23 avril 1968 Occupation de Columbia par le Students for a Democratic Society (SDS)

mercredi 26 avril 2023.
 

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Vaste mouvement d’opposition au système politique et social américain apparu entre le milieu des années 1960 et le début des années 1970, la Nouvelle Gauche se présentait comme un réseau d’organisations contestataires variées, une mouvance regroupant des jeunes issus des classes moyennes, souvent étudiants, autour de la critique de la politique des administrations Johnson et Nixon et de l’ambition de créer une contre-société sur le plan social, culturel et politique.

Au-delà de cette communauté de valeurs, la Nouvelle Gauche se caractérisait par sa souplesse organisationnelle et sa fluidité programmatique et idéologique, reflétée dans l’appellation « Mouvement » dont se réclamaient les jeunes contestataires de l’époque. Né de l’activisme d’une poignée de groupes étudiants aux effectifs limités, ce mouvement de contestation se développa rapidement pour mener le pays, en l’espace de quelques années, aux portes de l’affrontement violent entre deux camps opposés, l’un parlant le langage de la révolution, l’autre celui de la défense de l’ordre établi. Peinant à trouver une parade à la progression numérique et à la radicalisation de ce phénomène contestataire d’un nouvel ordre, le gouvernement américain décida de concentrer ses efforts sur les Students for a Democratic Society, principale organisation étudiante blanche de l’époque et maillon essentiel du réseau de la Nouvelle Gauche, en raison de son importance numérique et géographique, de son influence idéologique et de sa capacité mobilisatrice. Dès 1969, l’organisation étudiante SDS faisait l’objet d’une enquête de la commission sur la sécurité intérieure de la Chambre des Représentants, tandis que les activités de ses membres étaient devenues depuis déjà quelques années la cible d’une répression ouverte et secrète [1].

Confronté aux mêmes difficultés que les autorités de l’époque pour appréhender la Nouvelle Gauche dans toute sa diversité et sa complexité, cet article suivra la même logique pour étudier comment le SDS [2], petit groupe étudiant du Middle West de quelques dizaines de membres, est devenu le centre d’un vaste réseau contestataire aux ramifications nationales, capable de mobiliser des centaines de milliers de personnes contre le pouvoir. De fait, l’éclatement de l’organisation en 1969 marqua le début du déclin du Mouvement qui se solda, quelques années plus tard, par l’épuisement de la contestation et le retour au calme sur les campus.

L’organisation Students for a Democratic Society (SDS) fit son apparition sur les campus du Middle West et de la côte nord-est en janvier 1960 lorsque la branche estudiantine de l’ancienne ligue social-démocrate League for Industrial Democracy, décida de changer de nom pour attirer un nouveau vivier d’étudiants, dynamiques et actifs, autour de la lutte contre la pauvreté, le chômage, le racisme, la défense des droits civiques et la dénonciation de la politique étrangère américaine. Quatre mois plus tard, le SDS convoquait une conférence sur les droits civiques dans le Nord qui connut un certain succès à la faveur du fort intérêt suscité par le renouveau du mouvement des droits civiques du Sud.

Déterminée à être présente sur tous les fronts de l’activisme étudiant renaissant de ce début des années soixante [3], l’organisation participa à des manifestations de protestation contre la reprise des essais nucléaires et lança un projet de recherche et d’éducation sur les problèmes de la paix (Peace Research and Action Project) [4]. Ses efforts pacifistes ne connurent cependant qu’un succès mitigé, et l’organisation préféra se concentrer sur la défense des droits civiques. Le SDS se dépensa ainsi sans compter, au niveau local, pour organiser des actions antiségrégationnistes et recueillir des fonds en soutien aux activités du Student Non-Violent Coordinating Committee, la jeune organisation militante des droits civiques née en 1960. Le SDS fut l’une des premières organisations à dénoncer l’intervention américaine au Vietnam en manifestant, aux côtés de la Student Peace Union, dès octobre 1963, lors de la visite à New York de la belle-sœur du président sud-vietnamien, Ngo Dinh Diem. Malgré quelques autres petites manifestations, les instances dirigeantes du SDS ne s’intéressaient encore que peu au Vietnam et privilégiaient l’action au profit des populations défavorisées du pays, en particulier des habitants des ghettos des grandes villes. Ainsi dès septembre 1963, le SDS lança le projet Economic Research and Action Project, visant à envoyer une centaine d’étudiants et de jeunes volontaires organiser les ghettos de dix grandes villes [5]. Les jeunes activistes partirent habiter parmi les populations noires pour les aider à trouver un emploi, un logement décent ou encore à scolariser leurs enfants. Devant les difficultés rencontrées, le projet fut contraint de limiter ses ambitions et de se recentrer sur une poignée de villes, mais il réussit à perdurer toute l’année 1964 grâce notamment aux encouragements d’intellectuels de renom tels A.J. Muste ou I.F. Stone, qui contribuèrent à accroître la notoriété de la jeune organisation.

Dès ses premières actions sur le terrain, l’organisation commença à attirer un nombre croissant d’étudiants. De 200 membres à la fin de l’année 1960, l’effectif atteignit 575 l’année suivante, répartis entre vingt campus, et quelque 1 365 membres cotisants sur 41 chapitres à la fin de l’année 1964 [6]. Les nouveaux membres étaient attirés par l’activisme militant de ce nouveau groupe, qui rompait avec l’apathie politique caractéristique de la quasi-totalité des campus dans les années 1950, dont ils avaient entendu parler par des amis ou dans les pages des journaux étudiants de leurs campus. L’influence de l’organisation ne se limitait cependant pas à cette croissance substantielle de son effectif : sans pour autant officiellement y adhérer, nombre d’étudiants et de groupes activistes prirent à cette époque l’habitude de répondre aux appels à la mobilisation du SDS et surtout de se tourner vers l’organisation pour trouver un support théorique cohérent et une analyse critique de la société américaine.

Stimulé par son activisme multiforme, le SDS entreprit de se doter d’un manifeste qui résumerait ses convictions. La Déclaration de Port Huron (Port Huron Statement), adoptée lors de la convention de l’organisation en juin 1962 à Port Huron (Michigan), devint rapidement le document de référence de la Nouvelle Gauche. La première édition du document publié à 20 000 exemplaires fut épuisée en deux ans. Rééditée à 20 000 exemplaires à la fin de l’année 1964, elle fut de nouveau épuisée au bout de deux ans [7]. Affichant d’emblée sa différence par rapport à la gauche traditionnelle marxiste et libérale, cette profession de foi reposait sur des valeurs humanistes et sur le thème clé de la « démocratie de participation » (participatory democracy) pour revendiquer une société plus juste, plus fraternelle, plus égalitaire, plus morale [8].

Plaçant l’homme au cœur de son projet réformiste, le SDS se voulait ouvert à tous ceux qui partageaient ses idéaux. Aussi refusa-t-il d’exclure de ses rangs les sympathisants communistes désireux de participer à ses activités, provoquant une crise avec son organisation mère [9] et les premières suspicions des autorités quant à la nature subversive de l’organisation. Loin d’avoir des visées hégémoniques sur la Nouvelle Gauche étudiante naissante, le SDS préférait les actions menées en collaboration avec d’autres groupes, dans le respect de la différence et de l’indépendance de chacun. N’ayant pas l’ambition d’être présent sur tous les terrains, son action se limitait souvent à soutenir l’activisme d’autres organisations [10], en leur fournissant des analyses et des informations par le biais de ses bulletins, ainsi qu’un forum de discussion et de rencontre dans ses colloques et conventions. Cette ouverture aux influences extérieures était inscrite dans la structure même de l’organisation, puisque des sièges étaient réservés, avec voix consultative, aux principaux groupes au sein du Conseil national, principale instance dirigeante du SDS chargée de définir son programme et sa stratégie [11]. Cette attitude contribua à renforcer la popularité de l’organisation auprès des jeunes activistes et à faire du SDS, à l’approche de l’année 1965, l’un des principaux porte-parole de la Nouvelle Gauche étudiante.

L’annonce, le 7 février 1965, du début des bombardements américains sur le Vietnam du Nord, conféra à la lutte contre la guerre du Vietnam une importance accrue. Professeurs, pacifistes radicaux et étudiants multiplièrent les actions de protestation (teach-ins, destruction par le feu de livrets militaires, manifestations) contre la politique américaine. Dans ce contexte, le SDS, initiateur des actions de protestation les plus ambitieuses, faisait de plus en plus figure d’avant-garde et de centre de la contestation, un rôle désormais reconnu par les médias nationaux : le 15 mars 1965, à la veille de la première manifestation nationale contre la guerre du Vietnam à Washington D.C., organisée à l’instigation du SDS [12], le New York Times consacra son premier article au groupe étudiant qu’il présentait comme « la principale organisation de la Nouvelle Gauche ». A partir de cette date, le SDS ne cessa de faire l’honneur des médias [13] jusqu’à son éclatement en 1969. Forte de cette notoriété croissante et de son activisme grandissant, l’organisation continua d’attirer des étudiants toujours plus nombreux, désireux de lutter contre la guerre du Vietnam. Cet afflux de nouveaux membres s’accéléra après l’appel à une deuxième marche sur Washington en novembre 1965, encore plus suivi que le premier [14], ainsi qu’à partir de l’année 1966, avec l’organisation de manifestations contre le Selective Service System, le service de recrutement de l’armée [15], et d’actions contre la complicité des universités avec le complexe militaro-industriel, en particulier le recrutement direct sur les campus des différents corps de l’armée américaine et de la CIA et d’entreprises comme Dow Chemical, fabricant du napalm. L’organisation passa de 4 300 membres répartis en 124 chapitres en décembre 1965 [16] à quelque 7 000 membres cotisants présents sur 350 campus, auxquels il convient d’ajouter entre 80 et 100 000 sympathisants [17].

L’importance du SDS ne se résumait cependant pas au nombre de ses adhérents ou sympathisants : poursuivant ses efforts de théorisation et d’analyse du système américain, le SDS lança en 1966 le Radical Education Project visant à permettre une discussion au sein du mouvement et à définir une idéologie et une stratégie à suivre. Ce projet servit de tribune aux différents courants existant au sein de l’organisation et de moyen de diffusion des analyses du SDS dans le reste de la Nouvelle Gauche. Dans la même optique, le groupe créa une publication à la parution irrégulière, le plus souvent bimensuelle, New Left Notes, qui vint compléter le travail d’information des Bulletins par une contribution plus théorique. Ces publications étaient loin d’être seules dans la pléthore de lettres d’information, de bulletins, de prospectus ou de brochures qui apparut progressivement à mesure que les jeunes activistes de la Nouvelle Gauche se rendirent compte qu’ils ne pouvaient compter sur les médias nationaux ou locaux établis pour diffuser leur message et faire connaître leurs actions et qu’ils devaient créer leurs propres moyens de transmission des informations, mais elles s’en distinguaient par leur audience et leur influence : destinées avant tout à faciliter le fonctionnement du SDS au niveau national en favorisant la cohérence des actions locales et en donnant aux membres isolés sur leur campus le sentiment d’appartenir à une organisation nationale puissante, elles permirent également aux jeunes activistes membres d’autres organisations ou affiliés à aucun groupe particulier de se tenir au courant des actions organisées dans le reste du pays et de trouver des réponses à leurs questions sur l’analyse du système américain, la stratégie et la tactique à suivre ou les alternatives possibles au système.

L’audience de l’organisation se développa également en cette deuxième moitié des années 1960 en raison du refus du SDS de se consacrer uniquement au Vietnam et de renoncer aux autres terrains de contestation. Ce refus du single-issueism correspondait à une longue tradition remontant aux premières années de l’organisation, issue du débat opposant le camp de l’activisme universitaire (campus organizing) aux tenants de l’action dans les ghettos (community organizing), ainsi qu’à une radicalisation des analyses et des stratégies et tactiques. Désormais convaincu de la corruption du système entier et de la nécessité d’un changement radical global, le SDS ne pouvait logiquement envisager de concentrer ses activités sur un seul domaine. Alors qu’il faisait figure de centre de la contestation contre la politique américaine au Vietnam, le SDS refusa donc à la fin 1965 de se transformer en groupe pacifiste : il poursuivit ses actions contre la guerre, notamment en créant des syndicats de résistance à la conscription (draft resistance unions), mais décida surtout de recentrer son action sur les campus pour y défendre les droits des étudiants (student power), sans pour autant renoncer au soutien à la cause des minorités ethniques et raciales, tant dans les universités que dans les autres sphères de la société.

Cette attitude eut pour double effet d’ancrer le SDS au cœur du réseau de la Nouvelle Gauche, dont il reflétait bien la diversité, et d’accentuer ses tensions internes et ses problèmes organisationnels. De 1965 à l’automne 1967, le SDS s’imposa progressivement comme la référence obligée de toutes les actions de contestation : ses militants étaient en effet présents quasiment sur chaque terrain de la contestation dans l’ensemble du pays [18] et l’organisation jouait un rôle crucial et non égalé dans la diffusion des informations et des analyses et dans la coordination des actions menées sur le terrain, contribuant à donner aux membres et sympathisants de la Nouvelle Gauche le sentiment d’appartenir à un Mouvement, vaste et diversifié, doté d’une véritable puissance de mobilisation. À la même période, la faiblesse des résultats obtenus contribua à faire évoluer le SDS vers une position plus radicale de résistance active au système, tournant définitivement le dos au réformisme des premières années : le refus de l’Administration Johnson de mettre un terme au conflit, les révélations des intérêts financiers liant les universités les plus prestigieuses au complexe militaro-industriel, la persistance du racisme dans la société américaine et notamment dans les universités finirent de convaincre la majorité des membres de l’organisation de la corruption de l’ensemble du système sociopolitique et économique et de la nécessité d’une révolution. Cette évolution théorique consacra l’évolution du SDS vers les idéologies marxistes traditionnelles : dans le contexte de la popularité croissante du président Mao et de son Petit Livre Rouge, de Lénine, Che Guevara et des mouvements tiers-mondistes, l’organisation, faute d’avoir véritablement réussi à développer sa propre idéologie pour étayer sa conception des étudiants comme nouvelle classe ouvrière, moteur de la révolution sociale, vit se développer en son sein un clivage entre un courant tiers-mondiste, favorable à un soutien à Ho Chi Minh et un courant maoïste défendant le rôle de la classe ouvrière et centré autour des membres du Progressive Labor Party (PLP) [19]. Cette opposition idéologique, apparue avec la radicalisation des analyses et des stratégies du SDS et exacerbée par des conflits de personnalités, se renforça à partir de l’été 1968 alors que la multiplication des foyers de la contestation laissait entrevoir la possibilité du bouleversement social et politique tant attendu des jeunes activistes du SDS et du reste du Mouvement.

L’identification du SDS avec la Nouvelle Gauche atteignit son apogée au moment des événements de l’université Columbia : présent sur ce campus depuis 1966, le SDS prit, en avril 1968, la tête des manifestations de protestation contre la complicité de l’université avec la machine de guerre américaine [20] et contre le projet d’expansion (construction d’un gymnase) de l’université dans le quartier noir environnant de Morningside Heights. Sous la direction de Mark Rudd, président de la section locale du SDS sur le campus, les étudiants radicaux tentèrent de mettre en application la guérilla révolutionnaire universitaire : ils s’emparèrent de plusieurs bâtiments, séquestrèrent un doyen et proclamèrent leurs demandes. Refusant de céder à la pression, le président de l’université, Grayson Kirk, fit appel à la police pour déloger les occupants, un geste qui provoqua la radicalisation des étudiants (activistes ou non) et du corps enseignant, ainsi qu’une grève des cours de deux mois, à l’issue de laquelle le président démissionna de ses fonctions et son remplaçant accéda aux demandes des étudiants.

Les événements de Columbia accrurent encore davantage la notoriété du SDS qui y joua le rôle le plus actif : chaque décision, chaque parole, chaque geste des jeunes activistes étaient scrutés par la centaine de journalistes présents sur le campus pour couvrir l’affrontement entre l’organisation révolutionnaire et l’administration de la célèbre institution de l’Ivy League. L’effet de cette couverture médiatique intense ne se fit guère attendre. Dès le mois de mai, les nouveaux adhérents affluèrent dans l’organisation qui passa alors de 40 000 membres au printemps 1968 à près de 100 000 à l’automne [21]. La position centrale du SDS au sein du Mouvement se renforça également pendant ces événements en raison de l’alliance entre ses membres et les étudiants noirs de Columbia, regroupés au sein de la Student Afro-American Society (SAS). Au-delà de leur union autour de revendications immédiates communes (renoncement au projet de gymnase, retrait de l’université de l’IDA), les deux groupes partageaient la même vision : à travers l’université de l’Ivy League, les étudiants s’attaquaient à l’un des piliers du système responsable à la fois de la ghettoïsation des habitants de Harlem et de la mort de milliers de personnes au Vietnam. Symbole d’un combat plus vaste, Columbia était considérée comme le point de départ d’un assaut concerté contre le système établi, prélude à la révolution. Cette alliance ad hoc entre groupes d’étudiants blancs et noirs à Columbia est instructive à deux égards : de courte durée [22], elle témoigne des tensions croissantes entre les deux branches du Mouvement depuis la radicalisation des groupes d’activistes noirs à la fin de l’année 1966, mais elle démontre également le statut particulier du SDS au sein de la Nouvelle Gauche, seule organisation blanche capable et désireuse de collaborer avec le mouvement noir. Depuis qu’à l’été 1966, le SNCC, sous l’influence de son nouveau président, Stokely Carmichael, avait renoncé à la voie modérée et non-violente pour appeler de ses vœux l’avènement d’un Pouvoir noir, les groupes afro-américains s’étaient engagés dans la voie du nationalisme et du séparatisme et refusaient de collaborer avec les groupes d’étudiants blancs, considérés eux aussi comme les représentants d’un système oppresseur et raciste. Cependant, au-delà de la rhétorique des leaders des organisations noires au niveau national, sur le terrain, une collaboration resta possible, en particulier avec le SDS, autour d’actions communes ponctuelles, comme dans l’exemple de Columbia. Depuis sa création, le SDS avait toujours considéré le SNCC comme son modèle dont il avait adopté certaines caractéristiques - démocratie de participation, personnalisme politique, action directe - et de nombreux membres du SDS avaient fait leur apprentissage de l’engagement militant dans les rangs du SNCC dans le Sud. Ces relations privilégiées entre les deux organisations avaient perduré au fil des années, sous l’effet conjugué du refus du SDS de se consacrer uniquement à la lutte contre le Vietnam et de la radicalisation des deux mouvements, et s’étaient étendues à l’organisation nationaliste révolutionnaire du Black Panther Party. Dans ce contexte, le SDS était, au moment des événements de Columbia, la seule organisation encore capable de développer une alliance avec les radicaux noirs et, à ce titre, elle cristallisa d’une part les espoirs de bon nombre d’activistes de l’époque et, d’autre part, les craintes et l’hostilité du pouvoir à tous les niveaux.

Déjà sous étroite surveillance depuis les premières manifestations contre la guerre du Vietnam, le SDS devint à partir de l’occupation de Columbia la cible privilégiée de la répression multiforme qui s’abattit alors sur le Mouvement [23]. La révolte des étudiants new-yorkais et leur capacité à s’attaquer à un symbole de l’establishment finirent de convaincre les autorités de la dangerosité de la Nouvelle Gauche et en particulier du SDS, mais leur firent également prendre conscience de leur ignorance face à cette contestation grandissante. Pour remédier à cette situation, le Federal Bureau of Investigation créa une nouvelle branche du Counter-Intelligence Program (COINTELPRO), son programme de surveillance et de renseignements, visant spécifiquement à neutraliser la Nouvelle Gauche et ses principaux activistes [24]. Ce programme vint compléter les dispositifs de surveillance existants, principalement au niveau local, dans les grandes villes du pays les plus touchées par la contestation, notamment Los Angeles, San Francisco, New York ou encore Chicago. L’arsenal répressif se renforça encore davantage l’année suivante avec le lancement d’une enquête parlementaire sur le SDS par le Comité sur la sécurité intérieure de la Chambre des Représentants [25], prélude à d’éventuelles comparutions de certains de ses membres. Après les événements de Columbia, les autorités fédérales et locales étaient particulièrement inquiètes par la perspective d’une alliance entre le SDS et le mouvement nationaliste noir, dans le contexte de la série des émeutes raciales qui enflammèrent les ghettos de plusieurs villes américaines après l’assassinat de Martin Luther King, Jr. le 4 avril 1968. Source d’inquiétude pour le pouvoir américain, le rapprochement idéologique entre les étudiants du SDS et les activistes noirs autour d’aspirations à une révolution où les activistes noirs joueraient le rôle d’avant-garde, n’allait cependant pas sans susciter de tension au sein des organisations concernées et en particulier du SDS.

Les membres du SDS étaient nombreux à considérer que, loin de résider entre les mains des jeunes noirs des ghettos des grandes villes, l’avenir et le succès de la révolution passaient par le soutien de la classe ouvrière américaine. Pour les tenants de l’orthodoxie marxiste, le SDS devait cesser de considérer le Black Panther Party comme son modèle et ne plus l’assister dans ses actions. Ce clivage majeur au sein de l’organisation était redoublé par l’opposition entre les tenants de l’action violente et les défenseurs d’une approche plus modérée de la protestation. Ces derniers furent particulièrement effrayés par le nouveau visage du SDS qui se révéla lors des affrontements avec les forces de police de Chicago en marge des débats de la Convention nationale démocrate d’août 1968. Bien qu’il soit maintenant clair que la responsabilité de la violence perpétrée dans les rues de la ville à ce moment-là incombe en majeure partie à la police elle-même [26], il n’en reste pas moins que les activistes du SDS se distinguèrent par leur combativité et leur détermination à passer à l’attaque délibérée contre les symboles du système en place. Nombreux furent les étudiants qui commencèrent à prendre leurs distances vis-à-vis du principal groupe de la Nouvelle Gauche à partir de l’été 1968. L’effritement de sa base fut renforcé par le développement en son sein de tendances centrifuges minant l’intégrité de l’organisation : à partir de la mi 1968, les femmes actives au sein du SDS protestèrent ouvertement contre le rôle subalterne, souvent administratif, auquel les préjugés machistes des hommes les reléguaient : exaspérées de ne pas se voir confier de responsabilités plus élevées que celles de faire le café, taper ou envoyer le courrier, elles suscitèrent un débat animé qui conduisit à l’autocritique des hommes membres de l’organisation. Trop tardives, ces discussions ne parvinrent cependant pas à enrayer l’évolution du SDS vers l’éclatement : une majorité de femmes quitta l’organisation pour aller fonder leurs propres groupes féministes [27]. Dans le même temps, les querelles idéologiques s’envenimèrent en un affrontement cristallisé en deux camps, celui des défenseurs de la rhétorique tiers-mondiste du Revolutionary Youth Movement (RYM) et celui des sympathisants de l’organisation maoïste du Progressive Labor Party (PLP), qui conduisit, lors de la convention nationale de 1969 à l’éclatement de l’organisation. Les tendances issues de la scission perdurèrent encore quelque temps, mais malgré la notoriété de la plus connue d’entre elles, les Weatherman, elles n’atteignirent jamais l’influence du SDS du printemps 1968.

En quelques années, le SDS avait réussi à se hisser au rang de centre du réseau de la Nouvelle Gauche. Aussi son éclatement, en 1969, contribua-t-il à déstabiliser l’ensemble du Mouvement. Certes les protestations continuèrent, en particulier contre la guerre du Vietnam et son extension au Cambodge : la tragédie de Kent State suscita une mobilisation d’une ampleur sans précédent qui se prolongea tout au long de l’année universitaire 1970-1971. Cependant, en l’absence d’une organisation capable de remplacer le SDS comme centre névralgique et référence théorique de la Nouvelle Gauche, cette vague de protestation ne parvint pas à perdurer au-delà de l’émotion initiale causée par la mort des quatre étudiants. À partir de la disparition du SDS, le Mouvement se divisa en groupes identitaires (femmes, Noirs, Latinos, gays, défenseurs de l’environnement...), repliés sur la défense de leurs propres intérêts. Au début des années 1970, la vietnamisation du conflit, la visite de Nixon en Chine en février 1972, ainsi que la désintégration des Black Panthers sous le double effet de la répression et des querelles intestines finirent de fragmenter la Nouvelle Gauche et de détourner son attention vers d’autres centres d’intérêt. Enfin la récession économique des années 1969-1972 vint rappeler aux étudiants les vertus des études pour s’assurer un avenir prometteur, tandis que la victoire écrasante de Nixon face à McGovern aux élections présidentielles de novembre 1972 acheva de les convaincre de leur impuissance au niveau national et international et à détourner une grande majorité d’entre eux de la politique.

Caroline Rolland-Diamond

Professeur agrégée d’histoire et ATER à l’Université de Lille 3, elle termine actuellement un doctorat d’histoire sur le Mouvement étudiant à Chicago à l’époque de la guerre du Vietnam (1965-1973), sous la direction d’André Kaspi, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.

[1] Sur la répression de la Nouvelle Gauche, voir principalement les ouvrages de GOLDSTEIN (Robert), Political Repression in Modern America : 1870 to the Present, New York, Schenkman Publishing Company, 1978 ; DONNER (Frank), Protectors of Privilege : Red Squads and Police Repression in Urban America, Berkeley, University of California Press, 1990.

[2] La principale source sur le SDS, les SDS Papers ou documents officiels de l’organisation, se trouve à la Wisconsin State Historical Society, Madison, Wisconsin, États-Unis. La référence obligée pour toute étude sur l’organisation est l’étude monumentale de SALE (Kirkpatrick), SDS, New York, Random House, 1974.

[3] Sur la renaissance de l’activisme étudiant au début des années soixante, voir notamment ANDERSON (Terry H.), The Movement, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 43-86 ; TEODORI (Massimo) ed., The New Left : A Documentary History, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1969, p. 15-53.

[4] GRANJON (Marie-Christine), L’Amérique de la Contestation : les Années soixante aux États-Unis, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1985, p. 186.

[5] Sur L’ERAP, voir SDS Papers, microfilm 2a et SALE (K.), op.cit., p. 117-150.

[6] Ibid., p. 29 et p. 35.

[7] GRANJON, op. cit., p. 188.

[8] Ce texte fut complété l’année suivante par America and the New Era, plus critique à l’égard de l’Administration Kennedy accusée de trahir les idéaux fondateurs de la démocratie américaine.

[9] Après des mois de tensions, le SDS finit par rompre avec la League for Industrial Democracy, qui regroupait des intellectuels libéraux très anticommunistes, et à devenir totalement autonome à l’été 1965.

[10] À l’automne 1964, le SDS envoya ainsi un télégramme de soutien au Free Speech Movement de Berkeley qu’il contribua à faire connaître dans tout le pays grâce aux nombreux articles qu’il lui consacra dans son Bulletin. SALE (K.), op.cit.., p. 168-169.

[11] Constitution du SDS, Article IV, Section 6.

[12] La manifestation du 17 mars 1965 réunit entre 20 000 et 30 000 personnes de toutes tendances. Voir CHATFIELD (Charles), The American Peace Movement : Ideals and Activism, New York, Twayne Publishers, 1992, p. 124.

[13] Sur les relations entre le SDS et les médias, voir GITLIN (Todd), The Whole World Is Watching : The Media in the Making and Unmaking of the New Left, Berkeley, University of California Press, 1980.

[14] Le 27 novembre 1965, quarante mille personnes répondirent à l’appel du SDS. Estimations du Guardian citées dans SALE (K.), op.cit., p. 242.

[15] Le SSS voulait imposer aux étudiants un examen national destiné à tester leurs connaissances et à les classer en fonction de leur niveau, les étudiants les plus faibles étant appelés à partir se battre au Vietnam. Devant l’ampleur des protestations, le SSS renonça à ce système dès l’année suivante.

[16] SALE (K.), op.cit., p. 246.

[17] Ibid., p. 479.

[18] Initialement composée d’étudiants des grandes villes de la côte est et du Middle West, l’organisation vit arriver en son sein, à partir de la fin 1965, une nouvelle vague d’adhérents du sud et de l’ouest du pays. Rapidement majoritaires, ces nouveaux membres contribuèrent à imposer le « Prairie Power » (ou pouvoir de la prairie, en référence aux origines plus rurales des étudiants) dans l’organisation, une approche moins conceptuelle et davantage basée sur l’action directe, plus ouverte aux influences de la contre-culture.

[19] L’organisation maoïste à l’audience très limitée (à peine un millier de membres en 1966) décida que ses membres devaient adhérer au SDS et se servir de l’organisation comme tribune pour promouvoir leurs thèses parmi la jeunesse.

[20] Le SDS critiquait la participation de l’université à l’Institute for Defense Analysis et son rôle dans la recherche militaire réalisée pour le compte du Pentagone. Sur les événements de Columbia, voir ANDERSON (T.), op.cit., p. 194-203.

[21] ROBERT (Frédéric), La Nouvelle Gauche Américaine : Faits et Analyses, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 120.

[22] Très vite, la SAS, soucieuse de ne pas perdre son indépendance dans la confrontation avec l’université, demanda aux étudiants du SDS de quitter le bâtiment que les deux groupes occupaient ensemble pour prendre le contrôle d’un autre, ce que fit le SDS local.

[23] Sur la répression du SDS et des autres groupes du Mouvement, voir principalement CHURCHILL (Ward) and VANDER WALL (Jim), The Cointelpro Papers, South End Press, 1990 ; GOLDSTEIN (Robert), Political Repression in Modern America : 1870 to the Present, New York, Schenkman Publishing Company, 1978 et DONNER (Frank), Protectors of Privilege : Red Squads and Police Repression in Urban America, Berkeley, University of California Press, 1990.

[24] Mémorandum du 14 mai 1968 du directeur du FBI ordonnant la création du Cointelpro - New Left. Reproduit dans CHURCHILL (Ward) and VANDER WALL (Jim), op.cit.

[25] United States Congress, House of Representatives, Committee on Internal Security, Investigation of Students for a Democratic Society, Hearings, Ninety-first Congress, first session, June 3, 1969.

[26] Voir Rapport de la commission nationale sur les causes et la prévention de la violence, Rights in Conflict, 1968.

[27] La principale organisation féministe fondée dans ce contexte fut la National Organization of Women (NOW). Sur le développement des organisations féministes, voir principalement EVANS (Sara), Personal Politics : The Roots of Women’s Liberation in the Civil Rights Movement and the New Left, New York, Knopf, 1979.


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