela mais justement
Songez à tous ceux qui mirent leurs doigts vivants leurs mains de chair dans l’engrenage
Pour que cela change et songez à ceux qui ne discutaient même pas leur cage
Est-ce qu’on peut avoir le droit au désespoir le droit de s’arrêter un moment
Et vienne un jour quand vous aurez sur vous le soleil insensé de la victoire
Rappelez-vous que nous avons aussi connu cela que d’autres sont montés
Arracher le drapeau de servitude à l’Acropole et qu’on les a jetés
Eux et leur gloire encore haletants dans la fosse commune de l’histoire
Songez qu’on arrête jamais de se battre et qu’avoir vaincu n’est trois fois rien
Et que tout est remis en cause du moment que l’homme de l’homme est comptable
Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables
Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien
Vous passerez par où nous passâmes naguère en vous je lis à livre ouvert
J’entends ce cœur qui bat en vous comme un cœur me semble-t-il en moi battait
Vous l’userez je sais comment et comment cette chose en vous s’éteint se tait
Comment l’automne se défarde et le silence autour d’une rose d’hiver
Je ne dis pas cela pour démoraliser Il faut regarder le néant
En face pour savoir triompher Le chant n’est pas moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renait comme l’écho dans les collines
Nous ne sommes pas seuls au monde à chanter et le drame est l’ensemble des chants
*
Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se taise
Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue
Du moment que jusqu’au bout de lui-même le chanteur a fait ce qu’il a pu
Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse
Je vous laisse à mon tour comme le danseur qui se lève une dernière fois
Ne lui reprochez pas dans ses yeux s’il trahit déjà ce qu’il porte en lui d’ombre
Je ne peux plus vous faire d’autres cadeaux que ceux de cette lumière sombre
Hommes de demain soufflez sur les charbons
À vous de dire ce que je vois
Pour Pierre Juquin, le parcours de Louis Aragon est celui d’un homme qui, de bout en bout, est resté lui-même. Haine de la guerre, du colonialisme, détestation de la bourgeoisie et de son asservissement à l’argent ont construit son œuvre et sa vie.
Le premier volume d’Aragon, un destin français vient de paraître . Nous avons rencontré son auteur, Pierre Juquin, qui revient dans cet entretien sur quelques-uns des points qui font de cet ouvrage un apport essentiel dans la connaissance de l’écrivain, du militant politique, de l’homme.
D’où vient ce projet de biographie d’Aragon ?
Pierre Juquin. Il y a dix ans, un éditeur m’avait demandé un livre sur Aragon et la politique. Après avoir commencé à travailler, je me suis rendu compte que le sujet était passionnant mais mal posé. Aragon a une richesse qui dépasse largement toute dimension politique. J’ai cependant travaillé dans les fonds d’archives, rencontré beaucoup de monde, accumulé beaucoup de matériaux avant de renoncer. Aragon, c’est un Himalaya. Il y a un an, mon éditeur actuel m’a proposé d’écrire une biographie « de la manière qui me conviendrait ». Je me suis dit que je voulais montrer le personnage et l’œuvre dans toute leur complexité, leurs contradictions, en les mettant en perspective. J’ai voulu non une biographie habituelle, « à l’américaine », strictement chronologique, où ne manque pas un bouton de guêtre, mais tenter de réfléchir sur la logique de cette vie. Et c’était aussi, pour moi, une façon de payer une dette à quelqu’un qui m’a beaucoup apporté. Plus j’ai avancé dans cette vie et cette œuvre, dans leur cohérence, plus j’ai pensé que je ne recherchais pas avec nostalgie le passé que j’avais en partie vécu, mais au contraire, que j’essayais de trouver chez lui ce qu’il appelle dans la Semaine sainte des graines d’avenir.
Aujourd’hui, on a tendance à s’attacher aux contradictions dans la vie, l’engagement, l’œuvre d’Aragon. Ce livre met plutôt en avant les cohérences.
Pierre Juquin. Il est vrai que les contradictions sautent aux yeux. On se pose souvent de nos jours la question, comment cet Aragon, qui a connu ce qui se passait en URSS, et qui en a souffert, comment a-t-il pu jusqu’au bout rester fidèle aux communistes. Il y a bien sûr des aspects affectifs. Mais il faut comprendre que son engagement dans le Parti communiste, à l’âge de trente ans, est un acte mûrement réfléchi, le fruit d’un processus de maturation très long, en fait une dizaine d’années. Il repose sur une pensée construite, avec des constantes qui la structurent. C’est pourquoi j’ai tenté d’étudier les rapports d’Aragon à la philosophie. C’était un philosophe. Peu de gens le savent. Il a étudié non seulement Hegel, ce qui était à la mode, mais Einstein, Freud, et surtout Marx. En examinant les travaux des chercheurs sur Aragon, j’ai été surpris de voir qu’aucune étude ne s’attache aux rapports entre Aragon et le marxisme.
Le contexte, c’est aussi une situation familiale difficile, dont on a beaucoup parlé, et sur laquelle vous apportez des éléments nouveaux.
Pierre Juquin. Il reste encore pas mal à découvrir sur la généalogie d’Aragon. Il n’existe pas d’acte de naissance d’Aragon. On ne sait pas s’il est né à Paris où dans le Var, dans la famille de sa mère, dont on ignore l’âge exact. Mais ce qui est intéressant, c’est ce qu’il fait de cette filiation déniée, de ces mensonges. Selon les critères d’aujourd’hui il aurait dû être un « enfant à problèmes », en échec scolaire. Or il réagit par la culture, non seulement comme acquis, mais aussi comme la création : « Le monde à bas, je le bâtis plus beau », dit un de ses premiers vers. Il gardera ce trait jusqu’au bout. En 1956, il répond au choc de la révélation des crimes de Staline, qui l’a effondré, par des salves de chefs-d’œuvre.
Les rapports d’Aragon et du Parti communiste sont compliqués dès le début.
Pierre Juquin. Il a créé un mythe, que le Parti a repris. Il a pris sa carte le jour des Rois en 1927, ce qui est vrai, mais il a assisté à quelques réunions de cellules et est reparti courir l’Europe en compagnie de Nancy Cunard. C’est en 1930 qu’après une crise terrible, il se retrouve définitivement au Parti communiste. C’est au retour de la conférence internationale des écrivains révolutionnaires de Kharkov où il s’était fait inviter en passant par-dessus toutes les règles du Parti. Il a d’ailleurs été exclu six mois, avant d’être réintégré avec des excuses, et, en même temps, cela ouvre une crise dans ses relations avec les surréalistes, qui ira jusqu’à la rupture. Il est donc très isolé et doit à Maurice Thorez et Paul Vaillant-Couturier d’être réellement intégré dans le travail avec les communistes.
Cela montre que les spéculations habituelles sur les « périodes » dans la vie d’Aragon sont assez hasardeuses.
Pierre Juquin. Scolairement, on peut toujours couper en tranches une œuvre, une vie. Mais ce n’est pas très intéressant. J’ai essayé, par des chapitres que j’appelle transversaux, « Barrès », « Dieu » « Marx », de dégager des grandes coupes, de montrer les continuités, les grandes tendances qui font que, d’un bout à l’autre, Aragon reste lui-même. On peut les énumérer : la haine de la guerre, du colonialisme, la détestation de la bourgeoisie, de ses mensonges, de son asservissement à la marchandise, à l’argent, et l’idée, à laquelle il n’est venu que progressivement, lentement – il lui a fallu une dizaine d’années – qu’à l’est de l’Europe, un événement s’était produit qui était intéressant historiquement mais aussi sur le plan de la pensée, du romantisme, valable pour toute l’humanité. Charles Dobzynski le rappelait, jusqu’au dernier souffle, il y a cru, contrairement à ce que beaucoup ont dit.
En retour, qu’est-ce qu’Aragon a apporté aux communistes, en dehors du prestige de sa célébrité ?
Pierre Juquin. Quelque chose qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui, où l’influence des écrivains a beaucoup diminué. Aragon a développé le sens de la gratuité. C’est lui qui a écrit : « Je réclame dans ce monde-là la place de la poésie », contre toute la société de la marchandise. Et il a donné au Parti communiste une vraie politique culturelle, dès 1936, avec la Maison de la culture. Avant Vilar, avant Malraux, et trente ans avant le Comité central d’Argenteuil. Le premier ministre de la Culture qu’a eu la France, c’est Aragon.
Entretien réalisé par Alain Nicolas
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