Au festival d’Avignon

jeudi 28 juillet 2011.
 

Du festival d’Avignon je n’en ai presque rien vu. Juste deux pièces l’une « in » l’autre « off ». Mon emploi du temps, plein comme un œuf, me conduisait d’une réunion à un forum. Et, entre les deux, des dizaines de rencontres impromptues au hasard des rues qui m’en apprirent tout autant. Je n’y étais pas pour y être vu, comme si cela me manquait, mais parce que j’y ai été invité par « Libération » pour son forum. Le reste de mon séjour fut construit autour de ce rendez vous car j’ai horreur de ne pas donner aussi à mes amis quand je vais donner aux autres. D’où le beau succès de notre réunion politique, la plus importante, et de loin, de ce festival. Mon fil conducteur personnel, je veux dire le lien entre ce que je voyais, disais et entendais, n’était pas dans l’instant. Car moi, mon sujet, pardon de vous déranger, c’est la révolution citoyenne. C’est pourquoi je vais essayer de dire ici deux mots à son sujet et à propos de politique culturelle.

Le débat organisé par « Libération » m’a ouvert une formidable possibilité de réflexion à haute voix, du fait du dialogue avec Frédéric Fisbach. Dialogue sans enjeu autre que le bonheur d’enchainer les idées en échos les unes aux autres. Ainsi quand l’homme de culture affirme que la politique culturelle doit « déchirer les écrans qui empêchent d’occuper le réel différemment », il m’offre un résumé qui aide à penser. Nous voici au cœur de ce qui me préoccupe. Nous vivons dans un ordre globalitaire dont tout le liant et tous les mécanismes de consentement sont d’ordre culturel. Il n’y a donc pas de « crise de la culture » au sens ou celle-ci deviendrait rare. Le débat sur la marginalisation de l’action culturelle est une figure académique convenue sans rapport avec les enjeux de la politique culturelle comme la gauche devrait les formuler. L’action culturelle du système est omni présente, le travail d’esthétisation des valeurs dominantes de la société capitaliste et productiviste est d’une amplitude sans commune mesure avec ce qui a été connu dans le passé. Dans ce bain, aucun des mécanismes de l’émergence et de la production culturelle n’échappe aux logiques dominantes.

La normalisation de la production n’est pas seule concernée. Il y a aussi, et surtout, celle du gout et de la demande. Car les êtres du monde globalitaire ingèrent la hiérarchie de l’ordre symbolique qui organise le système en même temps qu’il consomme les marchandises qui lui sont recommandée par la publicité sur un mode non utilitaire mais esthétisant. Celui qui n’achète pas du yaourt mais la minceur que contient son 0%, celui qui n’achète pas des habits mais la jeunesse qu’ils affirment, fait sien les frustrations que cette entrée leur inflige avec les biens qui sont censé la compenser. Ce n’est qu’une image mais elle me sert à rendre plus concrète cette idée que la question n’est pas celle de droit à la culture mais du droit à une contre culture. N’est pas posée la question de la liberté de création mais celle de la capacité à une création non conforme.

L’enjeu est notre humanité et nos possibilités d’émancipation. Car lorsque nous sommes scotchés aux injonctions de la culture dominante nous ne pouvons faire mieux qu’être un rouage consentant du système. Nous y abandonnons notre humanité c’est-à-dire notre singularité. Nous ne faisons retour sur nous et nous ne sommes en état de nous émanciper, c’est-à-dire de nous soustraire à la main qui nous maitrise que si, et seulement si, nous produisons et incorporons une contre culture qui met à distance la première, la culture globalitaire, qui nous a envahi et absorbé. Ainsi une conscience de gauche ne peut résumer sa pensée et son action à prôner d’augmenter les moyens disponibles pour l’action culturelle publique ni simplement à réclamer une totale liberté de création. Il lui faut poser la question du sens. Ne pas se contenter d’organiser le bal mais aussi demander une nouvelle musique à danser.

Je ne sais pas si cette contre culture, dans le sens que je lui donne ici, émergera. Je ne sais peut-être pas la reconnaitre là où elle est peut-être déjà. Mais je retrouve ici la prémice des raisonnements que je tenais à propos du travail de journaliste. On ne peut espérer de travail indépendant sans en réunir les conditions matérielles. Ici encore les points de passages commencent par la condition sociale des producteurs. Puis par le régime de la propriété à opposer à la financiarisation du secteur. Ainsi on voit que je ne récuse nullement cette dimension « concrète » des questions à traiter. Mais j’objecte qu’elles sont entièrement déterminées par le sens que nous voulons donner à notre action. A cette étape j’ai donc voulu bien situer nos enjeux de lutte. La contribution du secteur des arts et de la culture à la révolution citoyenne est dans la subversion du contenu de ses pratiques et dans le changement de statut social de ses producteurs. La proposition de la révolution citoyenne dans le domaine de la production culturelle est de redonner une place à la souveraineté populaire dans les institutions du secteur, de repenser le modèle de la propriété qui y domine et la hiérarchie des valeurs qui l’organise. Pour faire vivre cette vision et la mise en cause du présent qu’elle contient, j’ai voulu interpeller sur les dimensions invisibles du secteur qui attestent de son implication aveuglée dans l’ordre dominant. Notamment en lisant les statistiques de la présence féminine aux postes de commande du secteur. Domination invisible qui met mal à l’aise tant elle souligne l’état d’aliénation silencieuse ordinaire des acteurs du système.

Sur le front de la « bataille culturelle » ainsi défini il existe de nombreux mouvements sociaux. Les uns sont organisés et délibérément construits. Les autres sont spontanés, provisoires et changeant. Construits, autonomes et constants, ACRIMED, « les déboulonneurs », les collectifs d’intermittents, les syndicats, les association d’éducation populaire, par exemple. Il y a ensuite tout ce qui est provisoires et changeant, tout ce qui se propose et s’évapore, mais qui laisse toujours des traces, sur des réseaux sociaux type « face book » au fil des invitations et des mise en ligne. Maints autres jaillissements se déploient. N’oublions pas les résistances individuelles à l’intérieur du système par ceux qui y exercent des responsabilités. On ne doit pas penser qu’il s’agit de faille mortelle à elles seules pour le système. Il n’y a pas de faille définitive dans l’ordre globalitaire. Toute chose y appartient et y revient. Tout est toujours à sa merci. Il n’existe aucun territoire « hors système » dans l’ordre globalitaire, au propre comme au figuré. Il peut tout récupérer et tout intégrer y compris la plus extrême marginalité et surtout s’il lui consent des espaces d’autonomie d’expression. Aucun assaut vraiment efficace ne peut venir mieux que de l’intérieur. Avec ses mots et ses exigences. Mais au bout du compte c’est le bouleversement de l’ordre politique qui portera le coup décisif.

Jean-Luc Mélenchon au festival d’Avignon (article de L’Humanité)


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