JEAN ALLEMANE (1843-1935) Le communard 
de tous les combats (25)

vendredi 19 février 2021.
 

Le jeune rebelle de la Commune, adepte 
du syndicalisme révolutionnaire, vivra 
jusqu’à sa mort, à quatre-vingt-douze ans, 
son engagement au sein du mouvement ouvrier.

Le jeune homme à « la ceinture rouge, le chassepot en bandoulière et le revolver à la ceinture », qui attire sur sa tête, après la bataille, la vengeance des notables du 5e arrondissement de Paris, est resté jusqu’à sa quatre-vingt-­douzième et dernière année un vieux communard, animé jusqu’au bout de sa fierté d’insurgé. En ce printemps 1871, quand souffle sur Paris la « radieuse » promesse de libération sociale, Jean Allemane a à peine vingt-huit ans. Le caporal rebelle n’est pas un novice dans la lutte  : les milieux républicains et ouvriers l’apprécient pour son action dans la grève retentissante des ouvriers typographes parisiens de 1862 et pour son rôle d’organisateur au sein de la chambre syndicale de cette profession qu’il exerce. Un engagement qui lui a déjà fait connaître les geôles impériales à l’âge de dix-neuf ans. Mais le gamin de Boucon-de Sauveterre (en Haute-Garonne) ne jouit pas encore de la popularité qu’il connaîtra à la fin du siècle et jusqu’à sa mort en 1935 comme figure incontournable du mouvement ouvrier.

C’est par le récit d’un acte de résistance qui annonce l’insurrection du 18 mars qu’il ouvre ses Mémoires, publiés en 1906  : aux autorités de la garde nationale restées fidèles à Thiers et venues récupérer le canon du 59e bataillon pour le ramener de la place des Vosges à l’École polytechnique, le caporal Allemane clame  : «  Ce canon appartient au peuple et je le reprends.  » Au petit matin du 18 mars, alors que les troupes de Vinoy investissent Montmartre et Belleville, il sonne le tocsin en l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet – «  la République était en péril, et il fallait agir sans perdre une minute  » – et fait élever une barricade place du Panthéon. Le lendemain, il s’inscrit sur la liste des typographes de l’Imprimerie nationale devant partir pour Versailles, dans la gueule du loup. Il conçoit le projet «  d’un coup d’État au profit du peuple  ». Son plan passe par une «  attaque simultanée du château et de la ville  » par les fédérés, à partir des dépendances du palais, où est installée l’imprimerie. Là, il doit trouver l’appui de ses camarades de travail et des marins de garde acquis à la cause insurrectionnelle. Le plan échoue. Allemane regagne Paris, où il est nommé à la tête du comité du 5e arrondissement. Il remplace la croix du Panthéon par le drapeau rouge, au cours d’une cérémonie où vibre son verbe gascon contre la «  séquelle frocarde  ». Un «  acte révolutionnaire  » dont se souviendront les juges du conseil de guerre lors de son procès en 1872, un an après son arrestation, le 28 mai 1871. L’ouvrier typographe est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Le matricule 4486 débarque en septembre 1872 en Nouvelle-Calédonie sur la sinistre île Nou. Il s’en évade en novembre 1876. Repris, condamné à cinq ans de double chaîne, peine particulièrement éprouvante, l’homme au «  tempérament par trop fougueux  », comme il se qualifie, ne plie pas. Il réussit à organiser une grève contre les sévices pratiqués par les gardes-chiourme et refuse en 1878 de participer à la répression de la révolte canaque à laquelle étaient conviés les forçats. À ses années d’horreur, l’ancien communard a consacré des pages poignantes dans ses Mémoires, conspuant «  la cohorte militaro-cléricale (qui) étend sa protection sur tous les chenapans qui martyrisent nos populations coloniales  ». Quant à la barbarie des bagnes, elle lui arrache encore ce cri vingt-six ans après  : «  Qui dira jamais l’amas de hideurs physiques et morales qu’est l’administration française  ? » Et il n’aura de cesse de réclamer la fermeture de cette «  honteuse institution  ».

À Paris, sa famille, appuyée par des personnalités, dont Victor Hugo, multiplie les demandes de grâce. Toutes sont rejetées. Le bagnard refuse fièrement de «  faire appel à la clémence du président de la République  ». Il attendra donc la loi de 1880 pour être amnistié, quelques mois après avoir vu sa peine commuée en bannissement.

Les supplices endurés n’ont pas vaincu le communard plébéien. Dès son retour à Paris, il adhère au tout nouveau Parti ouvrier de Jules Guesde et reprend, comme metteur en pages à l’Intransigeant, son métier d’ouvrier typographe. Plus tard, en 1885, il organise une petite imprimerie, La Productrice, en coopérative ouvrière, fidèle à ses conceptions d’«  un socialisme ouvrier, syndicaliste, coopérativiste  » sur lesquelles se forge le programme d’action du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), qu’il fonde en 1890. Héritiers des sans-culottes, se réclamant du Manifeste des égaux, les allemanistes misent sur «  l’organisation du prolétariat par lui-même, sur le terrain de la production et de la lutte de classe. C’est là, face à face avec le patronat, que naît la conscience de classe dont le syndicat est l’instrument privilégié.  » C’est donc naturellement que le leader du POSR participe en 1895 à Limoges au congrès constitutif de la CGT, qui reprendra à son compte son radicalisme révolutionnaire. «  Des maîtres, des chefs, l’essai en a été assez fatal pour y renoncer à jamais  », clame le POSR qui fustige «  ces socialistes d’étiquette et de parade sortis des rangs de la bourgeoisie  ». Les allemanistes sont-ils pour autant des libertaires comme le prétendent leurs adversaires en les traitant d’«  allemanarchistes  »  ? Si la méfiance éprouvée au regard de tout parti bureaucratisé est tenace, l’autodidacte Allemane, libre penseur et franc-maçon (dans la loge de Jean-Baptiste Clément), rejette tout sectarisme qui pourrait renvoyer le POSR dans une opposition stérile ou le pousser à un opportunisme fatal. S’il ne fonde pas de grands espoirs sur l’action électorale, il s’en empare «  comme moyen d’agitation et non comme une prise de possession du pouvoir  ». Au Parlement, où il siège de 1906 à 1910, il prend la défense des terrassiers de Draveil en grève et fait adopter la constitution de la commandite à l’Imprimerie nationale.

Au plus fort de son combat, le POSR revendique 200 000 militants faisant la démonstration qu’un parti politique n’est pas nécessairement une secte ou une chapelle et donnant une dimension nouvelle au mouvement ouvrier en marche vers l’unité socialiste. D’abord rétifs à cette unification, les allemanistes vont s’en faire les chauds partisans au moment de l’affaire Dreyfus. Le vieux militant se retire à Herblay. Lors du Congrès de Tours, ses sympathies vont au jeune Parti communiste dans lequel il retrouve le caractère prolétarien et la combativité du vieux POSR.

Jusqu’au bout, le survivant de la Semaine sanglante et du bagne garde le souvenir brûlant de la guerre sociale  : chaque année, aux dates anniversaires de l’insurrection populaire, il relaie son message aux nouvelles générations  : «  La Commune est une révolution manquée, mais c’est l’aube d’une ère nouvelle.  »

Dominique Bari


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