SOCIAL ET POLITIQUE : LE CAS FRANÇAIS (par Roger MARTELLI, HISTORIEN)

vendredi 30 décembre 2011.
 

Depuis 1995, la scène du « mouvement social » est occupée par les tentatives, soit de politisation autonome dudit mouvement (les « États généraux du mouvement social »), soit de raccord pratique entre l’action sociale et l’action politique (de la création de la Fondation Copernic en 1998 à la dynamique de « l’Appel des 200 » contre le Traité constitutionnel européen en 2004). Au final, malgré quelques pousses prometteuses, les essais n’ont pas été conduits à leur terme. De fait, le pari n’est pas si aisé. À ce jour, l’articulation de la lutte sociale et de la scène politique s’est faite en Europe autour de trois grands modèles.

Trois modèles

L’Angleterre des XIXe et XXe siècles a mis au point la subordination du politique au social, le Parti travailliste n’étant à l’origine que le prolongement parlementaire des puissants syndicats, les TUC. L’Europe continentale a préféré, elle, la subordination des associations aux partis politiques : la social-démocratie, en Allemagne ou en Belgique, a porté ce modèle vers son ampleur optimale ; la « courroie de transmission » des communistes de la Troisième Internationale n’a fait que prolonger l’expérience sociale-démocrate. Enfin, les pays latins ont vu naître une troisième méthode qui, au nom d’une méfiance « de classe » à l’égard du monde politique en général, a théorisé la séparation absolue du syndicalisme et du socialisme : le « syndicalisme révolutionnaire » a incarné cette voie.

La distinction de ces modèles renvoie à la manière dont chaque pays est entré dans la modernité industrielle et bourgeoise, entre le XVIIe siècle et le XIXe. En Angleterre ou en Allemagne, la transition se fait sur la base d’une marginalisation des mouvements populaires : l’écrasement de l’aile plébéienne des « Niveleurs » et des « Piocheurs », suivi par le compromis bourgeoisie-aristocratie dans le cas anglais (1689) ; l’écrasement des forces démocratiques (1848-1849) et l’option étatiste conservatrice dans le cas allemand (Bismarck, 1871). À la suite de ces révolutions conduites « par en haut », le mouvement ouvrier s’installe de façon séparée, dans la défiance à l’égard de tout regroupement politique « bourgeois », soit autour du syndicalisme, soit autour du socialisme. Social-démocratie et travaillisme se construisent en galaxies ouvrières, en contre-sociétés dont la fonction est de poser, à l’intérieur de l’espace institutionnel et de l’économie de marché, la question de la reconnaissance et de l’autonomie du groupe ouvrier.

Dans les pays méditerranéens ou est-européens de transition bourgeoise lente ou inachevée, la distance du monde ouvrier va jusqu’à la rupture à l’égard de toute action politique institutionnelle. S’insérer dans l’espace de la démocratie représentative, y compris d’un point de vue ouvrier, c’est se placer sur le terrain de l’hégémonie bourgeoise. Le mouvement ouvrier se façonne ainsi autour des valeurs de la séparation ouvrière, de l’action directe et de l’auto-organisation du mouvement (l’anarchisme, le syndicalisme-révolutionnaire). Dans ces pays sans tradition libérale classique, la forme partisane reste marginale et le socialisme connaît une expansion limitée.

Il se trouve que la France ne relève d’aucune des deux voies. La société nouvelle s’impose sur la base de l’échec du compromis à l’anglaise (1791-1792) et au travers de l’expérience d’une transition bourgeoise radicale, portée par un mouvement populaire victorieux (1789-1794). Ce n’est qu’une fois la rupture rendue irrémédiable, que s’opère la mise à l’écart des fractions plébéiennes urbaines (la République « thermidorienne » de 1794-1795). Encore n’est-elle pas absolue : la pression populaire maintenue se révèle au travers des grandes mobilisations collectives, plutôt insurrectionnelles au XIXe siècle, plutôt revendicatives-politiques au XXe siècle. Le courant plébéien de souche révolutionnaire peut être minoré ; il n’est jamais marginalisé.

De ce fait, le mouvement ouvrier français se construit ici de façon distincte, mais non séparée.

Sans doute, la tentation est-elle toujours forte d’une coupure complète, pour un mouvement qui se trouve au demeurant corseté par une législation sévère (par exemple la loi du 14 mars 1872 interdisant toute affiliation à une association internationale). Pourtant, ce qui domine historiquement est l’imbrication, conflictuelle, mais inédite, entre le combat ouvrier et le républicanisme. Cela n’empêche pas cette imbrication de demeurer relative et instable.

L’isolement latent que provoque la tentation anarchiste revalorise massivement, par contraste, le choix de la concentration des forces républicaines ; les limites de celle-ci nourrissent périodiquement, en retour, la tentation antithétique du retrait prolétaire. La politique ouvrière oscille ainsi, en permanence, entre l’affirmation de l’autonomie au risque de la séparation (et du « solo funèbre », selon Marx) et le choix de l’insertion républicaine au risque de la dilution identitaire.

De cette oscillation naît l’originalité française : les grands modèles d’articulation du social et du politique se juxtaposent sans que nul ne l’emporte ; la séparation du syndicat et du parti, la faible homogénéité doctrinale, la modestie de l’encadrement ouvrier du socialisme éloignent la France de l’épaisseur allemande de la « contre-société ». Jusqu’en 1914, on trouve donc à la fois un mouvement puissant, ancré dans le monde ouvrier, raccordé à une grande tradition politique — celle de la « Grande Révolution » — et un univers qui risque l’éclatement en permanence : entre réforme et révolution ; entre socialisme et syndicalisme.

Sur ce plan, la figure charismatique de Jaurès paraît à la fois dominante et isolée : scrupuleusement attaché à la fibre révolutionnaire française et toujours soucieux de ne pas diviser le camp républicain, il milite en même temps, y compris contre les guesdistes, pour le maintien d’un dialogue exigeant avec le syndicalisme révolutionnaire.

La galaxie communiste

En tout état de cause, la guerre mondiale rend toute convergence impossible. D’un côté, la panne de la « République sociale » dévalorise l’insertion du monde ouvrier dans l’espace institutionnel. D’un autre côté, le syndicalisme révolutionnaire a perdu le ressort qui était le sien : la tradition critique incarnée par la CGT de Fernand Pelloutier et Victor Griffuelhes a glissé, avec Léon Jouhaux, vers un réformisme de plus en plus affirmé. Le syndicalisme n’a pas plus échappé que le socialisme aux vertiges de l’Union sacrée. Au final, le mouvement ouvrier de l’avant-guerre n’a connu ni l’expérience intégrée de la social-démocratie, ni l’expansion du syndicalisme révolutionnaire.

Il faut attendre les années 1939-1940 pour voir se dessiner une configuration originale. Elle vient d’une double évolution : l’hégémonie à gauche glisse, de la SFIO et de la CGT « confédérée » de Jouhaux, vers le PCF et la CGT « unitaire » de Frachon ; le PCF constitue autour de lui une impressionnante galaxie partisane, syndicale et associative.

De fait, le communisme politique est parvenu à occuper une place qui, par-delà la divergence fondamentale de la « réforme » et de la « révolution », le rapproche des fonctionnements intégrés de la social-démocratie européenne. Le PCF de l’apogée réussit, pour une part, ce que n’avait pu construire le socialisme français d’avant 1914 et que n’ébauche jamais la SFIO des deux après-guerres. À la fin de 1946, les communistes dépassent les 500 000 adhérents, approchent les 30 % des suffrages législatifs, sont à la tête de 1 500 à 2 000 municipalités, diffusent près de 3 millions de journaux quotidiens. La CGT (dont les deux tiers des dirigeants sont communistes) revendique près de 6 millions d’adhérents et recueille 60 % aux premières élections à la Sécurité sociale en 1947 et le réseau des « organisations de masse » contrôlées par le PC impressionne par sa densité et sa visibilité.

Cette conjonction n’est pas pour rien dans les équilibres qui se fixent à la Libération. Le « compromis fordiste » et l’ensemble des acquis sociaux qui l’accompagnent se sont construits, en France, dans un contexte marqué par l’hégémonie originale du PCF thorézien. La conjonction à un coût : la subordination étroite à l’organisation partisane (l’orientation syndicale est discutée dans le détail par les directions communistes) et une rigidité stalinienne qui coûte cher, quand l’accélération des mutations sociales, à partir des années cinquante, érode les équilibres sociopolitiques antérieurs. Mais elle est assez attractive pour que d’autres cherchent en vain à l’imiter. Les essais de « travaillisme français », aux frontières de la SFIO et de FO dans les années 1950, ou les tentations de symbiose de la CFDT et du « nouveau parti socialiste » dans la première moitié des années 1970, témoignent de l’attrait du modèle façonné par les communistes français. Or ce modèle ne survit pas à la double crise du mouvement ouvrier traditionnel et du communisme politique, en France comme partout ailleurs. Au fil des années, la galaxie communiste s’est défaite, pan par pan. Elle n’a pas été remplacée.

Des modèles à inventer

Où en est-on aujourd’hui ? Comme dans le reste de l’Europe, l’hégémonie à gauche est revenue à un parti ancré dans la tradition social-démocrate d’adaptation. En même temps, la galaxie des années 1930-1970 a laissé la place à une coupure fonctionnelle accentuée.

Mentalement, la séparation du syndicalisme et du parti est apparue, dans une large part du mouvement syndical et associatif (à commencer par la souche communisante), comme le seul remède à la subordination au monde partisan. Le problème est qu’une subordination peut en cacher une autre. Les sociétés modernes sont à la fois des sociétés complexes et des sociétés à dominante : aujourd’hui, ce qui domine est l’entrelacement oligarchique du principe concurrentiel, de l’appropriation privée et de la « bonne gouvernance ».

Séparées les unes des autres, les figures collectives du partisan, du syndical et de l’associatif ne risquent-elles pas de payer leur indépendance les unes par rapport aux autres d’une dépendance cachée, celle qui les contraint toutes à s’accommoder d’une logique sociale marchande et capitaliste que l’on ne veut pas ou que l’on ne sait pas dépasser ?

Peut-être convient-il alors de partir du postulat que les trois modèles originels d’articulation (travailliste, social-démocrate et syndicaliste révolutionnaire) ne sont plus opérationnels aujourd’hui. Tout simplement, parce que tous trois sont apparus dans un moment où la logique délégataire — l’essentiel est d’être bien « représenté » — paraissait constitutive de la politisation démocratique. Les partis politiques apparaissaient comme la seule médiation pour dépasser le pouvoir des « élites » ou des « notables » ; et les associations non politiques semblaient être la seule manière d’exprimer les intérêts particuliers de chaque groupe et de les faire prévaloir, soit auprès des partis, soit auprès de l’État. Nous vivons maintenant une époque de redistribution des fonctions sociales. Dans l’ensemble, les frontières de l’économique, du social et du politique se brouillent ; la pente délégataire contredit l’exigence d’implication autonome des individus ; la spécialisation fonctionnelle bute sur la nécessité, en chaque point du « système », d’agir sur la cohérence du système tout entier.

Ainsi, ni la subordination ni la séparation n’apparaissent adaptées aux contraintes modernes de la mise en réseaux. La spécialisation des organisations peut difficilement être contournée : associations, syndicats et partis relèvent de besoins hétérogènes et de traitements différents de la demande venue « d’en bas ». Mais l’habitude qui consiste à séparer l’expression de la demande sociale — réservée aux syndicats et aux associations — et le traitement global de cette demande — confié à l’État et aux partis — fait courir le risque d’une double inadéquation. Les associations sont en permanence placées devant les supposées « contraintes » de l’économie qui justifient la réduction de l’aide publique ; de l’autre côté, l’État et les partis cumulent les mécontentements que provoque leur incapacité à répondre aux besoins qui s’expriment dans la société elle-même.

Il est bon désormais de viser, non pas l’utopique fusion, mais l’émergence de nouvelles articulations qui respecteraient la diversité fonctionnelle constitutive sans pour autant empêcher la mise en commun des ressources et des projets. Il deviendra de plus en plus nécessaire de créer des lieux non éphémères où, en toute indépendance, s’échangent les expériences, où s’énumèrent les besoins quantitatifs et qualitatifs et où s’élaborent des projets, en associant sans exclusive tous les types d’organisation. Insérés dans la durée, attachés avant tout à préciser les contenus des grandes actions collectives, ces lieux seront éminemment politiques, sans être, pour autant, partisans.

L’expérience récente

Reste posée la question de la visée sociale du partage ainsi esquissé. L’expérience récente suggère deux constats en même temps. D’un côté, elle souligne l’importance des rassemblements les plus larges, réunissant toutes les composantes du mouvement salarial et démocratique, indépendamment de leur rapport à la société actuelle. D’un autre côté, elle montre les limites de ce rassemblement, dès lors qu’il s’agit de renforcer la demande sociale par l’énoncé des conditions politiques de sa satisfaction. Sans doute l’opposition de la « réforme » et de la « révolution » ne se pose-t-elle plus dans les termes des deux siècles précédents. Il n’en reste pas moins que la conflictualité sociale continue d’ordonner les attitudes autour de deux pôles, chacun d’entre eux construit sur une logique différente : d’un côté, la logique de l’adaptation au système (pour obtenir le plus d’acquis possibles) ; de l’autre, la logique de la rupture (pour casser des logiques dominantes produisant inexorablement de l’inégalité).

Constater la polarité des comportements n’implique pas qu’on les sépare de façon absolue, a fortiori qu’on les oppose en camps irrémédiablement antagonistes. Mais l’ignorance de leur tension est tout aussi dangereuse que sa sanctification. Quand on se fixe l’objectif de raccorder le social et le politique, il n’est donc pas possible de se débarrasser d’un problème cardinal.

D’une manière ou d’une autre, il faudra bien concilier le besoin d’un mouvement démocratique majoritairement réuni et la nécessité de raccorder la demande sociale à une perspective globale structurée par l’esprit de rupture sociale. Ignorer l’une ou l’autre de ces exigences conduirait à l’échec ; les penser ensemble est un enjeu stratégique. Dans le passé, les moments les plus favorables ont été ceux où la tension fondamentale qui découle de la contradiction sociale (tout à la fois rassembler et rompre) a été assumée et maîtrisée, par l’ensemble des acteurs. Il en sera de même demain.


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