7 octobre 1957 : Incendie d’un réacteur nucléaire à Windscale en Angleterre

jeudi 12 octobre 2023.
 

7 octobre 1957. Le soir tombe sur le Lake District, au nord-ouest de l’Angleterre, l’une des plus belles régions de ce pays. Des monts aux pentes sombres et boisées, recouverts de lande en leur sommet, y dominent des lacs étroits et profonds. Cascades, bancs de brume, vieux murs en schiste vert, tout y appelle le romantisme. C’est le pays de Wordsworth, le grand poète anglais de la première moitié du XIX siècle, qui s’y est retiré et l’a longuement célébré. Un peu plus à l’ouest, les monts descendent assez abruptement vers la mer d’Irlande et cèdent la place à une étroite plaine côtière où, au milieu de prairies parsemées de boqueteaux, se dressent des constructions insolites. D’abord deux bâtiments rectangulaires, flanqués chacun d’une cheminée plus haute que le deuxième étage de la tour Eiffel, et comportant à son sommet une étrange protubérance : ce sont les réacteurs plutonigènes militaires de Windscale. Un peu plus loin, un bâtiment d’apparence beaucoup plus anodine, mais qui n’est autre qu’une installation de retraitement. Plus loin encore, deux tours de 80 m de haut laissent échapper de la vapeur d’eau : ce sont les tours de refroidissement des deux premiers réacteurs électrogènes et plutonigènes de Calder Hall ; deux autres sont en construction.

Ce décor futuriste concrétise des idées ébauchées il y a plus de dix-sept ans. L’intérêt de la Grande-Bretagne pour l’énergie nucléaire remonte en effet aux débuts de la Seconde Guerre mondiale. En juin 1940 était créé le comité MAUD (MAP Uranium Development), chargé d’étudier la possibilité de réaliser une bombe atomique ; en juillet 1941 ce comité rendait une conclusion positive. Entre temps la plupart des scientifiques britanniques intéressés par cette énergie étaient partis travailler soit au Canada, soit aux États-Unis, où certains d’entre eux devaient participer à la fabrication de la bombe atomique. Dès janvier 1944, sir John Anderson, membre du cabinet de Guerre et ancien scientifique, déclarait qu’il faudrait donner la plus haute priorité à l’énergie nucléaire " dès que possible à la fin de la guerre ".

Au cours de l’année 1945, les travaillistes arrivaient au pouvoir. Ils étaient moins favorables que Churchill à la bombe atomique, et quelques scientifiques, dont John Cockcroft, devaient insister auprès des milieux politiques et militaires pour que le pays se lance dans la course à l’atome -situation que l’on avait déjà vue aux États-Unis et en Allemagne en 1939-1940, et que l’on allait retrouver également en France. Le 29 janvier 1946, Clement Attlee, Premier ministre, nommait lord Portal contrôleur de l’énergie atomique, et John Cockcroft directeur de l’Établissement de recherche sur l’énergie atomique. La construction de réacteurs plutonigènes était convenue, puis celle d’une usine d’enrichissement de l’uranium. Dans une première étape, un petit réacteur était mis en chantier à Harwell ; ce réacteur ne devait pas produire d’électricité, mais seulement de la chaleur : quelques MWth (mégawatts thermiques), autant qu’une chaudière qui brûlerait quelques centaines de litres de fuel par heure (un mégawatt vaut 1000 kilowatts). Puis en avril 1947 il était décidé de construire deux grands réacteurs du même type, non producteurs d’électricité, d’environ 200 MWth chacun (l’équivalent d’une chaudière qui brûlerait 300 litres de fuel par minute), à Windscale, dans le comté de Cumberland.

La densité de population de ce comté, qui en 1974 a constitué une partie du nouveau comté de Cumbria, était relativement faible (70 habitants au km2, alors que la moyenne était, à cette époque, de 300 pour l’ensemble de l’Angleterre). Autour de Windscale, on élève des vaches et des moutons, et on pratique la pêche en mer ; à 13 km au nord se trouve le petit port de Whitehaven, et à 40 km au sud le port industriel de Barrow-in-Furness (60 000 habitants). Le complexe de Windscale, qui allait apporter 3 000 emplois, était bien accueilli par la population de cette région relativement pauvre, où s’éteignait une petite industrie minière et métallurgique. Les deux réacteurs démarraient en 1951. Ils pouvaient produire à eux deux environ 80 kg de plutonium par an, de quoi faire plus de dix bombes atomiques. Grâce à eux, la première bombe britannique a explosé le 3 octobre 1952 dans les îlots Montebello, au nord-ouest de l’Australie.

L’effet Wigner

Le 7 octobre 1957 à 19 h 25, le réacteur n°1 de Windscale, qui était à l’arrêt, est remis en marche sans refroidissement afin de procéder à un " recuit " du graphite. Ce réacteur, ainsi que le n°2, son frère jumeau, comprend un bloc de graphite à axe horizontal, de 15 m de diamètre et 10 m de long, percé parallèlement à son axe de 1 500 canaux où sont disposées des barres d’uranium naturel de 2,5 cm de diamètre, gainées d’aluminium. Le graphite, variété de carbone cristallisé (celle qui fait les mines de nos crayons noirs), sert à ralentir les neutrons très rapides émis lors des fissions de l’isotope 235 de l’uranium, qui représente 0,7 % de l’uranium naturel. Ainsi ralentis, et contrairement à ce que l’on pourrait penser intuitivement, ces neutrons ont plus de chances de provoquer la fission des noyaux d’uranium-235 qu’ils rencontrent, ce qui facilite l’établissement d’une réaction en chaîne, c’est-à-dire d’un processus où les neutrons émis par les noyaux qui fissionnent vont à leur tour provoquer la fission d’autres noyaux, et ainsi de suite. En fonctionnement normal, le réacteur est refroidi : des soufflantes aspirent l’air extérieur et le refoulent à travers les canaux vers une cheminée d’évacuation de 123 mètres de hauteur.

Les réacteurs de Windscale fonctionnent à basse température, et le graphite s’y trouve à moins de 200°C. Or à ces températures, le graphite est sujet à ce que l’on appelle l’effet Wigner, du nom du physicien américain qui l’a découvert. Dans le graphite, les atomes de carbone sont disposés régulièrement aux sommets d’un " réseau cristallin " (le plus simple de ces réseaux est une juxtaposition de cubes identiques ; le réseau du graphite est un peu plus compliqué). Ces atomes, sous l’effet du choc des neutrons rapides, changent de position et emmagasinent de l’énergie : le réseau cristallin du graphite se trouve alors dans un état instable. Il peut revenir brutalement à son état normal, un phénomène qui, en libérant une grande quantité d’énergie, peut porter le graphite jusqu’à 1 200°C, d’où un risque d’incendie. Pour éviter cela, il faut chauffer le graphite de temps en temps (environ deux fois par an) : l’augmentation de température accroît les vibrations des atomes l’" agitation thermique "), ce qui enclenche la remise en place des atomes avant qu’une trop grande quantité d’énergie n’ait été accumulée. C’est l’opération de " recuit " qui vient d’être entreprise sur le réacteur n°1.

Cette opération n’est pas sans risques : l’uranium naturel est utilisé dans les réacteurs de Windscale sous forme métallique, or l’uranium métallique chaud prend feu à l’air. Dans cette hypothèse, tous les produits de fission [...] contenus dans cet uranium sont émis dans l’atmosphère. [...] De plus la simple rupture des gaines, même si l’uranium ne prend pas feu, laisse échapper une partie des produits de fission ; c’est pourquoi tous les réacteurs de ce type sont arrêtés dès la détection d’une rupture de gaine. Comme il n’y a pas de refroidissement, le recuit doit être effectué à une très faible puissance : ainsi le recuit enclenché lundi soir s’effectue à 2 MWth, 1 % de la puissance normale du réacteur.

Mardi 8 octobre très tôt le matin, le réacteur est arrêté à nouveau. Normalement les atomes de carbone doivent continuer à libérer de l’énergie en revenant à leur position normale, et donc le graphite doit continuer à s’échauffer. Or, quelques heures plus tard, l’équipe de quart croit observer que le graphite refroidit. L’opération de recuit aurait été incomplète, et le responsable décide de procéder à un nouveau chauffage nucléaire, procédure qui avait déjà été utilisée lors d’opérations précédentes. En fait, les températures qu’il avait lues ne concernaient qu’une petite partie du réacteur, et les autres relevés montraient bien une élévation d’ensemble de la température du graphite : il y aurait eu erreur d’interprétation, ou mauvais positionnement des thermocouples destinés à suivre le " recuit ". Le réacteur est donc remis en marche à 11 h 05, trop rapidement selon des experts français, et toujours sans refroidissement ; à 11 h 15 les barres de contrôle sont alors insérées plus avant, afin de réduire la puissance à quelques centaines de kilowatts [...]. Cependant la température de l’uranium en zone centrale monte brutalement de plus de 100°C en moyenne, puis semble se stabiliser autour de 350°C. La puissance du réacteur tombe en dessous de 100 kW vers 14 h 30, puis, toujours à l’aide des barres de contrôle, la réaction en chaîne est arrêtée à 17 heures.

Au cours de la journée du 9 octobre, le graphite continue de S’échauffer régulièrement par effet Wigner, d’abord en zone centrale où il approche de 400°C, puis très rapidement en zone périphérique. Afin de refroidir le coeur, le physicien en charge de l’opération rouvre de 22 h 15 à 22 h 30 des volets qui permettent une circulation naturelle d’air à travers les canaux. La température du graphite périphérique diminue, mais celle de l’uranium passe par un pic à la fin de l’ouverture des volets : il y a des " points chauds " où les gaines se sont rompues, et l’uranium mis en présence d’air par ces ruptures prend feu et commence à brûler lentement, ce qui provoque la rupture des gaines voisines et la propagation de l’incendie. L’opération est répétée le jeudi 10 à 0 h 01 pendant dix minutes, à 2 h 15 pendant treize minutes et à 5 h 10 pendant une demi-heure : cela ne fait qu’accélérer la combustion de l’uranium, de même que souffler sur les braises ranime un feu indolent. Un pic de radioactivité est enregistré à 5 h 40 dans les filtres à base de fibres de verre aspergées d’huile, dont, en cours de construction, on a décidé de munir la cheminée. C’est cette décision, prise sur l’insistance de sir John Cockcroft, qui permettra d’éviter une catastrophe majeure. Pourtant, nombre d’ingénieurs et de physiciens trop confiants ricanaient en douce devant ces protubérances dont sont affligées les cheminées, et les avaient surnommées " les folies de Cockcroft ". En particulier, Christoplier Hinton, responsable de la conception et de la construction des deux réacteurs, et Henry Davey, directeur général des travaux à Windscale, ont demandé plusieurs fois leur retrait en 1954-1956 ; heureusement, à un niveau plus élevé, la décision finale de les garder a été prise.

A part les éléments radioactifs, rien ne filtre à l’extérieur. Silence sur l’accident. On continue d’essayer d’influer sur le déroulement des phénomènes en espérant pouvoir cacher au voisinage ces regrettables événements. De 5 h 40 à 8 h 10, l’activité baisse pour remonter régulièrement ensuite. Les températures du graphite recommencent à monter, et les volets sont rouverts pour un quart d’heure à 12 h 10 et pour cinq minutes à 13 h 40 : de nouveau, brusque augmentation de l’activité au niveau des filtres. Une analyse de l’air sortant du réacteur montre une radioactivité très élevée : on est maintenant sûr que des gaines se sont rompues. Tom Tuohy, administrateur général de Windscale, et Kenneth Ross, directeur national des opérations, se torturent les méninges pour trouver une solution. Et le black-out sur l’information est toujours maintenu.

C’est ici que prend place ce que l’on peut appeler un acte d’héroïsme nucléaire, qui ne sera surpassé que par celui des sauveteurs de Tchernobyl. La décision est prise de " regarder le monstre dans les yeux ", c’est-à-dire d’observer visuellement l’intérieur du coeur. C’est s’exposer à une irradiation intense, et éventuellement à des retours de flamme de l’incendie que l’on subodore. Pour les éviter au maximum, on remet en route des soufflantes auxiliaires, chargées de repousser matières radioactives et flammes vers la face de déchargement. A 16 h 30, masqués et revêtus de combinaisons protectrices, deux hommes enlèvent un bouchon de la face de chargement à l’endroit où la température est la plus forte, et peuvent observer quatre canaux. Ils constatent que l’uranium rougeoie en se consumant lentement, avec des flammes bleues qui lèchent le graphite. L’un de ces hommes est Tom Hugues, administrateur en second ; quant à l’autre, il s’agit de Ronald Gausden, directeur du réacteur (certains témoignages citent Huw Howell, chargé de la sûreté et de la santé, au lieu de Gausden ; en fait, Howell a dû examiner le coeur après les deux autres). Six travailleurs, suffoquant dans leur équipement, prennent place à côté de Hughes et Gausden, et tentent de décharger ces canaux en poussant les barres d’uranium avec de longues tiges d’acier ; mais l’uranium est déformé par l’incendie, et c’est impossible. On peut décharger les canaux voisins, mais cela ne change rien. Par ailleurs, la mise en route des soufflantes auxiliaires a accru l’incendie et le propage au graphite. On estime qu’environ 150 canaux sur 1 500 sont en train de brûler.

Alerte

Vers 15 h puis vers 17 h, des camions spéciaux partent sillonner les environs de Windscale pour faire des mesures de radioactivité. Les résultats sont alarmants, mais rien n’est dit à la population, qui pense qu’il s’agit de mesures de routine. La direction de Windscale se rassure en constatant que le vent souffle vers l’ouest, et donc que l’essentiel des fuites se perd en mer. A la nuit tombée, on fait venir du C02 (gaz carbonique) liquide des réacteurs voisins de Calder Hall, qui utilisent ce gaz pour leur refroidissement : cela n’y fait rien, il n’y a aucun effet sur l’incendie, car les quantités de C02 sont insuffisantes, et les températures trop élevées (une mesure par analyse de la couleur des radiations lumineuses a indiqué 1 300°C dans un canal ; or l’uranium métal brûle dans le C02 au-dessus de 800°C. Vers minuit on envisage d’essayer l’eau, si rien d’autre ne marche, bien que l’on sache que l’eau réagit très violemment avec l’uranium métal au dessus de 100°C, et que l’on soit sûr de détruire irrémédiablement ce précieux réacteur militaire. Vendredi à 1 h 55, Kenneth Ross, d’autant plus inquiet que le vent a tourné et souffle vers le sud-est, donc vers les terres, décide enfin de prévenir l’officier de police en chef du lieu. Il s’est écoulé près d’un jour entre la première détection de radioactivité dans les filtres et la notification aux autorités locales. Un état d’alerte est décrété, et des centaines de " bobbies " sont réveillés en pleine nuit. Les travailleurs de l’installation de retraitement et ceux de Calder Hall doivent interrompre le travail, et il leur est interdit de quitter les cantines où ils sont rassemblés. Les gardiens du site, qui patrouillent en permanence avec des chiens (il s’agit d’une installation militaire) doivent mettre des masques à gaz ; ils se font attaquer par leurs chiens, qui ne les reconnaissent pas dans cet accoutrement ! Mais aucune mesure de protection n’est conseillée aux habitants. On ne leur dit pas de rentrer le bétail, de rester confinés chez eux. Ceux dont un parent travaille à Windscale savent que quelque chose marche de travers, mais on a certifié aux travailleurs qu’il n’y avait aucun danger pour le public. En prévenant la police, les atomistes tentent-ils simplement de dégager leur responsabilité ?

Les conduites d’eau sont mises en place à 3 h 45, à l’aide de connexions spéciales réalisées par Donald Ireland, ingénieur des travaux. Pendant des heures les responsables scrutent les températures en espérant qu’elles voudront bien descendre, mais rien de tel ne se passe. Alors le vendredi à 7 h, la décision est prise : le réacteur sera inondé. Le personnel de nuit est autorisé à quitter les cantines pour regagner son domicile, et le personnel de jour est mis à l’abri. Seuls Tom Tuhoy, Kenneth Ross et le chef des pompiers, Bill Cross, restent dans le bâtiment du réacteur en feu. A 8 h 55 ils ouvrent les vannes, et se précipitent derrière une porte en acier. Aucune explosion, le coeur commence à refroidir, le déversement d’eau continue jusqu’au refroidissement complet samedi en début d’après-midi. L’accident proprement dit est terminé, mais la vapeur d’eau chargée de produits radioactifs s’est partiellement échappée à travers les filtres. Il ne sera sans doute plus possible de cacher les faits à la presse et à la population. [...]

Le vendredi et le samedi, les physiciens chargés de la radioprotection continuent leurs mesures et recherchent particulièrement l’iode-131 et le strontium-90. L’iode-131 est un corps radioactif qui disparaît assez rapidement, mais auparavant passe dans le lait des vaches et va contaminer la thyroïde des enfants (et à un moindre degré des adultes), pouvant provoquer des cancers de cet organe ; quant au strontium-90, il a une longue durée de vie et se fixe sur les os, d’où possibilité de leucémie. En ces années 50, l’attention s’est focalisée sur ces deux éléments en raison des essais nucléaires militaires, qui en ont rejeté de grandes quantités dans l’atmosphère. Les physiciens de Windscale s’aperçoivent que l’iode s’est déposé sur le sol, à des taux allant jusqu’à un million de becquerels par m2 à 6 km sous le vent de Windscale c’est-à-dire que sur chaque m2 de sol un million d’atomes d’iode-131 se désintègrent chaque seconde, se transformant en atomes de xénon (1 becquerel = 1 Bq = une désintégration par seconde). Ils décident d’interdire la consommation de lait dans les fermes environnant le réacteur. Les mesures montreront que la contamination du lait, exprimée en Bq/l (becquerels par litre), est à peu près le dixième de la contamination du sol, exprimée en Bq/ml : la concentration en iode-131 dans le lait aux environs de Windscale est en moyenne de 30 000 Bq/l, 400 fois plus que le maximum observé à Salt Lake City, ville souvent contaminée par les retombées des essais nucléaires américains. L’interdiction concerne d’abord douze fermes situées dans un rayon de 2 miles (3,2 km) autour de Windscale. Les fermiers sont réveillés dans la nuit de samedi à dimanche pour s’entendre notifier l’interdiction de consommer et de vendre le lait. Il est décidé de fixer le seuil admissible à 3 700 Bq/l, et lundi matin 14 octobre l’interdiction est étendue à 90 fermes, puis 150 dans l’après-midi. Mardi elle s’étend sur une surface de l’ordre de 500 km2, jusqu’à la ville de Barrow-in-Furness. Deux millions de litres de lait seront jetés à la mer d’Irlande. L’UKAEA reconnaîtra que la radioactivité du lait " n’a pas décru aussi rapidement que nous le pensions ". On détectera une activité de 10 000 becquerels dans la thyroïde d’un habitant. [...]

Est-ce bien grave ?

Environ 20 000 curies d’iode-131 ont été dispersés. [...] Heureusement l’iode-131 a une " durée de vie " assez courte : huit jours, C’est-à-dire qu’en huit jours la moitié disparaît (plus précisément, se transforme en xénon), puis la moitié de la moitié restante dans les huit jours qui suivent, et ainsi de suite : les 20 000 curies ci-dessus représentent moins de deux dixièmes de gramme d’iode ! Il n’y a pas eu que de l’iode : 12 000 curies de tellure-132, 600 curies de césium-137, 80 curies de strontium-89 et 9 curies de strontium-90 ont également été émis, ainsi que du polonium, mais on ne reparlera plus de ce dernier produit pendant plus de vingt ans. Tout cela n’est pas resté au dessus de Windscale. Le passage du nuage radioactif, étalé sur une vingtaine d’heures, est détecté dans presque toute l’Angleterre ; il atteint Leeds au nord de l’Angleterre vendredi 11 à 9 h, puis Londres à 16 h. A Oxford, le dépôt au sol est de 740 Bq/m2 ; dans des conditions météorologiques analogues (pas de pluie) il sera de 500 Bq/m2 à la suite de l’explosion de Tchernobyl, ce qui montre la différence de gravité des deux accidents : Oxford est à 340 km de Windscale, et à 4 350 km de Tchernobyl ! Ignorant (déjà) les frontières, le nuage atteint la Belgique et les Pays-Bas vers 19 h ; son activité y est cependant dix fois plus faible qu’à Londres. Plus tard, Paris, Vienne en Autriche et même, dans la journée du 15, la Norvège seront légèrement touchés.

Curies et becquerels mesurent la radioactivité des produits quant à l’effet de cette radioactivité sur l’homme, il est en général exprimé en rem (rad equivalent man). La radioactivité naturelle correspond en moyenne à 0,015 millièmes de rem par heure (en abrégé, mrem/h). Une étude publiée par R.H. Clarke en 1974 concluera que les maxima dûs à l’irradiation par passage du nuage de Windscale ont été de 50 mrem/h à 1 km sous le vent du réacteur, et de 5 mrem/h à 50 km ; cependant, les mesures effectuées par Dunster n’indiquent que 4 mrem/h à 1,6 km. Ce maximum a duré peu de temps (de l’ordre d’une heure), et les personnes à l’intérieur de bâtiments en ont été protégées. D’autres sources d’irradiation ont été les rayonnements émis par les dépôts au sol, l’inhalation de l’air et l’ingestion d’aliments contaminés. Le résultat de tout cela est entaché d’incertitudes dues à l’insuffisance des mesures ; on peut estimer qu’en moyenne un adulte vivant aux environs de Windscale a reçu environ 100 mrem du seul fait de l’iode-131 ; ce chiffre peut être multiplié par trois pour un enfant, ce qui représente environ deux fois la dose reçue chaque année du fait de la radioactivité naturelle. Sauf cas exceptionnels, ces doses ne devraient pas avoir d’effets sanitaires ; si elles en avaient, il s’agirait de nodules ou de cancers à la thyroïde.

Tout de suite après l’accident, une première commission d’enquête réalise en moins d’un mois un Livre blanc qui décrit le déroulement de l’accident. Le réacteur n°2, qui avait été arrêté pendant l’accident, puis remis en marche, est arrêté de nouveau en attendant les conclusions d’une seconde commission, qui sortent pendant l’été 1958. La commission recommande des modifications dans la procédure du " recuit " et l’implantation d’une nouvelle et très importante installation de mesure des températures et des produits de fission". Cette demande sera refusée en raison de son coût (500 000 livres sterling"), et le réacteur n°2 est déchargé et définitivement arrêté ; quant au réacteur n°1, il a été muré. Les réacteurs de Calder Hall prennent la relève pour la production de plutonium militaire.

En janvier 1958, l’UKAEA, par l’intermédiaire de son organisation pour le contrôle de la santé et de la sûreté, a publié un rapport selon lequel " il est hautement improbable que l’accident ait eu des effets nuisibles sur la santé tant des travailleurs de Windscale que de la population des environs ". Cette version lénifiante sera maintenue pendant un quart de siècle. En 1975, Claude Bienvenu, directeur des Etudes et Recherches à EDF, peut encore écrire : " Résultats de cette monumentale catastrophe : pas un mort, pas un blessé, 8 jours d’interdiction de consommation du lait " (N.B : en fait de 8 jours, il s’agissait d’un mois).

Mais les choses se gâtent après l’accident de Three Mile Island (28 mars 1979). Une organisation de scientifiques américains, l’UCS (Union of Concerned Scientists) demande à une organisation britannique homologue, le PERG (Political Ecology Research Group) d’étudier sérieusement les conséquences de l’incendie de Windscale. Après un important travail de documentation et d’analyse, le PERG publie ses conclusions en 1981 : si l’on utilise les modèles de la CIPR (Commission internationale de protection radiologique) pour calculer les effets biologiques à partir des doses reçues, l’accident de Windscale a provoqué, pour l’ensemble de l’Angleterre, douze cancers mortels de la thyroïde, et trois autres cancers mortels. Du coup, le NRPB (National Radiological Protection Board, organisme officiel chargé de la radioprotection en Grande-Bretagne) reprend le travail du PERG, peut-être dans l’espoir d’arriver à des conclusions moins pessimistes. Hélas non : c’est pire. Publié en février 1983, le rapport du NRPB conclut à une vingtaine de décès à long terme par cancer ou anomalie génétique, dont treize par cancer de la thyroïde.

Le mystère du polonium

On aurait pu croire que les choses allaient en rester là. C’était compter sans un obscur bibliothécaire de l’université de Newcastle upon Tyne, John Urquhart, qui, après avoir contacté le PERG et provoqué une question au Parlement, publie le 31 mars un retentissant article dans New Scientist. Urquhart a remarqué que lors de l’incendie de Windscale, des quantités importantes de polonium avaient été relâchées. La valeur relevée au centre nucléaire de Harwell atteignait 2,6 % de l’activité de l’iode-131 ; et le polonium avait été détecté jusqu’aux Pays-Bas. Or le polonium n’est ni un produit de fission, ni un élément fissile : comment expliquer sa présence ? S’appuyant sur les travaux de Margaret Gowing, historiographe officielle de l’atome britannique, Urquhart conclut que le polonium vient de l’irradiation volontaire de bismuth-209, qui par capture de neutrons se transforme en bismuth-210, puis en polonium-210 par transformation d’un neutron en proton avec émission d’un électron ; ce polonium-210 sert ensuite à fabriquer des amorces pour bombes atomiques. C’est Niels Bohr, le grand théoricien des quanta (qui a travaillé à la bombe aux États-Unis de 1943 à 1945), qui le premier avait eu cette idée : les premières bombes atomiques utilisaient des amorces polonium + béryllium, qui émettaient une bouffée de neutrons dans la phase d’initiation de la réaction en chaîne. En effet le polonium émet des rayons (noyaux d’hélium) qui sont absorbés par le béryllium, lequel se transforme ainsi en carbone tout en émettant des neutrons. Le polonium, émetteur de radiations 5 000 fois plus actif que le radium, est aussi 500 fois plus rare, d’où la nécessité de le produire artificiellement dans le réacteur. C’est un corps extrêmement radioactif, qui émet une lueur bleuâtre dans l’obscurité, et extraordinairement radiotoxique. La dose maximum admissible à l’ingestion est de 7 millionièmes de microgramme : le polonium est environ 250 milliards de fois plus toxique que l’acide cyanhydrique, lui-même poison extrêmement violent.

Dans son article, Urquhart, à partir des mesures effectuées en Angleterre et aux Pays-Bas, estime à 370 curies la quantité de polonium échappée de Windscale. Puis, se référant à une étude du NRPB sur les traces de polonium émises par certaines centrales à charbon, il calcule la dose globale d’irradiation reçue par la population anglaise. En appliquant les règles de la CIPR, cette dose provoquerait une centaine de décès par cancer. Mais, de façon beaucoup moins convaincante, Urquhart multiplie ensuite ce chiffre par un facteur 10 pour tenir compte des différences de hauteur de cheminée et de densité de population ; sur ce dernier point en particulier il semble négliger la faible densité de population du comté de Cumbria et sous-estimer au contraire la densité du sud-est de l’Angleterre, où le NRPB avait localisé la centrale au charbon de son étude. Ainsi Urquhart prétend que l’accident de Windscale a provoqué un millier de cancers mortels.

L’article de John Urquhart est accueilli par le NRPB avec d’autant plus d’embarras que son directeur, H.J. Dunster, était justement en charge de la sûreté et de la protection à Windscale lors de l’incendie. Le NRPB admet d’abord que 150 curies de polonium ont été relâchés, puis porte ce chiffre à 240, ce qui, selon lui, aurait provoqué une douzaine de cancers mortels. Ainsi, selon l’organisme même chargé officiellement de la radioprotection en Grande-Bretagne, l’incendie de Windscale aurait fait environ 32 victimes, contrairement aux déclarations lénifiantes prodiguées jusqu’en 1981. Qui plus est, comme le fait remarquer Urquhart, il y a une incohérence entre les prédictions du modèle utilisé par le NRPB en 1983, et les mesures d’activité dans le lait publiées par ce même NRPB en 1957 : les mesures sont à un niveau 500 fois plus élevé que les prédictions ! Le NRPB se contente de répondre que ces mesures (au nombre de deux seulement) étaient probablement fausses...

En conclusion, on peut dire que, selon les normes internationales de la CIPR, l’accident de Windscale a fait au moins quelques dizaines de victimes, beaucoup plus si l’effet du polonium a été sous-estimé par le NRPB, et qu’il a fallu attendre un quart de siècle pour savoir qu’il y avait probablement eu des victimes. C’est vraisemblablement le polonium qui est la clé de l’énigme : les Britanniques ne voulaient pas que l’on sache qu’ils s’en servaient pour amorcer leurs bombes. Les rapports officiels Publiés en 1957-1958 n’en faisaient pas mention, et l’existence de rejets de ce corps n’était connue que par un article de Stewart et Crooks dans Nature en 1958, et une communication de Dunster lui-même à la conférence de Genève sur l’utilisation Pacifique de l’énergie atomique la même année (il est vrai que les Hollandais l’avaient détecté ... ). En 1983, une autorité nucléaire déclarait au New Scientist qu’en fait, les Britanniques ne voulaient pas que les Américains, qui avaient trouvé mieux, pensent que le Royaume-Uni en était encore là... Ce qu’un humoriste de l’Observer résuma par un dessin où l’on voyait un gentleman en trench-coat remettre à un individu vêtu de fourrure et coiffé d’une toque les plans de la bombe, avec cette condition : " Tu dois me promettre de ne pas le dire aux Yankees, Boris. "

Un Windscale est-il possible en France ?

L’incendie de Windscale était dû à la combinaison de deux caractéristiques : effet Wigner en tant que cause déclenchante, inflammabilité de l’uranium métal dans l’air. En France, seul le réacteur militaire G1 de Marcoule, arrêté en 1968, présentait les mêmes caractéristiques (ce réacteur de 40 MWth fournissait aussi un peu d’électricité : 2,5 mégawatts électriques ou MWé). G2 et G3 (250 MWth, 40 MWé) fonctionnaient à une température encore insuffisamment haute pour exclure l’effet Wigner, mais étaient refroidis au C02 (ils ont été arrêtés respectivement en 1979 et 1985). Les autres réacteurs français à uranium métal et graphite (Chinon 1 et 2, maintenant arrêtés, Chinon 3, Saint Laurent 1 et 2 et Bugey 1) sont refroidis par du C02 et fonctionnent à des températures suffisamment élevées pour ne pas avoir à redouter l’effet Wigner.

Peut-on en conclure qu’un incendie analogue à celui de Windscale y est impossible ? Malheureusement, absolument pas. Même dans le C02, les barreaux d’uranium métal peuvent s’enflammer si la température dépasse 780 à 800°C, contre 500°C environ dans l’air. C’est pourquoi, rappelons-le, il a été impossible d’arrêter l’incendie de Windscale avec du C02 ; seuls les canaux où la température était inférieure à 800°C ont pu être éteints ; or dans certains canaux on avait jusqu’à 1 300°C. Dans les réacteurs graphite gaz de Chinon, Saint-Laurent et Bugey, l’uranium atteint 600°C en fonctionnement normal ; il n’est donc pas très loin du seuil d’inflammation. En cas d’interruption du refroidissement de secours, les gaines fondent, et l’uranium peut s’enflammer dans le C02. Comme il n’y a pas d’enceinte de confinement (de " troisième barrière ") dans ces réacteurs, les produits de fission ne sont retenus que si la deuxième barrière (le caisson de béton précontraint, percé d’ailleurs de multiples orifices plus ou moins bien étanchéifiés - 385 à Saint-Laurent 2) ne laisse absolument rien passer. Ce qui n’est pas le cas : il y a des fuites de C02 et d’argon-41 radioactif en fonctionnement normal. De plus les filtres prévus pour retenir l’iode deviennent inefficaces au-dessus de 250°C(, température qui serait largement dépassée en situation accidentelle. Enfin il faut signaler qu’à Chinon-3, le circuit de C02 quitte le caisson pour aller dans les échangeurs où il chauffe l’eau qui va actionner les turbines : il n’y a même pas de véritable " deuxième barrière " ! Un incendie tel que celui de Windscale, ou bien pire encore, est possible à tout moment sur les bords de la Loire et du Rhône.

L’accident a même failli arriver le lundi 12 janvier 1987 sur le réacteur Saint-Laurent 1. Ce jour-là vers 9 h 30, la Loire s’étant prise en glace, le réacteur graphite-gaz Saint-Laurent 1 (rebaptisé Saint-Laurent Al depuis que les réacteurs à eau pressurisée Saint-Laurent B1 et B2 ont été construits) ne dispose plus du débit d’eau nécessaire à son refroidissement . En particulier, les turbo-soufflantes qui l’alimentent en C02 sont insuffisamment refroidies et doivent ralentir considérablement. Un arrêt d’urgence du réacteur, par chute des barres de contrôle, intervient à 9 h 33. Or une turbo-soufflante est constituée par l’accouplement d’une turbine, qui utilise la vapeur produite par le réacteur, et d’une sorte de ventilateur géant (la " soufflante "). Arrêt du réacteur, donc plus de vapeur ; il faut alors alimenter la turbine par de la vapeur produite par une chaudière au fuel (quatre de ces chaudières sont regroupées dans une " centrale auxiliaire " ; elles sont communes à Saint-Laurent Al et A2). Ainsi on peut évacuer la puissance résiduelle (chaleur dégagée par les produits de fission après l’arrêt du réacteur) ; si on ne faisait rien, cette puissance résiduelle provoquerait la fusion et l’incendie du coeur du réacteur. Mais les chaudières au fuel, elles aussi, ont besoin de l’eau de la Loire, et ne peuvent donc démarrer... heureusement, les soufflantes peuvent être actionnées directement par le courant du réseau EDF. Vers 10 h 35, on peut remettre en route une des quatre chaudières, Puis les trois autres au cours de la matinée (25). C’est fort heureux, car le réseau électrique de l’ouest de la France s’effondrera vers midi suite à une panne de la centrale thermique de Cordemais ! M. André Leblond, directeur de Saint-Laurent, déclarera : " Je suis sûr que nous sommes toujours restés très loin de la catastrophe, tant que le réseau national fonctionnait ". La chance sera-t-elle toujours de notre côté ?

Extrait du livre : Les jeux de l’atome et du hasard, de Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Schapira, 1988.


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