Suicide : l’envers de la marginalité juvénile dans les quartiers ?

dimanche 18 septembre 2011.
 

J’interviens en tant qu’éducateur de rue dans un quartier d’une ville de province. Ce matin, j’apprends que Franck, dix-huit ans, suivi par notre service, a fait une tentative de suicide par pendaison. Il est aujourd’hui dans un coma profond. L’acte de Franck nous rappelle que toutes les violences des jeunes en situation de marginalité avancée ne sont pas forcément dirigées vers l’extérieur sous forme d’actes de délinquance ou de violences urbaines. Bien souvent, pour de nombreux jeunes de ces quartiers relégués spatialement et socialement, les violences institutionnelles et/ou symboliques s’expriment de manière individuelle, singulière.

Dans son groupe d’amis bien connu des services de police, stigmatisés comme « jeunes à problèmes squattant un hall d’immeuble », Franck se démarquait de par son apparence vestimentaire et son attitude très soignées. Ses dispositions discursives contrastaient avec la figure du jeune du quartier « à capuche, racaillisée ». Pourtant, il était déscolarisé depuis le collège, en quatrième, sans réelle perspective, ni désir professionnel, il était décrit par les travailleurs sociaux comme un jeune homme oisif « traficotant » sur le quartier.

Cependant, il y a six mois, Franck adhérait à un « projet de service civique » avec notre service et en partenariat avec le centre social du quartier. Au fur et à mesure de son engagement, il indiqua que cette implication lui « permettait de se lever le matin et d’être occupé ». Il se retrouvait valorisé, notamment en transmettant ses connaissances de mécanicien vélo à des jeunes du quartier. Au-delà des menus travaux, il ne souhaitait pas reprendre une formation, il nous disait  : « À quoi bon… », qu’il se « débrouillait ».

Franck fut hospitalisé en service de réanimation le soir de sa tentative de suicide. Durant trois journées successives, les jeunes du quartier se relayèrent à son chevet sans discontinuer (plus de vingt). Certains le connaissaient bien, d’autres peu. Cependant, ils témoignèrent d’une solidarité sans faille, en s’organisant pour effectuer des navettes entre les deux villes (distantes de 40 kilomètres du quartier). Certains jeunes se mirent en arrêt de travail, d’autres s’organisaient pour être présents malgré parfois leur bracelet électronique. D’autres jeunes achetaient des victuailles pour l’ensemble du groupe, recueillaient de l’argent pour la famille de Franck. À la vue du corps de leur ami alité, certains caïds du quartier s’effondraient, les apparences de façade se résorbaient. Les jeunes du quartier débattaient du droit à l’euthanasie, des soins palliatifs, du ramadan avec les médecins, éducateurs…

Au-delà de l’acte individuel de Franck, cet événement semblait témoigner d’une réalité sous-jacente beaucoup plus globale. La tentative de suicide de Franck révélait les malaises latents du quartier  : le contexte de désouvriérisation de la cité, le taux de chômage de plus de 40% chez les jeunes de moins de vingt-cinq ans, la déscolarisation de ces jeunes pour la plupart dès le collège, l’absence de perspectives professionnelles et individuelles, les contrôles policiers récurrents, la fermeture des administrations locales (école de gendarmerie, tribunal des prud’hommes). À l’hôpital, les jeunes expliquaient l’acte de Franck en évoquant une rupture sentimentale, mais plusieurs d’entre eux indiquèrent notamment  : « Il n’y a pas que ça, c’est un tout, le quartier… Il ne disait rien  ! On garde tout pour nous  ! Il faut parler  ! »

En écho à la misère économique et sociale de ce quartier, de manière sporadique, des actes de délinquance (violences urbaines pour la police) sont commis. Le reste du temps, les conflits et la rage accumulés demeurent larvés, vécus de manière individuelle. Les supports d’expression deviennent de plus en plus rares pour ces jeunes dont les violences les plus insidieuses sont vécues au quotidien de manière intime. Comme l’expliquait un père de famille anglais à la suite des émeutes urbaines  : « Tout ce qu’ils demandent, c’est que quelqu’un les écoute. Pas qu’on leur dise “fais ci, fais ça”. Ce rôle, les parents doivent le tenir » (Libération). Franck avait l’apparence d’un jeune homme sûr de lui, peu expressif sur sa vie personnelle, cependant ses yeux s’illuminaient lorsque j’évoquais ses capacités en souriant avec lui  : « Ta présentation, ton attitude, ton langage, tu serais un sacré vendeur chez Mercedes  ! Tu as les codes  ! »

Franck aurait pu être un jeune impliqué dans des violences urbaines comme celles de Londres dernièrement. Mais Franck vivait sa peur en l’avenir comme de nombreux jeunes en situation de marginalité avancée, de manière intime. Franck est décédé l’après-midi du 11 août 2011. Pourtant, la vie quotidienne a repris dans le quartier. Un plan social massif vient d’être décidé dans l’une des principales usines de sous-traitance automobile du secteur (baisse des salaires de 23%), deux voitures « rodéo » furent incendiées dans le quartier la semaine dernière. Le malaise latent plane irrémédiablement.

Le suicide est un « fait social » (Durkheim), il peut être au moins en partie expliqué par des éléments contextuels de la vie des personnes. Il est donc nécessaire de s’intéresser à toutes les formes de micropouvoir et à toutes les situations institutionnelles et administratives qui exercent une violence intime sur des jeunes en situation de marginalité.

Par David Puaud, Éducateur spécialisé, chargé d’enseignement à Sciences-po Poitiers.

Tribune dans L’Humanité


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